Les Eaux troubles : Time and Tide


Pêcheur ou pécheur ? La différence tient à un accent, à un coup de vent…


En 1949, on vouvoyait son père, on mariait son fils contre une pêcherie, on se rongeait de remords dans un coin préservé de Bretagne. En 1949, Les Eaux troubles cartographie du côté du Mont-Saint-Michel une France irriguée de culpabilité, une famille sur le point de se décomposer (définitivement). L’introduction muette, en écho d’autocar au Facteur sonne toujours deux fois, demeure une leçon de réalisation, retour au village parmi les flaques et les fenêtres jusqu’au cimetière, avec bouquet déposé sur la tombe du frère regretté, trop aimé. Ginette Leclerc, remarquable et remarquée naguère, avant-guerre (pendant), dans La Femme du boulanger ou Le Corbeau de Clouzot, rentre chez elle, cherche à percer un secret endeuillé. Son paternel causa-t-il réellement la mort de Jean, comme tout le monde, c’est-à-dire toute la petite communauté marine, le suppose, le reproche, l’insinue ? Augusta, flanquée d’un second frérot manchot (l’aimable Marcel Mouloudji), révolté, qui ne songe qu’à s’en aller, avec une belle blonde gracile (Elisabeth Ludmilla Pitoëff), avec un maître-chanteur mielleux à l’américaine (André Valmy, habillé en Melville, fait penser à Paul Bernard dans Panique), finira par découvrir une double vérité, sous la forme d’un aveu malheureux, littéralement, d’une rectification d’espérance, in fine apportée par un marin épris à l’aura angélique. Film maritime, « film noir », film climatique et voulu lyrique (la partition over the top du pianiste Jean Marion, familier de Grangier, de Hunebelle, échoue, tant pis pour nous), Les Eaux troubles transpose (Pierre Apestéguy, auteur de polar, s’y colle) un texte de Roger Vercel, surtout connu pour son Capitaine Conan primé d’un Goncourt puis adapté par l’épais Tavernier lesté de l’inénarrable Philippe Torreton, le meilleur ami de Gérard Depardieu (et Catherine Deneuve, recadreuse valeureuse).



À l’instar du contemporain Maya signé Raymond Bernard, autre ouvrage davantage au féminin, il s’inscrit dans le sillage d’un ressac, celui du réalisme supposé poétique, délocalisé au grand air et inversé via sa structure (il ne s’agit plus de partir, quoique, il convient de s’accommoder de ce que l’on connaît, de liquider un encombrant passif pour enfin respirer l’air du large). Calef, ni Powell ni Lean, ni Grémillon (cf. L’Amour d’une femme) ni Lioret (revoyez ou pas le piètre L’Équipier), personne ne le lui demande, d’ailleurs, sait se servir d’une caméra, cadrer un panorama, donner à ressentir son empire, son emprise, y compris avec bruitage de vent et dialogue enregistré en studio. Certes, tout ceci ne respire pas autant que dans l’élan de la Nouvelle Vague, transpire un peu son atmosphère de mélodrame naturaliste à la lourdeur artificielle, conventionnelle, mais ces quelques défauts superficiels ne doivent pas rebuter les curieux, devraient les inviter à parcourir les chemins de traverse, bientôt immergés, gare à la marée, d’une cinéphilie (quelle maladie) libérée, émancipée des monuments officiels, sempiternels, aux pieds desquels déposer en chœur et en ligne son offrande inoffensive. Les Eaux troubles possède en effet des instants surprenants, à la hauteur du prologue et pareillement placés sous le signe du silence, ou alors de la parole narrative, ce qui équivaut grosso modo au même, chaque monologue en équilibre sur du vide mémoriel, intériorisé (cet article n’échappe pas à la règle funèbre). Vous ne pourrez qu’admirer la séquence de noyade des scouts et de leur curé en colo, trahis par un gardien de tocsin prisonnier volontaire des bras, des jambes et des lèvres de Ginette (Jean Vilar livre un joli caméo achevé par sa pendaison de saison).



