Le Secret des Poignards Volants : L’Amour à mort
Suite à sa diffusion par ARTE, retour
sur le titre de Zhang Yimou.
Contre les évidences trompeuses et la
paresseuse doxa, on ne songe guère à
King Hu, à Il était une fois en Chine (usage différent, assurément, des bambous !), à la
« culture chinoise », moins encore à sa problématique traduction
internationale par Ang Lee avec Tigre et Dragon, ou alors seulement
à la façon d’un glacis, de la surface lisse, miroitante et verdie (importance
de cette couleur dans l’épisode central de la forêt dantesque, espace infini et
mental, lieu d’élection de toutes les trahisons-révélations, après le bleu du
bordel et avant le blanc de la neige, taché d’effusions rouges à la Zatōichi) d’un
miroir (aux alouettes plutôt qu’à l’hirondelle dorée) sur lequel se
réfléchissent les désirs, des personnages et du spectateur. Le public
occidental, notamment critique, aveuglé par la suprême splendeur de l’ensemble,
ébloui par sa magnificence généralisée, ne prête pas assez d’attention au
récit, ou bien le congédie en vile béquille narrative, en simple argument-alibi
pour le déferlement continu de la beauté filmée, assimilable en cela aux
souvent piètres livrets d’opéra (pas tous, cf. le méta Tosca) : il se trompe,
et rien de moins exotique ou décoratif que la trame de cette soyeuse tapisserie, rien de plus éloigné de
l’œuvre que l’exercice de style acrobatique et mélodramatique. Le
Secret des Poignards Volants, avec son jeu sérieux et tragique sur les
déguisements, les masques, les faux-semblants, diégétiques et techniques, nous
évoque davantage le théâtre ludique et mélancolique de Corneille (dilemme
moral, raison étatique, élans des cœurs irraisonnés, illusion comique – la
thématique itou d’Adieu
ma concubine de Chen Kaige), Marivaux, Musset ou Beaumarchais (celui du
Mariage
de Figaro, ronde étourdissante sur l’échange des sentiments, des
classes et des panoplies), la préciosité raillée par Molière, la carte de
Tendre établie par Mademoiselle de Scudéry, le tournoi des émois de la poésie
des troubadours (la « belle dame sans merci » prend ici des allures
d’Amazone et n’en manque pas, hélas pour elle, « femme fatale » avant
tout pour sa propre vie).
En intérieurs ravissants (direction
artistique, décors et costumes à
s’évanouir, conçus par Zhong Han, Bin Zhao, Tingxiao Huo et Emi Wada) ou en
extérieurs grisants (photographie claire, sombre et pastel du fidèle Zhao
Xiaoding), les combats autistes, déréalisés au maximum par l’omnipotence du
numérique (sociétés australiennes) et un traitement sonore particulier (la
réverbération des cris et des ahanements, comme dans une pièce vide ou un
studio d’enregistrement), devant leur grâce folle à l’émérite Ching Siu-tung
(auteur des mémorables Histoire de fantômes chinois, Terracotta
Warrior, Dr. Wai et… L'Âme-Stram-Gram pour Mylène
Farmer), s’apparentent à des joutes amoureuses, à des ballets irréalistes, purement cinématographiques, substitués
aux étreintes charnelles (l’héroïne se refuse à deux reprises). Si la
politique, d’après la célèbre formule de Clausewitz, prolonge la guerre par
d’autres moyens, l’amour se révèle champ de bataille (chantait Pat
Benatar !) et annexe ponctuelle (mais éternelle,
universelle), privée – jusqu’à quel
point, dans cette confusion constante entre l’être et le paraître ? –, des
luttes publiques et historiques. Le secret de ces poignards et de ces flèches
(de Cupidon), plus encore que dans la manipulation érigée en règle, réside dans
l’aphorisme de Wilde, repris par Fassbinder en version cabaret pour Querelle
– chacun tue ce qu’il aime –, ce que se chargera d’illustrer, littéralement, un
épilogue ironique et poignant, le chevalier-espion du vent pris au piège spéculaire,
cloué dans son linceul immaculé par le cadavre chéri de sa prostituée/guerrière/amoureuse
à la folie (final inversé de… Giorgino !), auquel il fredonne
l’air funeste de leur rencontre. Le réalisateur focalise l’attention sur ses
tourtereaux avec un tel brio, une virtuosité dont participe l’excellence du
trio vraiment héroïque, qu’il se permet même d’évacuer/escamoter l’affrontement
entre les femmes d’armes et les soldats impériaux, entrevu le temps d’un seul
plan d’approche et d’encerclement (figure scénique au centre du Pavillon des
Pivoines).
