La Belle et la Bête obsolètes
Exils # 86 (24/02/2025)
Faut-il se méfier d’un film qui se termine sur une porte fermée ? Après les applaudissements du public aux cheveux blancs, riant souvent durant l’ensemble de la séance, on pouvait entendre « pas de violence » en remerciement, sinon en soulagement. Au siècle dernier, à une époque pas encore cadenassée par le moralisme de la nôtre, quoique, un critique, en l’occurrence Serge Kaganski des Inrockuptibles, qualifiait de « pétainiste » Les Enfants du marais (Becker, 1999), au grand dam du cinéaste le menaçant d’un procès. Tandis que le dernier éditorial de Positif, signé Yann Tobin, se félicite des auditions d’une commission présidée par Sandrine Rousseau, avec Rima Hassan la meilleure ennemie de Boualem Sansal, consacrée aux « violences et harcèlements sexistes et sexuels (VHSS) commis dans les milieux artistiques et médiatiques, notamment dans le cinéma et l’audiovisuel », se préoccupe de « représentation », « censure » et « critique », affirme un définitif « le cinéma n’en sortira que grandi », on se gardera d’accuser Complètement cramé ! (Legardinier, 2023) de racisme, on constatera cependant que l’on n’y voit ni l’on n’y entend aucun « Arabe » ou « Noir », « Beur » ou « Black », reformule une plume plus politiquement correcte ou d’une « équipe multiethnique » de football triomphal adepte. Si LFI inverse l’épouvantail du « grand remplacement », via une « créolisation » substituée à la révolution, Complètement cramé ! fonctionne en conte de fées ensoleillé, en autarcie de circuit fermé, sorte d’épisode dilué, délocalisé, décriminalisé de la ruralité tout sauf basanée de la série Inspecteur Barnaby, succès de TV dont son producteur Brian True-May, autrefois remercié, attribuait la réussite auprès d’un « certain public » par l’absence a priori rassurante, reposante, de fameuses « minorités » citadines et indociles, les enquêtes champêtres et guère menées au chronomètre ainsi alimentées à un idéalisme nostalgique et utopique, comme un antidote à Londres la cosmopolite et habituée au terrorisme, surtout islamiste, cartographiée par l’essai acclamé, controversé, documenté de Douglas Murray, doté du titre explicite L'Étrange Suicide de l'Europe : Immigration, identité, islam.
D’un British au suivant, revoici John Malkovich, citoyen américain né de père britannique, toujours atteint de strabisme, veuf et francophone chef d’entreprise, déguisé en majordome et client complice. Il s’appelle ici Andrew Blake, rime homonyme au réalisateur surnommé le « Scorsese du X », nom hors saison et occasion d’un running gag au côté du vrai-faux faire-valoir Philippe Bas. Son patronyme estropié, son corps chuté, mais rien de cassé, le père et grand-père éloigné de sa fifille, dont il regarde des images, à l’instar d’une photographie de sa défunte femme, revient au sentimental bercail, va en vérité (r)animer une maisonnée en difficulté. À l’exception du prologue londonien, soirée de récompense pour rien, l’ami s’agite et rendra vite visite, d’une scène de réveil illico à l’hosto, que précède une « séquence de montage » à la douce angoisse, tous s’inquiètent en sourdine, chacun attend le retour de l’absent, tout se déroule au creux réconfortant du château d’un ancien temps, à la tranquillité de mini et mimi communauté à peine menacée par des agents immobiliers, à coup de fusil de « cowboy » refoulés. Les quatre personnages ne pavoisent et s’apprivoisent, ne se laissent faire et deviennent solidaires. Il suffit de peu, d’une lettre ou deux, pour que le futur cimetière, qui compte déjà deux tombes, celle du mari adultère décédé, celle anonyme de sa moitié, « compromis » permis, s’aère, s’éclaire, plus ne désespère. Quand la fidèle Fanny Ardant, défenseuse de Polanski puis Depardieu, tant pis et tant mieux, parle de « François » on pense de facto à Truffaut, on devine ce qu’il dirait de ce type de produit formaté, inoffensif et œcuménique. Davantage que la mélancolie convenue, avec le sourire combattue, du métrage sans outrage, digne d’un téléfilm familial en prime time, parions que les « mistons » le matou transgenre apprécieront, se dessine la tristesse légère d’une fin de carrière douce-amère, observation à demi valable pour la quadragénaire Émilie Dequenne, le plaisir impur de retrouver une actrice et un acteur de valeur, co-voiturage de « véhicule » un peu sympathique et très anecdotique.
En incipit de sa critique contemporaine et positive de La Traversée de Paris (Autant-Lara, 1956), reprise dans le recueil posthume Le Plaisir des yeux, lequel contient d’ailleurs un énamouré petit portrait intitulé Introducing Fanny Ardant, l’auteur de La Femme d’à côté (1981) écrivait : « La plus haute mission pour un metteur en scène est de révéler les acteurs à eux-mêmes ; pour cela, il importe déjà de se bien connaître. » Fi d’enquête existentielle : le romancier à succès, cinéaste improvisé, jamais si bien (des)servi que par soi-même, s’auto-adapte de façon confortable. Projet daté d’une dizaine d’années, proposé par la productrice et co-scénariste Christel Henon, d’abord décliné en BD, au final « feel good movie » refroidi par une partie de la critique, Complétement cramé ! montre des ersatz d’hommes et de femmes aimables, hormis la bourgeoise et narquoise Madame Berliner, vraiment mouillée, faussement dévalisée, caméo masochiste de l’ex-avocate précitée, qui désirent aimer, qui désirent s’entraider. Il montre aussi, presque malgré lui, un couple pudique, choc et chic, auquel Johnny & Fanny prêtent leurs visages vieillis et leurs voix douce et grave, cela ne rend certes l’item plus estimable mais le rend le temps de son déroulement, à défaut de surprenant, discrètement, élégamment émouvant. Maison en danger de Gilles Legardinier, aussi responsable du dispensable Le Secret de la cité sans soleil, cette « fable faiblarde de fraternité fadasse », évaluai-je dans l’article Un livre, une ligne, ou « maison cinéma » de Serge Daney, l’écran blanc et coloré, parmi l’artificielle nuit, nous miroite à nouveau, fantômes incarnés, alourdis de regrets, allégés de flocons in fine, révèle la vérité de corps cabossés encore vivants, la persistance d’essentiels et assourdis sentiments, tel un reflet tamisé, plus qu’imparfait, dans une glace abîmée, ni cassée ni « cramée », plutôt fragile et fertile, entre souffrance et renaissance.
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