L’Ange bleu : Le Bateau d’Émile
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Josef
von Sternberg.
Marlene
Dietrich & Sternberg, bla-bla-bla. Que cela plaise ou pas, on ne va pas parler de ça, on va
parler de cinéma, écrire sur le film, laisser à autrui le mythe miteux et la
place sous le lit, celle qu’occupe à l’identique le lycéen fétichiste et
fantaisiste, voleur de petites culottes à Lola Lola (une femme allemande,
affirme Fassbinder), pas encore à Madonna, ni à la danseuse gracieuse, presque
homonyme, de Jacques Demy discrètement gay
friendly. Que (re)voir dans Der
blaue Engel en 2017 et en ligne qui vaille la peine, qui mérite
quelques lignes ? En vérité je vous le dis depuis ma subjectivité, tout se
joue durant le quart d’heure d’exposition, conclu par un funeste fondu au noir,
où le cinéaste revenu des États-Unis puis vite reparti, merci aux nazis, relit Le
Cabinet du docteur Caligari et use du son en virtuose.
Mate-moi l’architecture de cette masure, avise cet avatar de Faust au sortir du
plumard, servi par une domestique aussi mère épuisée que la maman de la candide Elsie dans
M
le maudit. Immanuel ou l’apprenti sorcier vieilli, décati, sur le point
d’être ainsi dénommé (détrôné) par le prestidigitateur de malheur sur scène, à l’ultime
scène. Exit Marguerite, bye-bye à la quête foutrement infernale
du Savoir, bienvenue à la morue (je cite MD elle-même) marinée, à son érotisme
de bidet (ustensile usité par Stefania Sandrelli dans l’autrement plus excitant
et poignant La Clé de Tinto Brass), de bas mal lavés, à la découverte tardive
de sa quéquette par un émule de Mallarmé, pareil prof de province pris pour un
con par ses sauvageons tandis qu’il leur vantait les beautés de l’anglais (Hamlet,
here, et son fameux monologue de morale kolossale).
Flanqué de deux dramaturges obscurs,
en tout cas de ce côté du Rhin, Sternberg ne se contente pas de transposer
Goethe, de renverser l’argument terme à terme – l’innocence féminine et l’idéalisme
masculin versus la sexualité volage
et l’appétit terrestre –, il donne à entendre peu avant Fritz Lang, similaire
sorcier sonore, le sifflotement de bonne humeur (Peter Lorre à bâbord), le
silence d’un oiseau mort (cramé au four quasiment crématoire), la sonnerie d’un
établissement scolaire (Vigo revisité) ou d’une horloge teutonne, cortège
religieux inclus, le bruit d’un type qui se mouche, le chant d’un chœur
(angélique) hors-champ et plus tard toute la tapisserie acoustique du cabaret,
brouhaha au sifflet coupé par une simple porte (de vaudeville dépressif)
fermée, claquée (comme le chapeau, comme le clown
encore plus triste que chez Fellini en mode nécrophilie ou Jerry Lewis aux
alentours d’Auschwitz). Et si tout ceci ne te suffit, spectateur d’hier guère
rassasié de muet, spectateur d’aujourd’hui abreuvé de cacophonie, tu entendras
itou un matou dans une ruelle empruntée au Golem et une corne de brume (voire
une cheminée de bâtiment marin) sous peu promise à un bel avenir dans le
réalisme supposé poétique (voix du destin, horizon brumeux, départ vers nulle
part, j’en passe et des pires). Certes, le symbolisme scolaire s’assume – ah,
la mine de crayon cassée, oh, l’auguste itératif – mais la satire, en surface
démonstrative et misogyne, sait conserver son mystère et son humanité. Pas de « femme
fatale », camarade, et notre Josef saura mettre à sa sauce singulière
cette figure hollywoodienne de polar puritain, invention désormais caduque à
l’heure statistique et ministérielle des « violences faites aux femmes »
(une femme peut s’avérer aussi salope qu’un mec, vive la parité, elle décède
cependant plus grandement sous les coups de son relou, époux ou point, voilà
l’unique fatalité, au sens de létalité, qui existe).
