La Femme infidèle : Minuit dans le jardin du bien et du mal
Cercle infernal, tangente de la Grâce, abysses complices et ascension de
la passion (pas celle du Christ mais d’un autre crucifié) : bienvenue dans
la géométrie symboliste d’un cinéaste irréductible à sa réputation de satiriste
réaliste et railleur…
Dans le jardin d’Éden du Paradis
petit-bourgeois, sis près de Versailles, Adam travaille dans les assurances,
roule en Mercedes et possède les traits placides, empreints d’une mollesse de
baronnet très « dix-huitième siècle », de Michel Bouquet, émérite
comédien de théâtre trop discret sur grand écran (mais, de l’autre côté de la
barrière, mémorable, impitoyable et pourtant pitoyable Javert pour Les
Misérables selon Robert Hossein). Ève revêt le physique altier de
Stéphane Audran, l’une des actrices les plus aristocratiques, sensuelles et
singulières du cinéma français des années 70, accessoirement, comme chacun
sait, muse et collaboratrice sublimée
de son compagnon-réalisateur, à redécouvrir, très émouvante aussi, dans Betty,
ou en cougar avant l’heure pour Paradis
pour tous, justement, la caustique dystopie d’Alain Jessua. Un angelot
blond, en polo Lacoste, qui ne regarde pas la TV, contrairement à son papa
prisant les médiocres « interludes » (« Plus c’est mauvais, plus
ça me plaît ! »), lit des BD puis les traitera de fous dans un accès buñuelien
de colère enfantine (« tel père, tel fils », jusque dans le champagne), à propos d’un puzzle de clown dont il manque une pièce, absurdement, leur sert
de progéniture aimée, tandis qu’autour d’eux gravitent quelques satellites
inoffensifs, dans leurs rôles respectifs et assez peu marxistes (belle-mère
gentiment médisante, appelée « Mamie », pratiquant, sa « seule
excentricité », la course automobile, et domestique adepte du foie de
veau, car « ça se mange sans faim », dirait également l’un des
personnages du Père Noël est une ordure, fort éloignée des révoltées stériles
de La
Cérémonie).
Tout irait sans doute « pour le
mieux dans le meilleur des mondes possibles » sans ce rapide travelling circulaire incongru, presque
frénétique, premier plan circonvenant la maisonnée de conte de fées (pour
adultes), sans ces notes dissonantes, d’inspiration dodécaphonique, de la
partition de Pierre Jansen (Matthieu Chabrol prendra plus tard le relais), sans
ce raccord axé durant un appel
téléphonique « compromettant » : quelqu’un paraît épier les femmes
attablées au soleil à papoter,
quelque chose semble sur le point de
craquer – en clin d’œil au film inachevé de Cukor avec Marilyn – au sein de
cette gentilhommière nichée dans sa forêt, à l’abri, croient-ils, dans son
autarcie onirique (belle photographie vaporeuse de Jean Rabier, avec un petit
côté Le
Grand Meaulnes, tandis que les scènes urbaines et parisiennes se
caractérisent par une lumière grise, plate, celle que l’on imagine éclairant
les Limbes, celle des Sautet, itou).
Le Serpent va prendre la forme d’un bovarysme cinématographique, davantage que
cinéphile : la (trop) belle Hélène, qui n’aime pas Le Docteur Jivago (feu
Omar Sharif non plus, méprisant son sentimentalisme), assise dans une salle de cinéma, expose dans
l’obscurité sa « disponibilité » (quel joli mot, de classe et
d’époque !) à son futur amant (récit de Maurice Ronet au mari venu le
trouver, le questionner chez lui à Neuilly, sous couvert « d’union
libre », dans l’une des scènes les plus drôles et les mieux écrites de
toute la filmographie de Chabrol, modèle de duel raffiné où excelle un
acteur/dandy – notre George Sanders à nous, pour aller vite – spécialisé dans les participations marquantes
et les disparitions violentes (la même année, il se noie dans La
Piscine, en bis repetita de
sa mort marine dans Plein Soleil, avec, idem, Alain Delon à la manœuvre, subrepticement
placardé ici sur un mur).
