La Perm + Gotta Have Heart : Pédale douce


            Placard à proximité de la Palestine, métrages à notre image.


Le cinéma homosexuel n’existe pas : existent des cinéastes, une imagerie, un marché liés à l’homosexualité, elle-même plurielle. Le sexe des bandes n’intéresse que les sociologues stériles ou les lobbyistes féministes, seul le cœur importe au spectateur. « Faut en avoir » indique le titre du second effort d’Eytan Fox et l’homme aimable, à la personnalité apparemment solaire, n’en manque pas si l’on se fie à ses deux films réunis sur le DVD bien coordonné par Yannick Delhaye. La Perm et Gotta Have Heart témoigne en tandem de facettes a priori extrêmes, séparées par le temps et les arguments. Pourtant, une similaire mélancolie souriante irrigue le film de fin d’études et le segment télévisuel écrit par son chéri Gal Uchovsky. Fils de rabbin et de conseillère municipale, Fox filme l’homosexualité comme un phénomène existentiel dépénalisé/dissimulé/inscrit dans Israël, il normalise l’orientation sexuelle en la situant dans l’armée ou la danse, en la plaçant au sein d’un classicisme volontiers transparent (mainstream ou américanisé, dixit l’intéressé). Filmer un officier pédé – j’emploie ce terme pour la rime, pas de procès en homophobie, please – ou un futur étudiant en architecture à hauteur d’homme, sans en faire des tonnes, en laissant à autrui le militantisme (des battements de cœur minutés, allez), le ludisme (Molinaro and Co.), le dolorisme (tendance Chéreau), le marxisme (Fassbinder for ever), démarginalise leur représentation, les définit au-delà de leur sexualité, ne les réduit pas à elle, les fait dialoguer avec leur environnement hétéro, loin de l’autarcie communautariste. Les essais s’adressent de facto à chacun mais cet œcuménisme à la Almodóvar se déleste du glamour féminin et du mélodrame musical (presque pléonasme). Cette façon de montrer au lieu de démontrer se cristallise durant deux scènes précises, explicites.

Dans La Perm, le gradé copule avec un passant de parc dans des toilettes publiques derrière une cloison, épié avec les oreilles par le soldat sidéré ; on ne voyait que les pieds chaussés, les mains serrées, on n’entend que les vêtements et les gémissements. Dans Gotta Have Heart, les ébats de Guri & Merito demeurent cadrés au-dessus de la ceinture et se nimbent d’une aura de boîte de nuit grâce aux spots du lit. Plus tard, la danse bleutée de Guri & Nohav renverra vers celle, bientôt rougie, du Carrie de Brian De Palma, portée par le succès sucré d’Eurovision (en 69 saphique) de la Française Frida Boccara. La sentimentalité assumée, sublimée à l’instar d’un Baz Luhrmann (cf. Ballroom Dancing), permet à l’auteur de révéler la sensibilité des personnages, la sienne en sus, de la transformer en geste doucement révolutionnaire parmi un pays connu aussi pour son machisme martial, relisez-moi à propos du Policier de Nadav Lapid. Chez Fox, les mecs démontent puis remontent leurs tentes au chronomètre, urinent à l’aube en rang d’oignon, draguent en réunion à Jérusalem (des touristes US sémites), contestent en pleine rue la présence armée à l’extérieur, dansent avec des femmes ou entre eux, vendent des hot dogs, se douchent désinvoltes ou se baignent obsessionnels, bouleversent lorsqu’ils évoquent les « miracles quotidiens » d’une différence désormais autorisée (suivant les lois) au mariage, à l’adoption, à la procréation, picorent des pastèques, font allusion à l’enflammé Women in Love de Ken Russell, courent comme Denis Lavant selon Mauvais Sang, France Gall, alors européenne poupée sonore de Gainsbourg, substituée au Bowie de Modern Love. La collectivité se constitue d’individus et Erez, Yonatan, Guri, Merito, les jolies Mali ou Mitzi forment une ronde tragi-comique empreinte de solitude(s), d’isolement ensemble.