Moins religieux que Hu (sa forêt ne
possède en aucune manière la spiritualité de celle au cœur de A
Touch of Zen), moins langoureux que Wong Kar-wai (autre orfèvre
révisionniste du wu xia pian avec Les
Cendres du temps), moins fétichiste que Dario Argento (adepte notoire
de la couleur expressive, des gynécées, des aveugles, des piscines et des
arbres picturaux, surtout dans Suspiria), Zhang Yimou ne cherche
jamais à revitaliser un genre à la
mode (en Amérique et en Europe, sans parler du marché intérieur) mais, suivant
la formule consacrée, « à l’enterrer en beauté », avec une débauche
d’effets (de costumes, d’accessoires, de décors, de prouesses informatiques)
rompant radicalement, définitivement, avec les glorieux ancêtres « analogiques »
et « réalistes » autant qu’elle se démarque de son revival survolté conduit par Tsui Hark dans
les années 80. Répétons-nous : notre cinéaste, malgré les apparences,
n’existe pas (n’existe plus qu’à ce titre, se lamentent ses anciens fans) désormais en tant que VRP du glamour asiatique sur l’échiquier
mondialisé du septième art (funéraire et commercial), tandis qu’il incarna,
naguère, une conscience morale prompte à retranscrire avec faste, lenteur et
méticulosité, dans un corpus/quatuor féminin
et féministe qui lui valut quelques démêlés avec la censure, mais également une
reconnaissance à l’étranger (Le Sorgho rouge, Épouses
et Concubines, Qiu Ju, une femme chinoise, Vivre !),
les errements du passé proche (euphémisme pour désigner la période maoïste),
avant que le pays ne bascule avec ivresse et saccage dans le (néo, sur,
choisissez votre préfixe) capitalisme dépeint et honni par Jia Zhangke in A Touch of Sin.
Contrebandier plutôt que transfuge,
il signe une fable, à la fois somptueuse et sèche (aucun lyrisme, en dépit de
la partition feutrée de Shigeru Umebayashi, surexposé
par In
the Mood for Love, contrairement aux deux autres volets de sa trilogie
apocryphe, métaphorique, nationaliste et shakespearienne, Hero et La
Cité interdite, placés sous le signe chromatique du rouge et de l’or),
sur la séduction et l’amitié (et la pitié, pour faire un clin d’œil à Zweig) dangereuses,
sur la présence-absence létale du pouvoir (il prendra les traits de stars dans le dernier pan claustrophobique
du triptyque), sur l’impossible liberté individuelle au sein d’une nation
collective (et collectiviste, telle l’agriculture soviétique, ne sévissant pas
dans des paysages ukrainiens, automnaux puis hivernaux, issus de Dersou Ouzala ou Urga).
Le politique ne saurait se dissoudre dans l’esthétique, et Le Secret des Poignards Volants,
par-delà ses arabesques calligraphiques et son envoûtement immédiat,
chorégraphie une danse de mort, celle des empires, des amants, d’un imaginaire
cinéphile et populaire. Confucius, semble-t-il (puis Bruce Lee dans Opération Dragon !), le constatait : le sage regarde
la lune montrée par le doigt, le fou fixe la main, et le film de Zhang Yimou
fonctionne similairement, exhibant ses atours pour mieux les défaire, jeter sur
l’œil un charme ambigu que l’esprit doit combattre (l’interprétation, rétive
aux simplicités manichéennes, demeure équivoque : grand film d’amour dramatique
ou satire d’un trio de vaudeville représentatif des arguties sanglantes de
jadis, ode romantique aux amants coupables et innocents, émancipés du destin
national, ou critique de l’individualisme égocentrique jugé bourgeois ?). On ne
badine pas avec l’amour, en effet, ni avec les fictions de toute sorte
(le film affiche un caractère théâtral ostentatoire, dès le prologue dans la
salle d’armes en proscenium, et la
fascination féminine, travestie, un instant, en garçon, Sans contrefaçon, rejoint
la dialectique réflexive démontrée/démontée dans Sueurs froides entre
l’actrice et le réalisateur, entre la muse et l’artiste, entre Pygmalion et sa Galatée
aux yeux « bridés », avec un double deuil nécrophile reformulé à la clé).
Dédié à la belle, talentueuse et regrettée
Anita Mui (Le Syndicat du crime 3 et The Heroic Trio for ever), emportée (par le vent) à quarante ans par un cancer peu avant
le tournage, ce film tendre et funèbre, implacable et complice, fresque à trois
personnages basée sur une chanson (de geste) métonymique (une fille du Nord
capable, d’un premier regard, de détruire une ville, d’un second, un pays), Le
Secret des Poignards Volants (et violents, et abstraits, et à double
tranchant) atteint sa cible sans cynisme mais dépourvu de candeur (les vierges
aveugles de Griffith ou Chaplin, les larmes de John Woo dans Princesse
Chang Ping et The Killer, qui s’achève à
l’identique, avec ses tueurs à l’agonie réunis/écartelés par une jeune femme
véritablement privée de la vue), d’emphase illustrative (épure et non chromo),
de lourdeur, aussi (apesanteur impensable des assaillants et sourire de petite
fille de Zhang Ziyi, sublime, forcément
sublime, bien encadrée par les déliés et désespérés Takeshi Kaneshiro et Andy
Lau, à ne plus présenter, Jules et Jim revisités). Ni
auteuriste (tout ce qui précède s’exprime par le mouvement, scandé en rimes de
dialogues, de situations, de motifs, musique – depuis le défi aux tambours
inaugural – et non discours, pensée en actes et non programme désincarné) ni
complaisant (fierté du rythme à contretemps et de l’économie des péripéties
immobiles, avant le huis clos entêtant, étouffant, de La Cité interdite), il
constitue, in fine, à la fois un
fleuron et un point de non-retour, une affirmation et une mise en doute, un
jaillissement et une décantation (le Crash bleuté, autarcique et dépourvu
d’orgasme de Cronenberg en embuscade) du cinéma chinois contemporain, qu’il
sert et trahit – à l’instar des protagonistes leur mission –
admirablement.
Un album chronologique pour « revoir »
le film :
Commentaires
Enregistrer un commentaire