On pense à ce moment au triolisme de Crash
de Cronenberg, copulation à trois uniquement verbale, quand James Spader fait pénétrer dans ses ébats avec Deborah
Kara Unger le fantôme d’Elias Koteas, invité/invoqué par les mots tel un viol,
ou une transfiguration, de la réalité abouchée, littéralement, au fantasme. Si
les amants de l’adaptation brillante du « premier roman pornographique fondé
sur la technologie », dixit Ballard himself
dans la préface, recherchent l’orgasme, sans toutefois l’atteindre, via ce partenaire-gourou inquiétant,
dérisoire et spectral, l’assureur policé,
muni de ses inutiles polices
d’assurance, à la vie bien rangée, ordonnée autant que son bureau dans les « beaux
quartiers » de la capitale, segmentée, compartimentée en espaces,
territoires, fiefs, réglée « comme du papier à musique » ou à tabac
(menuet baroque et ennuyeux pour canicule nocturne dans le lit conjugal, Madame
en proie à ses chaleurs), supporte
mal ce déballage de vie privée (on aperçoit l’enseigne de Paris Match) – celle de
son épouse, qu’il découvre ou redécouvre pour la première fois, égérie
pompidolienne et traîtresse de vaudeville, femme infidèle du titre et cependant
plus dévouée que jamais, on le verra vite, telle Stefania Sandrelli dans La
Clé de Tinto Brass, autre fable sur le pouvoir sexuel et les effets du
secret – : se saisissant d’une adéquate tête androgyne sculptée, lourde et
solide à l’image de son amour et de sa rage, il fracasse le crâne du « pauvre »
bellâtre (lecteur du Défi américain de Jean-Jacques
Servan-Schreiber, de « séries noires » et amateur de jazz) qui le rendait cocu, accès de
violence en métonymie du cloaque sur lequel repose le charme pas si discret
d’une certaine bourgeoisie.
Chabrol multiplie les surcadrages voyeuristes de
ses prisonniers, de ses gisants, se fait
plaisir et cite son maître Hitchcock au moyen d’une plongée miséricordieuse sur
le type en costume gris (similaire symbolisme des habits endeuillés ou
virginaux) nettoyant le sol maculé par le sang du gigolo fortuné : les
gestes de Norman Bates et le béhaviorisme de Psychose se reconnaîtront
ailleurs, avec ce cadavre dans son linceul en drap blanc mettant un temps
vraiment fou à se voir englouti par les eaux verdâtres d’un marais, sans coffre automobile, cette fois-ci, défoncé
par un ironique accident (avec ses profils de médaille, La Femme infidèle évoque
parfois Sueurs froides de façon inversée – liquider l’amant et non plus
la mariée – mais surtout Les Enchaînés, avec sa rédemption in extremis par l’aveu amoureux).
Davantage une parabole, au sens pleinement religieux du terme, qu’une satire
facile d’un milieu par nature
caricatural, que le cinéaste connaissait bien pour en faire lui-même partie,
cette étiquette lui servant de confortable « marque de fabrique » et
de masque séant, autant que la bonhomie macabre d’Alfred, pour dissimuler une
inquiétude plus personnelle et profonde (Bouquet suggère une manière d’exorcisme
existentiel, intime, cliché familial et natal à l’appui), cet opus appartient à
un remarquable quatuor constitué par Les Biches (auto-citation de la marquise), Que la bête meure et Le
Boucher, tétralogie sur la séduction monstrueuse, le désir de mort et
la servitude entre les partenaires (pas seulement sexuels), cartographie une
France aujourd’hui évanouie, avec sa speakerine
(Anne-Marie Peysson), ses disques de stationnement, ses jetons pour
téléphone au bistrot, ses volumineux annuaires papier empilés, ses robes
« métalliques » héritées de Paco Rabanne et sa musique pop durant l’épisode alcoolisé de la
rouge boîte de nuit, sans oublier ses cendriers Cinzano durant celui du
détective efficace, poli et compatissant (cf. aussi les titres de Tati ou même Le
Mans), et dresse un portrait de femme (et d’homme) mystérieux, opaque,
coupable et innocente, dans la convention du « ménage à trois » et la
liberté de ses élans, mère, putain, épouse et petite fille, Diane chasseresse
autant que Mater dolorosa (voir la coda),
Sphinx menteur et toujours sincère, origine du monde et fin de toutes choses.