Oui, l’ami(e), tu peux préférer
l’exotisme colonialiste de Cœurs brûlés, l’espionnage
expressionniste de Agent X 27, le train méta de Shanghai Express, le
dévouement domestique de Blonde Vénus ou le SM ironique de L’Impératrice
rouge (relisez-moi, please),
car L’Ange
bleu, peu importe la légende, la doxa, mon point de vue paradoxal,
n’appartient pas à Marlene, alors brune, pas spécialement mince ni évanescente,
a contrario de sa persona dans La Femme que l’on désire
de Kurt Bernhardt, superbe prédécesseur loué par mes soins. Non, il revient à
Emil Jannings, le portier du Dernier des hommes, l’hypocrite de Monsieur
Tartuffe et le Méphistophélès de Faust, une légende allemande, trio très
beau de Murnau, accessoirement le récipiendaire d’un Oscar pour Crépuscule
de gloire de… Sternberg. Sans lui, et sans l’ensemble de la
distribution, notamment Hans Albers, Mazeppa d’opérette à défaut de baron
Münchhausen (je renvoie vers Josef von Báky), le sarcasme dominerait, heureusement
son talent évident, son art de la nuance, de l’outrance du petit-bourgeois si
sûr de lui, de son statut, de sa vertu, mûr pour la culbute et la chute,
transcendent le synopsis moraliste, moralisateur, n’en déplaise à un second
Joseph, Goebbels, par ailleurs proche de l’acteur, le hissent vers La
Tragédie d’un homme ridicule, me souffle le surfait Bernardo
Bertolucci. Continuons dans les correspondances, que nul ne semble voir,
aveuglé ou amnésique : ni La Femme et le Pantin (la version de
Duvivier avec BB, pas vu celle de Sternberg avec Marlene) ni La
Femme du boulanger, L’Ange bleu ne comporte aucune « perversité »
sexuée, « genrée », pas plus qu’un choc de générations (Lola Lola
appelle son mari démuni, groggy, « le
vieux », soulignant la différence d’âge des enfantillages).
Par contre, le milieu dessiné avec
doigté, sinon haute précision, ainsi que toute la scène du repas de noces
annoncent Freaks de Tod Browning, semblable variation sur le thème
(t’aime) de la Belle et la Bête (traduction moderne = l’enfer du couple), juste
avant la zoophilie lyrique de King Kong (la « poule » et
son « coq » roucoulent-évoquent le sort atroce de la trapéziste
Cléopâtre in fine transformée en
gallinacé, remarquez également les volailles liminaires, l’œuf à la coque du
début et l’œuf écrasé sur la tête de la fin, bel exemple de « métaphore
filée », olé). Si l’auteur de L’Inconnu portraiturait sa Monstrueuse
parade avec une patente empathie, le faux noble se moque en douceur, sans
rancœur, de ses misfits à lui,
minables et néanmoins très fréquentables, bien plus que les fils de notables ou
les lèche-bottes aryens (corrigés à la nuit tombée, sous les draps, visez-moi
ce spectre mural à la Nosferatu) formant le bataillon (d’exécution) des
lycéens, hein ? Homme de huis clos au carré (physiques et psychiques),
encastrés dans l’écrin de sa caméra – et le cinéma lui-même relève de la
caverne, platonicienne ou non, de la crypte climatisée –, Sternberg va et vient
entre (tes reins) la mansarde, le bahut, le bouge, la mezzanine et la cave (topographie
furieusement freudienne). Il questionne à son tour la normalité, non plus celle
du corps organique mais social, la beauté, non pas celle de la statuaire mais
de la chair. Dans le roman homonyme du frérot Mann, coopté en co-scénariste
guère fidèle à sa création, l’épilogue ressemble à un retour à l’ordre moral et
policier, avec couple d’amants dénoncé par l’étudiant (pas de Prague, pas
loin). Ici, la seule échappatoire du solitaire s’intitule folie, camisole à la
Cesare comprise, puis décès dans sa salle de classe, retrouvée au sein d’un
ballet d’ombres et de lumière de lampe électrique, aimablement fourni par un
veilleur de nuit boiteux, malheureux !
