Une femme est une femme : Angel-A
Une femme, deux hommes et tout un champ (avec peu de contrechamps mais un
ou deux panoramiques lettrés) pour revisiter les débuts charmants et
facétieux d’une légende intimidante (ou indifférente, dans l’acception ambivalente
du terme)…
Découvrir Une femme est une femme
plus de cinquante ans après sa réalisation relève de la cosmogonie et non de
l’archéologie (le film, très vivant, ne s’apparente guère à des ruines, même
s’il documente, « sur le vif » et durant le « temps réel »
d’une double journée, suivie d’une nuit au carré, les us et coutumes d’un
quartier parisien, par extension d’un pays, depuis longtemps révolus) :
dans cette œuvre des premières fois – premier usage de la couleur, du format
Scope, du son direct (sans renoncer au postsynchronisé), du générique graphique
–, l’univers du (jeune) cinéaste, pas
encore réduit à trois initiales ni canonisé de son vivant en momie pensive et politique du mouvement,
adorée ou honnie, se met en place et sur orbite, avec une aisance, une
allégresse et une ardeur toujours intactes. L’œuvre pratique bien sûr
l’intertextualité, fondations de la maison godardienne, et futur travers
zulawskien (car on pense aussi à L’important c’est d’aimer, les tours
de piste en vélo et entre quatre murs de Brialy substitués au jogging domestique de Dutronc), mais sous
le signe léger de la complicité avec le spectateur (saluts surcadrés en regard caméra,
clin d’œil final d’Angela/Anna K.), de l’amitié – références à Lola
et à Tirez
sur le pianiste, caméos de Marie Dubois, « virée » de Simca
puis du Parti communiste, et de Jeanne Moreau, cliente de bar moderato) –, de l’auto-citation amusée (déambulation
loquace à deux dans la rue, Belmondo veut voir À bout de souffle à la
TV !), de la cinéphilie assumée (hommages à Cyd Charisse, ou à Lubitsch, via le patronyme du personnage de l’ancien
boxeur, qui esquisse ici quelques coups dans le vide, au Vera Cruz de Robert
Aldrich, avec un sourire carnassier à la Burt Lancaster), sans oublier la
littérature, de la Série noire à Marivaux et Molière, en passant par Madame Récamier.
L’appartement aux murs blancs (haut
rouge d’Anna, costume bleu de Brialy, en harmonie nationale), à la douche
capricieuse, aux photos d’actrices et de sportifs, coloré par des enseignes
lumineuses extérieures, conçu par Bernard Evein, sous peu amateur de parapluies
(à Cherbourg) – notez celui, rouge, de l’héroïne à l’ouverture – et de
demoiselles (à Rochefort), prolonge la chambre d’hôtel de Jean Seberg et la « cache »
de Michel Subor dans Le Petit Soldat, tout en constituant
la scène libre et presque illimitée (on peut dire le monde avec un argument
sentimental résumable en une seule ligne : une jeune femme veut un enfant,
son compagnon s’y refuse, son ami y consent) d’un opus dont le cinéaste devance
par avance toutes les définitions/appréciations, par la bouche de son buraliste
au regard courroucé : « On ne sait pas s’il s’agit d’une tragédie ou
d’une comédie, mais c’est un chef-d’œuvre ! » Une femme est une femme
s’avère surtout le portrait réussi, contradictoire, parfois très touchant (moment off et paradoxal des pleurs de la comédienne,
en écho à son homologue masculin rieur, Dutronc again, dans Mes nuits sont plus belles que vos jours,
prise « ratée » mais volontairement conservée pour sa « vérité » par-delà tous les artifices)
d’une actrice-chanteuse sublimée par une caméra énamourée : Jean-Luc Godard
filma comme personne Anna Karina, et pour cause (ils se retrouveront pour
se séparer à nouveau chez… Thierry Ardisson) ; chacun des gestes (jusqu’au pudique
strip-tease), des mots (délicieux chuintement de son accent danois), des
regards (présence-absence d’égérie espiègle) de la gracieuse jeune femme,
primée à Berlin à l’image du film, se
déploie et « respire » admirablement (le réalisateur soustrait
temporairement l’instrumentation sur sa chanson, soulignant l’émouvante
fragilité de son interprétation).