Vous apprécierez sans doute le retour en arrière de conclusion, refus d’effusion fournissant une pragmatique et dramatique explication (se perdre en sauvant son papa, voilà). Ne loupez pas non plus les travellings latéraux à l’unisson des marcheurs vers leur rancœur, leur bonheur, les contre-plongées sur des silhouettes dressées, assises, écrasées par l’impuissance ou le ciel immense, multiples dans ce portrait en creux d’un pays pas vraiment guéri de l’Occupation (le père de Cécile envahit le terrain de pêche du solliciteur tendre et humilié), déjà piégé en Indochine. La nouvelle de Vercel s’intitule Lames sourdes et une lame de fond d’émotion innerve sa traduction cinématographique précise, attentive, qui séduit par sa modestie et sa sensorialité (j’inclus bien sûr la sensualité de la chevelure baudelairienne d’une actrice saisie dans sa maturité butée de sœurette incestueuse). En profondeur, Les Eaux troubles tisse une fable de courage et de lâcheté, de sacrifice d’enfants, petits ou grands, de possibilité d’un avenir à l’ombre du pire (à défaut de Résistance généralisée, contentons-nous d’une résilience individualisée). Ce film très français dans sa façon de ruminer, de combiner, de manger (visez-moi la nappe cirée), de diffamer, de baiser, de danser, peut-être au « petit bal perdu » de Bourvil (bouleversant C’était bien), dans sa manière de filmer léchée, à la fois solaire et obscure (beau travail en intérieurs et en extérieurs du directeur de la photographie Roger Dormoy, aux ombres lumineuses à retrouver dans Guitry à Versailles, à Waterloo, dans Duvivier sur son Boulevard), résonne également, pas si curieusement, avec le Fog de John Carpenter, similaire parabole (laïque, de brouillard) sur le passé qui ne passe pas, sur la rapacité du capitalisme de province, sur sa mesquinerie congénitale et ses accès d’héroïsme.



Pas de croix colossale pour repousser fissa les naufragés énervés, vengeurs, rien qu’une série de crucifix mini au-dessus des lits de gamins grandis, maudits, encore capable de se rêver rédimés (Mouloudji s’imagine sa nouvelle vie de travailleur à la ville) ou d’affronter un pouvoir patriarcal envisagé meurtrier. Nul ne confondra Calef avec Dreyer et pourtant, sans atteindre les sommets spirituels et matériels de Ordet, Les Eaux troubles nous raconte un conte de renaissance, de reconnaissance (amour d’un père et d’un fils, en mode Marius), de présence (du monde étriqué, illimité). Qui se souvient du cinéaste aujourd’hui, qui l’aime assez pour écrire sur lui, pour se soucier de recroiser un jour sa courte filmographie ? Je ne cesse de le répéter, vous allez l’intégrer, le cinéma s’avère un art funéraire adressé aux vivants pour (disons) les inciter, au moyen de la beauté (pas incompatible avec l’horreur, la violence, la lucidité, la singularité, la radicalité), de l’intelligence, de l’immanence (du réel en liberté surveillée, converti par une vision-expérimentation de la vie), à refuser (les mille immondices de leurs biographies et des innombrables écrans), à se battre, à voir mieux, à dire oui à l’existence, que l’on se nomme Zarathoustra selon Nietzsche ou Molly Bloom monologuant intérieurement et torrentiellement durant les ultimes pages de Ulysse (relu par) de Joyce (le prénom appartient en outre au veilleur du patron du TNP, Jean attaché au poteau presque d’exécution paraît attendre, ou entendre, d’invisibles sirènes). À ce titre, le métrage de Henri Calef ne démérite pas et mérite sa résurrection, car sa simplicité, sa brièveté, sa générosité l’empêchent de s’empoussiérer au musée (de la Cinémathèque) ou de s’évanouir au sein des sables de l’oubli, qui, ne vous en déplaise, finira bien par avoir raison de nous tous, que l’on parte ou revienne, que l’on filme ou écrive, que l’on aime ou déteste son quotidien, sa tribu, son environnement, son histoire collective (le cinéma en fait partie et la définit en partie).



Au bout de l’aventure, de la nuit, de la confession, Augusta-Ginette ne (nous) quitte pas sa terre douce-amère, son mec (solide Jean-Pierre Kérien, au générique de Trapèze + deux Resnais) et son père (Édouard Delmont, précieux compagnon de Pagnol, vu en sus dans Le Retour de don Camillo ou Ali Baba et les Quarante Voleurs, compose un vieux voûté, émouvant d’humanité), tandis que Mouloudji s’envole en bagnole : à toi de choisir ici et maintenant comment continuer, en construisant sur l’absence, la réminiscence, la seconde chance, ou en faisant table rase de tout le reste, qui encombre et rend morose. Les Eaux troubles pose ainsi, avec une évocatrice acuité, la claire question du destin désormais privé de Dieu, de saints, dommage pour la prière solitaire sous un vitrail au creux de l’église déserte, à décider à sa propre mesure, au cinéma et au-delà, sur terre ou en mer. 

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