Rumba : La Belle et le Clochard
Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur
le titre de Dominique Abel, Fiona Gordon et Bruno Romy.
Peut-on sourire à un drame ?
Peut-on s’émouvoir à une comédie ? Bien évidemment, et Rumba
répond deux fois oui. Franchement, les feel
good movies, on s’en contrefout, mais celui-ci ne se soumet pas à la loi
du marché anesthésiant, rassurant, écœurant de cynisme. Si vous croyez encore
que le cinéma sert à consoler, à dépayser, à s’illusionner, passez votre chemin
mesquin. Si, au contraire, vous exigez d’un film qu’il vous amuse et vous remue
sans vous mentir, sans embellir votre fragilité, votre mortalité, sans omettre
vos capacités de résistance, d’élégance, alors filez vite découvrir par vos propres
moyens ce grand petit chant d’amour dansé, chorégraphié, filmé au cordeau, à
fleur de peau. Vous penserez peut-être à Pierre Étaix, peintre tragi-comique du
couple. Vous songerez qui sait à Jacques Tati, portraitiste de plage
fantaisiste. Amateur de documentaires récents, vous vous souviendrez sans doute
de La
Mécanique des corps de Matthieu Chatellier, loué par nos soins. Car Rumba,
en plus d’être un divertissement charmant, un conte adulte et une œuvre d’une
grâce irrésistible, à chaque seconde victorieuse de la vulgarité généralisée,
sur les écrans et au-delà, s’avère une exploration saisissante du corps
danseur, du corps farceur, du corps aimé, du corps cassé, du corps à
réinventer. Dom aime Fiona, Fiona aime Dom. Ils enseignent à des mômes, elle l’anglais,
lui le sport. Les personnages portent les prénoms de leurs interprètes, pas de
distance à ce niveau, comme l’affirmation d’une ressemblance, d’une évidence.
Ces deux-là intitulèrent leur compagnie théâtrale Courage mon amour. Que rajouter ? Tout irait pour le mieux
dans le meilleur des monde coloré, sucré, où passer une vie presque muette, pas
simplette, en harmonie réglée, dents lavées en reflet, à concourir et remporter
des tournois de danse cantonaux.
La Louma et le steadicam de Danse avec les stars ? Vous n’y
pensez pas, Rumba se refuse absolument à ce luxe de parvenu, à cette
ivresse technique étalée en prostituée pour parer à l’inanité du spectacle
patraque. Et pourtant, les trois scènes de danses qui ponctuent la trame
comptent parmi les plus belles et inventives qu’un admirateur de comédie
musicale tel votre serviteur vit depuis longtemps. D’abord, ils dansent dans un
gymnase, géométrie en caméra fixe, en mouvements circulaires au sol pris en
plongée. Ensuite, après l’accident de voiture qui rend Dom amnésique, incapable
de se remémorer ce qu’il vient de (dé)faire à l’instant, cause notamment d’une
cuisine guère comestible, qui ampute Fiona de son pied gauche, voilà, ils dansent en
ombres chinoises, sur un mur blanc, le soir, dédoublés puisque assis aussi,
elle sur son fauteuil roulant bientôt dérobé au supermarché, lui derrière.
Enfin, presque à la fin, Fiona jette une fleur rouge dans la mer bleue, hommage
au mort normand, et s’imagine en train de danser avec Dom sur les flots. Peu
avant, sous l’auvent d’un abribus de terminus,
le responsable de leur malheur, Gérard le suicidaire, le larmoyant, secoure Dom
aux prises avec un voleur de pain au chocolat, agresseur chatouilleur, en
réalité Bruno Romy, l’un des réalisateurs en caméo très moral, lorsqu’il périt,
pâtisserie en main, au bord de la falaise illico
effondrée. Dom, détroussé de son survêtement, ne porte plus qu’un caleçon
blanc, sali, et la scène, surprise, se transforme aussitôt en pietà entre hommes. Doit-on par conséquent lire Rumba
en parabole, en film catholique, se demande à part soi l’auteur du texte que
vous lisez, en bon athée doté d’une culture religieuse ? Il convient en
tout cas de le percevoir/recevoir en démonstration gracieuse, malicieuse, d’une
seconde chance, en illustration de la résilience.
Dom & Fiona nous ressemblent, ils
ne ressemblent pas à ces simulacres déployés à longueur d’années, jusqu’à la
nausée, sur nos rétines bien trop magnanimes. La rousseur et la pâleur de Fiona
ne riment pas avec celles de Deborah Kerr et cela nous va, quand bien même on
aime sa consœur et surtout en couleurs chez les Archers du Narcisse noir.