Godard, pour pasticher la misogynie
attendrie d’Aznavour (disque sur le pick-up
entendu en intégralité), qui fait retour hors du polar selon Truffaut, se laisse aller (à la filmer), la laisse
en liberté (oxymoron lexical !), épouse la structure souple et délié d’un
air de jazz (Une femme est une femme
doit beaucoup à la partition lyrique, ludique et mélancolique de Michel
Legrand) – pourtant, le naturel chassé revient vite, et son ménage/manège à trois, sa
déclaration in vivo, ne ressemblent
qu’à lui-même, pour le pire (une misanthropie à peine déguisée, un évidement
narratif comblé par la forme en collage et les formes des muses, celles,
bientôt, des tableaux de Bardot) et
le meilleur (indépendance d’esprit, absence rafraîchissante de jugement moral
et de manichéisme, recherche tonique d’un nouveau langage cinématographique),
et ne revêt les (faux) habits de Jacques Demy qu’afin de délivrer son propre étalon de la comédie (on sourit
constamment) romantique et musicale (et verbale, et visuelle). Ni Jules
et Jim ni Brigadoon – la vie se déroule ici et maintenant, au Zodiac avec
sa lumière plate, crue, due à Raoul Coutard, directeur de la photographie tout-terrain, et son projecteur de couleurs pop
à la Sueurs
froides (ou à L’Enfer de Clouzot !) –, Une
femme est une femme, conte de fées (« Il était une fois »,
premiers mots du film) du 14 Juillet (celui de René Clair ?), prend
naturellement place dans le corpus de
son auteur, quelque part entre le tragique solaire du Mépris (sublime thème de
Georges Delerue) et les multiples métamorphoses de sa fée Clochette ou sorcière
bien-aimée souhaitant connaître enfin la maternité (Alphaville, une étrange aventure
de Lemmy Caution en antithèse dystopique, présagée par la visite
drolatique des flics traquant les terroristes et détestant L’Humanité, Pierrot
le fou, à l’ampleur d’un poème, en relecture inspirée de cette prose).
Plus étonnamment, ou pas tant que
cela, in fine, le film de Godard rime
avec Shadows
de Cassavetes, autre mémorable huis clos géographique et historique en exercice
de sismographie des sentiments, avec la question « raciale » remplaçant celle de l’infidélité
(Godard lui dédiera d’ailleurs Détective). Lucide et primesautier, séminal et archétypal (on
va retrouver jusqu’à la poussiéreuse modernité auteuriste d’aujourd’hui ce trio
et ce discours – fragmenté, amoureux, pour parler comme Barthes – ad nauseam dans le cinéma hexagonal),
humble et sympathiquement puéril (les insultes avec le créancier, la blague sur
le tram de Jésus, une tête contre un mur avec bruitage forain, l’ultime jeu de
mots, au lit de la réconciliation, entre infâme
et une femme), ironique (l’anecdote racontée
par Belmondo) et tendre, Une femme est une femme, derrière sa
tautologie narquoise, peut se lire en petit traité poétique, romantique et
cinéphilique (il s’agit, là aussi, « mine de rien », d’identifier une
femme, mais à des années-lumière du mystère pictural antonionien), en (très)
agréable séance nocturne estivale (malgré un récit sis en novembre), idéale
introduction (avec Détective et Nouvelle Vague, apprivoisements mainstream nantis de stars, pour ainsi dire, du monologue
continué depuis l’autarcie suisse) pour pénétrer dans un territoire à tort
redouté, en dépit des compréhensibles (et jalouses, à l’instar des critiques
adressées à Hitchcock ?) réserves de Welles (et de votre serviteur) :
quand JLG ne se prenait pas (encore trop) au sérieux, ne méprisait pas le spectateur
(ni la spectatrice) de ses films et de ceux des autres, du petit ou du grand
écran, il réalisait un aimable miracle miniature et laïque de cinéma (pas celui de Passion,
avec son nom de baptême depalmaesque), injustement mésestimé face à d’autres titres
davantage dramatiques ou engagés (disons Week-end) mais pas (forcément) supérieurs
à cette histoire d’amour avec, par et pour le « septième art », inséparable de
l’existence et de la danse, celle des cœurs, des corps, des idées, des années, des
films et des femmes…
"La scène est saisissante. Nous sommes le 25 décembre 1987, sur le plateau des Bains de minuit, sur La Cinq. Thierry Ardisson reçoit Anna Karina et Jean-Luc Godard, 20 ans après leur séparation. Anna Karina, qui n’a pas l’air d’avoir été prévenue de la présence du cinéaste, est visiblement très gênée. “Je suis un peu surprise, je ne sais pas quoi dire”, lâche-t-elle.
RépondreSupprimerAlors qu’Ardisson multiplie les questions sur leur relation, et notamment sur la difficulté de travailler ensemble tout en étant en couple, Jean-Luc Godard répond : “Ça n’a jamais marché. Ophuls disait d’un de ses films ‘oui c’est une erreur, mais c’est une erreur séduisante’. Il y a probablement eu ça de ma part, j’étais trop jeune. (...) J’ai pensé qu’il fallait aimer parce que j’avais lu. On pense qu’il faut avoir un grand amour, on n’en est pas capable ; les femmes beaucoup plus. Elles en souffrent certainement. Moi, tout ce que je pouvais donner, c’était les films”.
Anna Karina, les larmes au bord des yeux, quitte le plateau quelques instants plus tard. Godard commente alors “moi je pleurerais chez moi, mais pas ici”. L’interview reprend ensuite avec les deux invités, comme si de rien n’était.
https://www.lesinrocks.com/inrocks.tv/quand-anna-karina-retrouvait-godard-20-ans-apres-et-quittait-le-plateau-les-larmes-aux-yeux/
Je vis jadis ce passage en tandem à la TV, où JLG avouait dans le même mouvement qu'ils s'avéraient, avec la valeureuse Anna, des "vétérans"...
SupprimerLe sieur Ardisson, supposé spécialiste de la confession, voire de l'intrusion, se fit lui-même mouiller par une Milla Jovovich très remontée :
https://www.youtube.com/watch?v=2XpiXYAsuXw