Flesh for the Beast : Pornographie, horreur, cinéma


Clitoris buccal et crucifix vaginal, Satan t’habite et un pénis vaut bien une hostie.


What’s the big deal?

Linda Lovelace

Ta mère suce des bites en Enfer !

Linda Blair

Il n’existe qu’une seule question au cinéma, forme et fond d’un art à la fois de figuration et d’abstraction : celle de la représentation. Il existe mille et une manières d’y répondre ou pas mais les imageries – non les genres, classement de fainéant, commerce d’épicier, division d’aveugle incapable de saisir l’unité du continuum images-sons, passons – pornographique et horrifique manifestent parfois la plus stimulante, émouvante, car elles se situent au cœur du corps, se focalisent sur son extase et son agonie, s’harmonisent autour du sperme et du sang, la sueur, chaude ou froide, en partage. De son temps déjà, Nietzsche se fichait de la philosophie désincarnée, des purs esprits in fine délivrés de la matière amère, amen, macérant dans leurs sphères, certaines musicales, à des années-lumière idéales des excréments guère marrants, qui définissent pourtant l’espèce bipède autant que ses raffinements cérébraux, sentimentaux. Que faire, en somme, en salle, de cette part irréductible d’animalité, d’obscurité, d’irrationalité culturelle, d’ADN, pâmoison et malédiction ? Comment, sur l’écran, filmer la jouissance et la violence, exposer, sinon exhiber, le privé, l’intime, donner à voir, à recevoir, la petite et la grande morts, encore et encore ? On se permet de renvoyer le lecteur vers deux essais consacrés à la double problématique, on voudrait aujourd’hui annoter l’évidente dynamique entre les registres duels, à partir d’un tandem de métrages sauvages, tout sauf sages. The Devil in Miss Jones sortit en 1973, The Exorcist aussi ; un filigrane sartrien les réunit, puisque Justine Jones finit piégée pour l’infernale éternité dans un huis clos d’inassouvissement, d’altérité, puisque Damien Karras éprouve une nausée existentielle, maternelle, métaphysique à défaut d’être romanesque, existentialiste, historique et humaniste.

Films de chambre, à coucher, à psalmodier, les ouvrages de Gerard Damiano & William Friedkin se déroulent en grande partie sur un lit, connurent le succès, la renommée, osèrent infiltrer le fantastique dans l’orgasmique et l’inverse, le vomi verdâtre de Regan en équivalent à l’éjaculation blanchâtre des élèves de Harry Reems. Certes, la pédophobie de l’adaptation de Blatty s’enracine dans une veine fertile, que l’on peut faire remonter au bien nommé Village des damnés (Rilla, 1960), Les Innocents (Clayton, 1961), Opération peur (Bava, 1966), L’Autre (Mulligan, 1971) et L’Exorciste paie itou un tribut à La Nuit des morts-vivants (Romero, 1968) ou à La Baie sanglante (Bava, 1971), diptyque d’entropie et de misanthropie telle une mise à mal assumée, au réalisme radicalisé, des habitudes confortables de la monstruosité filmée. Outre posséder, sans jeu de mots, une franchise, une frontalité, une richesse phonique – Oscar du meilleur son à la clé – disons héritées de French Connection (1971), l’opus paraît profiter de la praxis de Deep Throat (1972), précédent effort davantage ludique et touristique signé du transparent pseudonyme Jerry Gerard, lui-même comme surgi des amygdales de Janet Leigh pénétrée par le couteau d’Anthony Perkins sous la douche de Psycho (1960), transposition coupante, traumatisante, d’un viol létal en prélude à celui, littéral, de Frenzy (1972, CQFD de boucle bouclée). Quant à L’Enfer pour Miss Jones, sa coda carcérale annonce la cage dorée, démarquée du marquant Histoire d’O de Pauline Réage, toujours dépeinte par GD dans l’estimable The Story of Joanna (1975). Quelque chose change ainsi au début de la décennie 70 outre-Atlantique, tandis que le spectateur US puis mondial(isé) découvre avec sidération, stupeur, les abysses de la fellation, les plaisirs et les supplices de la damnation, la clémence d’Abaca, le priapisme de Pazuzu et le suicide en rime de Damien & Justine.



Au-delà de la sociologie américaine, des modifications de société, de mœurs, de l’époque et d’époque, des échos assourdis, des européennes variations de saison, pensons à La Maison de l’exorcisme (Bava/Leone, Alfredo, pas Sergio, 1974), à Emmanuelle (Jaeckin, idem), quelques correspondances apparaissent, des conséquences à long terme persistent. The Devil in Miss Jones et The Exorcist traitent d’immanence et de transcendance, d’innocence et de désobéissance, d’abstinence et de renaissance. Ils incarnent deux modèles de production et de distribution, indépendant, financé par le crime classé organisé, de studio, ici la Warner, donc doté de sa puissance publicitaire. De façon plus profonde, ils déjouent les attentes de réception et brouillent les radars critiques, du public. Il s’agit de films transfrontières, au propre et au figuré, d’expériences expérimentales et exploratrices, cartographies d’un territoire presque inconnu, en tout cas redessiné par l’audace et la virtuosité des aventuriers concernés. Ni Damiano ni Friedkin, chacun à sa (dé)mesure, chacun avec son ambition et son talent particuliers, ne cherchent à consoler, à (ré)conforter, à se conformer à l’orthodoxie du climax et de l’exorcisme. Ils œuvrent dans des domaines imaginaires et documentaires alors méprisés, désormais tolérés du bout des lèvres, en chapelle, en industriels. Auteurs de bruit et de fureur, de bonheur et de malheur, personnalités singulières parmi une usine souvent déplaisante, hollywoodienne ou onaniste, ils dialoguent à distance, ils démontrent une résistance à contre-courant du mainstream, de la masturbation anonyme. Pour une fois, l’effroi fait réfléchir, le foutre effraie. Les réalisateurs font confiance à leur art, à leur pouvoir, à la sorcellerie évocatoire du cinéma, un salut à Baudelaire désignant la poésie.