Et peut sonner le glas du début des cours dans
la pièce déserte, le professeur inanimé accroché à son bureau tel un capitaine
vaincu par la tempête (dans son crâne, ses testicules) à son bateau. Le
cinéaste duplique un travelling
arrière tandis qu’il se servait d’une grue dans l’antre-utérus, Jannings aux « premières
loges » du spectacle musical mis en abyme, en surplomb d’une proue de
femme à poil. La bouée de sauvetage – Sternberg, maniaque du détail, décuple l’acuité
du cinéphile – porte la double mention GALATEA HAMBOURG, mon amour. Rath,
nouvel Ulysse dans les filets (littéraux, cf. son arrivée au cabaret) de sa
sirène sur le retour, usagée, à peine bonne pour des puceaux, des impuissants,
reproduit (et déforme) dans la diégèse le rapport (esthétique, intime) entre
Marlene & Sternberg. En réalité, on le sait, la future (aux USA) Miss Dietrich existait avant son
auto-proclamé Pygmalion, existera ensuite, notamment inoubliable selon Welles (La
Soif du mal). Pour créer une créature comme Marlene Dietrich, il faut
être deux et plusieurs, directeur(s) de la photographie (Günther Rittau, au
boulot sur Les Nibelungen, Metropolis, Asphalt + Hans
Schneeberger, collaborateur/compagnon d’une certaine Leni Riefenstahl, s’y
collent), maquilleur, costumier, parolier, il faut une volonté, une clarté, une
efficacité. Lorsque son corps (ou son époque) trahira l’aimable actrice-chanteuse-résistante-amante,
elle agira tel l’enseignant repentant, choisissant son lieu de travail pour
sépulture, elle se terrera dans son appartement parisien, ermite cosmopolite au
luxe de légende. Tout le monde, lucide ou stupide, rêveur ou songeur, finit en effet par se faire un jour rattraper par la réalité, même dans les films, et a fortiori en
1929 vers Weimar.
Je n’ignore pas que Sternberg, Juif
d’Autriche issu d’une famille modeste, se refusait à accorder à son film, à sa
filmographie, une quelconque patine politique. Il n’empêche que L’Ange
bleu, une quinzaine d’années avant Panique, accompagne le martyre laïc
(et davantage drolatique) d’un marginal, d’un gars traité par écrit (et jeu de
mots sur son patronyme) de « rat » (ou « ordure », suivant
la traduction), mot molto connoté en Allemagne à partir de 1933, vous savez
bien pourquoi. La crise économique plane en spectre au-dessus du métrage, et
l’anachronisme du pogrom pareillement. Je ne dis pas que L’Ange bleu préfigure (ou
défigure via un maquillage de
plaisantin sinistre) la Shoah, je ne vais pas jusque-là, je ne me prends pas pour un suiveur de
Siegfried Kracauer qui sentait les miasmes de l’hitlérisme à peu près partout,
et surtout dans l’asile hypnotique de Robert Wiene. Il demeure que le
personnage de Jannings réinvente le motif du bouc émissaire biblique, que
l’acmé méta (Emil humilié par Marlene, supplanté par elle, son rival envieux, amen) du dernier numéro, avec populace
en liesse et gratin outré, à l’occasion du scandaleux retourné à la maison, pas à la raison, rime vraiment avec son homologue dans Carrie au bal du diable
(la vierge rouge se suicidera idem,
après avoir crucifié sa maman-marâtre au moyen de couverts en l’air). « Ils
vont tous se moquer de toi », prédisait la génitrice rousse à sa « traînée »
atteinte de féminité : dans L’Ange bleu, tout le public, des
deux côtés de l’écran, se fout du prof et malgré tout compatit, en partie, non
par solidarité masculine (quoique), résumée dans le laconique « Tout ça
pour une femme » du (médiocre) magicien misogyne, touchante tape sur
l’épaule entre potes, plutôt par conscience historique, allez.