L’épilogue, avec ses flics drolatiques
et sinistres de mélodrame (impeccable brushing
de Michel Duchaussoy) arrêtant le fautif dans son cadre idyllique, Desvallées
dévalé dans sa vallée de larmes à lui, reprend le mouvement initial, en un travelling arrière puis
« compensé » (effet vertigineux
et nauséeux, usité par Hitchcock sur les toits ou dans son clocher, par
Melville sur le seuil sépulcral du Samouraï) qui ne veut pas quitter la
dernière image chérie du condamné (à mort, avant l’abolition du couperet du
Châtiment par Robert Badinter), ce couple incestueux (bain mousseux à deux) de
la femme et du fils enlacés entre les fleurs, bientôt masqués par l’ombre d’un
bosquet (une lettre sépare un vocable végétal d’un patronyme, un meurtre divise
irrémédiablement l’ombre de la lumière). Le « Je t’aime comme un
fou », murmuré par Charles (Flaubert, encore ?) à Hélène, résonne
comme une déflagration, peut-être plus puissante, dans sa douceur intense, que
les excès zulawskiens, et cette allégorie de la Chute s’orne du sourire à la
Mona Lisa de Stéphane Audran adressé à elle-même, à son amour retrouvé hors de
la routine du quotidien (bien qu’inscrite dans la tradition du théâtre de boulevard,
avec un humour certes plus noir), à ces flammes de la passion embrasant à
nouveau la végétation au cordeau (un briquet gigantesque et obscène offert
doublement, une photographie de l’étalon éloigné de ses enfants, ce que Hélène
ne parvient pas à comprendre, brûlée en holocauste joyeux : Chabrol file
la métaphore incendiaire du feu sous la glace des bienséances et n’use de la
pluie qu’à l’instar de Clint Eastwood dans Sur la route de Madison, identique
carrefour des destinées sentimentales où l’homme, aveuglé par la révélation ou
la décision, mêle ses pleurs à ceux du Ciel, alors que retentit le glas fatal).
La Femme infidèle, drame de chambre heureux et très français (drapeaux tricolores du 14
Juillet sur les Champs-Élysées) de la jalousie, de l’étrangeté foncière des
élus de cœur (avec banc solitaire à L’avventura compris), petit traité
faussement misogyne de psychologie féminine (Brigitte, la secrétaire fantasmée,
ravissante, stupide et mélancolique, à la robe rose ultra courte, permet à l’associé
de philosopher sur l’importance illusoire que le deuxième sexe accorde à la
sexualité), grand petit film (d’amour) autiste, obsessionnel, linéaire et
tortueux, sec et lyrique, modeste et métaphysique, remaké par le redoutable Adrian Lyne (non, merci !) en Infidèle,
présente ingénument et avec brio la meilleure part du réalisateur, ce parfum
(de femme) fantastique retrouvé pareillement dans les entêtants Alice
ou la Dernière Fugue et Les Fantômes du chapelier (fou, à la
Lewis d’Alice, en effet) et constitue la plus agréable, lumineuse et perverse
introduction à son univers, doublée d’une invitation à revisiter une œuvre riche
et inégale (étrange, nous souffle
Hitch), plus polymorphe (telle la perversité infantile, si l’on en croit ce
farceur de Freud) et morale (voire ouvertement sacrée) que ne le laisse au
prime abord supposer la sympathique mais réductrice légende chabrolesque…
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