Solitudes : L’Interprète
Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur
le titre de Liova Jedlicki.
Les films didactiques nous
intéressent autant que le cinéma de Luc Besson et la France d’Emmanuel Macron,
mais Solitudes
s’extraie sans effort de sa dimension disons éducative. Il s’agit d’un petit
film comportementaliste dont la teneur documentaire se voit équilibrée, sinon
corrigée, par une évidente élégance formelle. D’une certaine manière, il débute
où finissait (c’est-à-dire commençait) Irréversible. L’argument se résume
ainsi : une prostituée roumaine vient de se faire violer par sept
compatriotes munis d’une perceuse, outil domestique molto phallique déjà usité
par Abel Ferrara & Brian De Palma dans Driller Killer et Body
Double
(les Italo-Américains cathos et provocateurs paraissent apprécier l’équivalent
local de notre Mr Bricolage). Un locuteur natal l’accompagne à l’hôpital puis
au poste de police, passage d’un endroit à l’autre via un panier à salade où un flic salace au crâne de pénis s’enfile
son sandwich et divague en misogyne
ingénu au sujet de la prétendue sexualité décomplexée des ressortissantes de l’ex-Transylvanie. Le générique se
déroule lui sur fond sonore d’examen
médical (et anal) off, technicité
masculine énoncée, traduite, à laquelle répondent à peine les minces gémissements
(pas de plaisir, on s’en doute) de la victime anonyme subissant les assauts
d’un anuscope. On plaisante et pourtant Solitudes n’incite guère à
plaisanter, affiche un sérieux un peu lourd, un peu cérémonieux, comme si
l’atrocité à plusieurs et dans les trois intimités de la « travailleuse du
sexe » ne suffisait pas en soi, comme s’il fallait verrouiller
l’empathie du spectateur, river son attention tout au long d’une quinzaine de
minutes. Seule respiration appréciable, la chaleur (humaine) de Firmine Richard
en preneuse de déposition venant brièvement réchauffer une situation et un
espace-temps au bord de la glaciation, de la déshumanisation (un flic finira
par tendre un mouchoir à la fille en noir, ouf).
Dans Solitudes, la nécessaire procédure
sanitaire et judiciaire semble une double peine infligée à une réprouvée que
même l’interprète rejette (il se récrie quand une infirmière la prend pour sa
femme, il la laisse in fine dans la
fumée d’une cigarette offerte se démerder au bord du métro alors qu’il possède
un second casque de moto, le salaud). Dans un entretien clair et juste, le
réalisateur exprime avec lucidité les enjeux du film, sa genèse et son
ambition. Sans parvenir à atteindre pleinement le « cinéma d’émotion »
revendiqué, Solitudes mérite cependant le détour (de désamour, d’un crime
banal et brutal, symptôme individuel et collectif d’une sexualité maladive, de
rapports de force économiques transposés dans le domaine privé, dans la part la
plus physique des êtres). Écrit par Alexandra Badea, une dramaturge originaire
de Roumanie, il cartographie en un quart d’heure un fait divers (on peut
évidemment penser à Raymond Depardon) révélateur de violence nocturne, de misère
sexuelle et de rapports tarifés, de dialogues à sens unique et d’altérité
autant langagière qu’identitaire. Peu sympathique, Solitudes se refuse (tant
mieux) au pathos et à l’altruisme, dépeint au fusain, à contre-jour, dans une
obscurité bleutée, un réseau de vies inanimées, irréconciliées, un amas
d’isolements réunis le temps d’un outrage en partage (commis en réunion, exposé à
répétition). Bancal et infernal, en travelling
circulaire ou avant, le film un brin écourté de Liova Jedlicki intrigue et
déroute, étonne à défaut d’aboutir. Grâce au jeu nuancé de Madalina Constantin
(récompensée) & Razvan Oprea, l’ouvrage primé notamment à Clermont-Ferrand
finit même par acquérir une certaine densité, contre et toutefois suscitée par sa durée.
Saynète suspecte ou abjecte ? Constat dépressif (et adouci d’après un récit
encore plus terrible) d’une certaine modernité (pas seulement parisienne), aussi
austère et obscure que la nuit infinie d’une esseulée martyrisée, résiliente,
parmi des professionnels peu serviables, nos repoussoirs-reflets de semblables
en solo, et sus aux trémolos.
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