Le naufrage individuel, de classe, de
mascarade, présage une immense noyade, nationale et mondiale, que Visconti
analyse avec pertinence et beaucoup (trop) de psychanalyse dans Les
Damnés, où Helmut Berger « profane » l’icône hétéro-homo en
travesti maudit à la Portier de nuit. La chansonnette de Friedrich
Hollaender se montre mensonge et stratagème, Lola Lola ne sachant pas aimer
(sait-elle baiser ?), pas enfanter, sa patrie sur le point d’engendrer un
régime de haine monumentale. Et si, au lieu de lui reprocher sa dévalorisation
de l’éducation, son dénigrement des juvéniles élites, les chemises brunes
détestèrent L’Ange bleu pour sa pédagogie implicite, sa clairvoyance d’inadvertance
? Et si, par-delà la panoplie de la promiscuité sexuelle polyglotte (Albers de
fend en français d’un délicieux « Au revoir mon petit cochon »
adressé au gras directeur, avant de rebrousser chemin fissa en voyant arriver
Marlene D.), mâtinée de bière et de moralité germaniques, ils surent y
percevoir leur propre insanité-destinée-criminalité ? Questions bien sûr
sans réponses et hypothèses pas tellement gratuites, puisque L’Ange
bleu (me) parle aussi de ceci, puisqu’il parvient à capturer quelque
chose du climat très particulier de l’air du temps d’alors, y compris à travers
le décor outrageusement de studio de la UFA. Oui-da, derrière la banalité
inoffensive (sauf pour les imbéciles, même attachants) de Lola Lola s’aperçoit
déjà la mélancolie mortelle de Lili Marleen, derrière le fumet à miroirs de
cosmétique et de sperme (le métrage en film de chambre à coucher, en
kammerspiel de puberté, adolescente ou différée) se suppute l’odeur des
cendres, des ruines. Le sens du détail de l’artiste Sternberg va bientôt se
voir supplanté par tout sauf « un détail de l’Histoire » (copyright frontiste).
L’Ange bleu nous conte une manie, une asphyxie,
un suicide passif – en cela, il nous raconte une histoire allemande, une
histoire de l’Allemagne, depuis le romantisme assumé de l’introduction jusqu’au
sentiment de déréliction de sa coda de cadavre (de la culture officielle,
superficielle, rationnelle). Le (mélo)drame d’Immanuel excède sa petite
personne, sa tragi-comédie de poche et de cirque, il débouche sur autre chose
de bien plus inquiétant et troublant (retour à Goethe, à Murnau) qu’une « artiste »
de music-hall baladée entre les
bourgs, peut-être à Berlin, il immortalise la nuit de l’âme qui nous horrifie,
nous excite, nous séduit, nous détruit, pas uniquement là-bas, pas seulement au
presque mitan du siècle dernier. Avec sa réalisation au cordeau, ses trognes à la
Otto (Dix), son naturalisme d’ivrognes et son onirisme de voiles ou d’étoffes, l’opus pionnier (parlant) de Josef (von) Sternberg (aristocratisation
per se, pro domo) transmue son récit de roman-photo et peut s’apprécier
en cérémonie secrète prophétique. Chaque prestidigitateur vous le dira :
pour détourner l’attention de la manipulation (sans malice, de complices), rien
ne vaut une femme attirante (critères collectifs discutables). Avec L’Ange
bleu, Sternberg réussit son film et une sorte de tour suprême, nous
faire croire que l’on assiste à une farce psychologique, pathétique, quand on
devine vite le filigrane des flambeaux pas beaux. Bob Fosse, brillant dans
l’autofiction de Que le spectacle commence, se planta péniblement en adaptant le
Cabaret
de Christopher Isherwood (Liza ou Marlene ? Par pure courtoisie, on
n’optera pas).
Environ quatre-vingt-dix ans après sa
sortie retentissante, pour des raisons insuffisantes, aux allures de malentendu
persistant, L’Ange bleu persiste à receler un charme d’obscurité, à laisser
envisager dans son apparente placidité comme une danse de mort bien réelle,
signature d’une aliénation élargie aux dimensions d’une nation et d’une
planète. Voici où réside son érotisme morbide, voici le vrai visage (pour votre
serviteur) de l’ange luciférien dissimulé entre les plans, en filigrane de la
riche et simple trame. Film faussement érotique et naturellement politique,
l’ouvrage méritait sa redécouverte, sinon sa restauration, et il écrit autant
le passé, le présent et l’avenir de son temps, de son pays, de notre Europe et
du cinéma adulte, art d’illusion, de désillusion (tomber amoureux d’une photo, tomber
de son piédestal mégalo), de captifs volontaires et de déesses suspectes,
façonneur de fantasmes et d’erreurs, de matrices autarciques et de pythies un
peu putains. Revoyez L’Ange bleu, avec ou sans cavalier
d’école (Der blaue Reiter), il devrait vous éclairer sur une ère et des mœurs
plus que sur une actrice et un réalisateur, au demeurant duo de (grande)
valeur.
Excellent article dont la lecture attentive réouvre de multiples horizons d'interprétations...
RépondreSupprimerL'expression passionnée sur le ciné en démontage, remontage, réanimation, célébration...
SupprimerMerci d'apprécier, de votre fidélité, bienveillante autant que stimulante...