L’homme en uniforme appelle sa mère au téléphone, tombe sur un répondeur anglophone. L’amie chanteuse, un chouïa sirupeuse, rêve de devenir une pondeuse pour Tsahal. Eytan Fox ne prend personne de haut et ses troufions en partance pour le Liban ou ses danseurs de quartier promis à l’Académie ne possèdent rien du pantin à message, voire à outrage (au cours de l’entretien, le réalisateur s’affirme vacciné contre l’angélisme et le manichéisme). Voici deux items qui carburent à l’émotion, à la réflexion, qui font preuve de lucidité, d’honnêteté, qui ne cherchent pas à convaincre ou à consoler, qui fonctionnent de manière fluide avec l’homosexualité au lieu de s’appuyer pesamment sur elle. Certes, La Perm s’avère plus âpre et réaliste que le coloré, stylisé Gotta Have Heart, toutefois, malgré leurs diversité de tonalité générale, de lieux géographiques et psychiques, les volets au carré se lisent en diptyque apocryphe, en contrepoint serein et en mouvement émouvant d’un artiste sachant ouvrir son univers visuel, sexuel, sentimental, esthétique et politique, à un simple cinéphile straight tel votre serviteur. Il faut toujours se méfier des prétentions holistiques de l’universalisme occidental, infernal chemin vers le colonialisme pavé de bonnes intentions humanitaires, qu’elles relèvent ou non de nos Lumières. Pareillement, le cinéma en tant que langage cosmopolite, espéranto planétaire, nous appert une idée discutable, sinon risible, oublieuse des conditions de production et des idéologies de réception, passons. Nonobstant, tous les membres de l’espèce humaine partagent trois ou quatre choses et disposent d’une sympathique capacité à l’empathie, dotés d’une possibilité de se mettre dans la peau (palestinienne) d’un étranger, au moins le temps d’un métrage d’une demi-heure ou de trois quarts d’heure.

Ce qui nous touche et nous séduit ici, dans ces deux grands petits films méconnus, confidentiels, arrivés à bon port devant mes yeux et sur mon clavier en bouteilles à la mer animées par le hasard, chimère rétive à l’harmonie mystérieuse des rencontres, participe du talent, de la beauté, du rythme, de la justesse du jeu, de la sincérité, de l’incarnation. Le cinéma d’Eytan Fox, dès La Perm et Gotta Have Heart, procède du corps et du secret, de la relation troublante et amusante, d’une énergie tournée vers la vie, vers le ciné qui en-chante et danse, Gene Kelly & Sinatra Frankie dans Un jour à New York compris. Y. Delhaye nous apprend que les dialogues riment et cela point ne nous surprend : le souvenir du ciné de Jacques Demy transite itou, moins aéré, aérien, davantage en huis clos, onirique ou urbain. La Perm débute dans le désert et s’achève hors-champ sur un horizon incertain, probablement mortel. Gotta Have Heart s’exile également, dans une sorte de royaume interdit aux diabétiques où tout finit bien, où les danses répondent aux sourires et inversement, même si l’armée revient en coda d’engagement (ou d’expérience). La valeur du travail de Fox provient de sa juvénile maturité, de sa subversion discrète, de sa générosité à portraiturer les sexes, les âges, les trajectoires parallèles à l’Histoire ou déplacées dans un éden artisanal. Si vous ne connaissez pas encore ce cinéma populaire-pensé, local-international, viril-tendre, procurez-vous vite la galette abordée ou d’autres entrées de la filmographie : en 1990 et 1997, un véritable auteur s’exprime (déjà) avec le cœur et la raison, au moyen d’une réalité qu’il connaît de près, d’un art qu’il utilise sur la meilleure voie, en faisant entendre sa voix et celle de sa persona démultipliée.


Pépites autobiographiques et fictions infidèles, La Perm + Gotta Have Heart conservent vingt ou trente ans plus tard leur bel éclat dramatique, lyrique, leur singularité à partager, leur acuité à célébrer, par-delà les guerres (fratricides) épuisantes et les sexualités désespérantes (tristesse mallarméenne de la chair, empire triste du X, gay ou pas). Comment peut-on être Français, se demandait jadis Montesquieu déguisé en Persan. Fox, via sa vérité masquée, reformule l’interrogation à Sion, et ne répond pas à notre place, nous laisse la pleine liberté d’apprécier son cinéma adulte, dense, chorégraphié, joyeusement et mélancoliquement libre, d’exister, d’enlacer, de chanter, d’immortaliser un désenchantement ou un ravissement.


Commentaires

  1. "Dans l'émission Culture, Valérie Abécassis s'entretien avec le réalisateur israélien Eytan Fox au sujet de "Sublet", son dernier film. Celui-ci conte l'histoire d'une amitié entre un Juif new-yorkais vieillissant et un jeune Israélien vivant à Tel-Aviv."
    https://www.youtube.com/watch?v=3c41_VuUyYw

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