Au centre du duo, le corps dédoublé, scindé, d’une femme mature, remarquable Georgina Spelvin, et d’une jeune ado, inoubliable Linda Blair, ensuite inspiration de projet à propos d’une sorcière forestière, la première au seuil de son décès, la seconde de sa puberté. Chacune effectuera une éducation sadienne ou chrétienne, prénom référentiel et rituel anachronique inclus. Sous l’apparence d’une exploitation, d’une réification, d’un florilège d’outrages désirés ou subis, d’un martyre very seventies se lisent d’attachants portraits féminins déroulés dans des odyssées extériorisées-intériorisées. L’excitant calvaire d’une célibataire ressuscitée ou le chemin de croix d’une fille d’actrice affichent de surcroît un sous-texte méta, mettent le cinéma et le cinéphile à l’épreuve d’une reconfiguration de leurs ardeurs, de leurs terreurs. Si Les Yeux sans visage (Franju, 1960) et Massacre à la tronçonneuse (Hooper, 1974) s’avancent masqués derrière le masque de protagonistes aux limites de l’autisme, s’ils procèdent de la défiguration, s’ils s’inscrivent dans le sillage suggestif de Jacques Tourneur & Val Lewton (La Féline, 1942), assorti du lyrisme glacé de l’ancien documentariste et de l’humour noirissime du garnement texan, The Devil in Miss Jones et The Exorcist optent pour le hardcore, prennent le risque du littéralisme tressé au symbolisme, en bonne logique wildienne, cf. la préface du Portrait de Dorian Gray. Cinéma de la sensation, des émotions, de la représentation réinventée par le biais du mélodrame sexué, du drame de chambre à contenu explicite plutôt que lubrique, à carré blanc télévisé d’antan, quand la TV ne perfusait pas le ciné, quand elle osait diffuser de tels items en estampillée première partie de soirée, sans se soucier de la bien-pensance et de l’arrogance de la médiocre modernité, règne médiatique, numérique, économique et administratif des victimes, des geignards, des prédateurs à dénoncer, des enfants à protéger, de la bonne conscience à (re)vendre et répandre.      



Mieux, les films de Friedkin & Damiano vibrent d’une âme mise en abyme, c’est-à-dire d’une peau consciente d’elle-même, de son salut hypothétique, espace suprême de ravissement heuristique et de douleur christique. Justine & Regan traversent les flammes, se (re)découvrent femmes, incendient la rétine en soleils noirs d’une mélancolie amie, adulte, débarrassée de l’hypocrisie, de la sacristie, n’en déplaise aux ligues de très petite vertu, triste spécialité étasunienne, à William Peter un peu vénère de la volonté du second Bill de ne pas commettre, dixit, un tract pour l’Église catholique. Au fond d’une exaspération, d’une désolation, on peut décider de congédier la sexualité, la culpabilité, le cinéma, la foi, en soi, en ce qui dépasse les possibles du réel visible. Nul cependant ne saurait s’exonérer de ses pensées, s’extraire de sa chair, se contenter de la décevante réalité, des simulacres mortels du capitalisme ou de ses dérisoires adversaires, alliés objectifs d’une idéologie diabolique en ce qu’elle parvient à se nier, à recycler son opposition, à faire croire qu’elle n’advient pas, qu’elle régit les vies et les rêves depuis l’origine des villes et des vanités. Le Diable gît à l’intérieur des mirages, des images, maître de la mystification et de la séduction. Les Cathares l’intronisaient le vrai seigneur du monde sensible, des perceptions risibles. Le Diable, on le sait, se (re)trouve chez lui à Los Angeles, cité à l’intitulé ironique, antinomique. Le Diable, pour un athée, porte une multitude de traits, s’expérimente au quotidien malsain, sur des écrans déprimants, étalon de laideur, de bêtise, de pathos pathétique, de culte du fric, de peur transmise en maladie, de dépit aussitôt transmué en terrorisme spontané, en morale du ressentiment nietzschéenne miroitant la moralisation des métrages, des messages, des relations interpersonnelles.

The Devil in Miss Jones et The Exorcist, antidotes à la nostalgie, indiquent une voie valeureuse, celle d’un ciné dessillé, d’une triviale/épouvantable beauté, d’une solitude aristocratique, d’une générosité physique et méritaient bien ce court texte d’amour croisé.


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