Dom ne fera jamais d’ombre à Brad Pitt ou tout autre supposé beau gosse bien peigné
y compris dans le débraillé. Gérard, qui veut en finir via un train, à l’aide d’une auto, toujours trop tard ou trop tôt,
arbore sa sueur sur un tricot pas vraiment emprunté à Brando immortalisé par
Kazan dans Un tramway nommé Désir. Pas une once, néanmoins, de naturalisme
ni de psychologisme ici, pas de caractères stéréotypés ni de complaisance de
convention dans une abjection de bon ton, ah, matez-moi donc ces prolos à la
con, mépris et imagerie en surplomb, arrogance révoltante à peine dissimulée sous
une fausse innocence. Non, les corps, nus, maigres, singuliers, familiers,
élaborent leur beauté audacieuse, précieuse, implosent en douceur les désolants
canons du fascisme soft. Les plus
pervers se rappelleront d’ailleurs de la prothèse fétichiste que portait
Catherine Deneuve selon Luis Buñuel, de sa chevelure de sorcière dans Tristana.
Fiona fait flamber la sienne, lors d’une chanson à la Ellen Barkin & Al
Pacino, Sea of Love chanté en duo avec Dom au coin du feu, dans le
jardin serein. L’incendie du bout de bois de travers se propage au rideau de la
cuisine, au canapé du salon, à l’intégralité de la maison, hors un téléphone à
la sonnerie surréaliste. On le disait, le rire accompagne le mélodrame, tout
ceci pourrait vite virer dans les larmes, les leurs, les nôtres.
Mais Rumba, film amusant et
poignant, cf. spécialement la scène des béquilles, n’en veut pas, s’éloigne de
Sirk et de Chaplin, décide de faire face, de laisser faire le temps. Au bout
d’un an, Dom & Fiona se retrouvent, forcément, baptisés par la flotte d’un
toit en toile, et si le ressuscité ne l’identifie pas, elle fait semblant de le voir et
de lui parler pour la première fois. La mer, symbole biblique de mort,
deviendra l’arrière-plan en mouvement de leur histoire à recommencer, à
revivre, similaire et différente, plus la même et toutefois alimentée, mue, par
le même amour, plus fort et rajeuni par l’épreuve. Gérard, incorrigible, ira se
suicider à nouveau, cette fois-ci dans l’eau, nanti d’une bouée de
bambin : tout finit bien. Co-production franco-belge sous l’égide de MK2, tourné
en onze semaines, présenté à Cannes en 2008, Rumba bénéficie d’une
talentueuse directrice de la photographie nommée Claire Childéric et d’une
estimable monteuse dénommée Sandrine Degeen, tandis que Claire Dubien aux
costumes et Nicolas Girault aux décors ne déméritent pas, loin de là. Il s’agit
d’un film remarquable, très maîtrisé, très libre, très personnel et universel,
plus proche de Tim Burton, celui d’avant l’ignoble Alice au pays des merveilles
capitalistes, davantage que de Disney, malgré un mémoriel spaghetti reliant les
amoureux attablés. Oui, certains parviennent à faire rire avec la mort, avec
des coups du sort à la Job, avec un humour délicat, domestique, optimiste et
lucide. Fiona Gordon, Dominique Abel et Bruno Romy permettent au spectateur
moderne de redécouvrir les vertus de l’immobilité dynamique du cadre, de la
lenteur d’un escargot dégotant sa moitié sous la pluie, de la rigueur aérienne,
de la douceur acide assorties aux séductions poétiques des transparences, de la
nuit américaine sans Truffaut, tout sauf un défaut.
Dans Rumba, Fiona fait un
autodafé des coupes gagnées, Dom tire un trait sur sa vie d’avant, Gérard,
figure inversée du Bon Samaritain, se rachète et provoque inconscient les
retrouvailles finales. Croyant ou pas, notre couple ou trinité laïque signe un opus gracile et solide, qui durant ses
brèves soixante-treize minutes en dit long sur notre condition, sur nos amours,
sur nos souffrances, sur nos façons de continuer à danser d’une autre façon,
alourdis d’absence, riches dans la pauvreté d’une légèreté préservée. Ce petit
joyau méconnu, pas assez célébré, en ligne ou ailleurs, possède en outre la
politesse de sa tendresse, il s’achève, invincible, sur un sourire sérieux, radieux,
amoureux. Oubliez, tant pis pour Corinne Touzet, La Rumba reconstituée de
Roger Hanin, courez savourer celle-là. Vous ne le regretterez pas, vous vous
sentirez mieux, bienheureux d’apprivoiser un univers sensuel et fraternel, de
constater intactes les puissances du cinéma, d’un cinéma en marge, de
marginaux, d’anormaux, de gens comme vous et moi, qui croient aux clowns, au corps, à l’amour et à l’art. Les
vaches indifférentes ne se trémoussent pas sur des airs sud-américains ?
Nous le déplorons, nous prisons ce film à six yeux et à un seul cœur, modeste
et dépourvu de la moindre rancœur, quel bonheur.
PS : sortit des signataires en mars 2017 Paris pieds nus, l’ultime apparition
cinématographique d’Emmanuelle Riva ; on en reparlera ou pas…
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