Apocalypto : Empire du soleil


Révélation ? Confirmation. Barbarie ? Topographie. Discours ? Amour.


Film-monde, film de fin d’un monde, Apocalypto se différencie d’avec le gentillet L’Homme sans visage, le longuet Braveheart, le controversé La Passion du Christ : il ne s’agit plus d’un récit d’enfance, de résistance, de transcendance, mais d’un survival en sursis, de la chronique d’une mort annoncée d’une civilisation, voire d’une végétation. Mel Gibson laisse à Herzog le baroque (Aguirre, la colère de Dieu, 1972), à Boorman le rousseauisme (La Forêt d’émeraude, 1985), à Malick le contemplatif (La Ligne rouge, 1998 + Le Nouveau Monde, 2005). Il parsème son métrage d’éléments autobiographiques, cf. Presque, surnom insultant d’adolescence, et filmographiques, citons les gamins de Mad Max : Au-delà du dôme du tonnerre ou le maïs de Signes. Comme le Messie avant lui, Patte Jaguar s’exprime au moyen d’une langue quasiment morte et pourtant Apocalypto parle à tous, parle avec le corps, le décor, l'élan du mouvement, des captifs ou de la caméra. Ici, tout commence et tout finit par une chasse, au tapir, au fuyard. Contrairement au risible The Revenant, Apocalypto immerge le spectateur dès son premier de plan, de travelling avant, dans sa forêt familière, faramineuse, avec une modestie, une énergie, inassimilables à de la grandiloquence, à de l’hystérie. La distribution, individuelle et collective, s’avère remarquable et remarquablement dirigée, démontre en douceur qu’un acteur de valeur se trouve derrière l’objectif. Tandis que les belles âmes égalitaristes nous bassinent avec la représentativité des dites minorités, Gibson enrôle dans son odyssée mésoaméricaine des natives et des « indigènes », des Amérindiens et des Latinos de Mexico. Mieux, il les filme en êtres humains, jamais en pantins de tourisme, de sadisme, d’œcuménisme.



Supposé antisémite en raison de remarques alcoolisés, motorisées, excusées, le vrai-faux Australien donne à voir et à entendre des gens rarement présents sur les écrans, hors de la niche communautariste, du ghetto falot. Catalogué conservateur, le conteur déploie une aventure certes centrée sur un couple avec enfants, motif iconographique de la mère maternelle à retrouver, à sauver, cependant il se garde bien de célébrer en laquais nanti l’ordre établi, sudiste ou hollywoodien, d’immortaliser avec nostalgie le règne inique d’une classe supérieure et en hauteur dont la connaissance du calendrier solaire lui assure un pouvoir d’imposture sur le peuple puéril, spolié. Curieusement, pas tant, Mel Gibson rejoint ainsi William S. Burroughs autant qu’il cite l’éminent (chez lui) Will Durant. Cédons l’exactitude historique aux doctes experts, le révisionnisme eugéniste aux autoproclamés VRP de la diversité victimisée, puisque Apocalypto se préoccupe de spectacle pensé, privilégie le réalisme et se fiche des anachronismes, fait du cinéma et non du documentaire. En dépit de son sujet, il s’agit d'une œuvre tournée vers la vie, l’envie, la vitalité, dépourvue du sentimentalisme paternel de L’Homme sans visage, du romantisme un brin scolaire de Braveheart et du dolorisme classé sanguinaire de La Passion du Christ. Vrai cinéaste pratiquant un engagement de chaque plan impressionnant, auteur généreux et audacieux, Gibson raconte une parabole laïque et eschatologique avec un souffle physique, une précision épique et un esprit d’indépendance, de résilience, assez uniques dans le paysage du ciné contemporain, pas seulement US. Davantage que vers Hergé ou Deodato, Apocalypto regarde vers Les Chasses du comte Zaroff & King Kong, magnifie une nature cette fois-ci exempte de gothique aristocratique, de bestiaire érotique, tant pis pour la Spydercam aérienne, de transparences poétiques et par conséquent de réflexivité méta.



Avec son humilité, sa radicalité, le film affiche une imagerie de démiurge et ça urge pour sa tribu capturée, déplacée, sacrifiée. Repeints en bleu à la mode Cameron (Avatar, 2009, déjà relecture des mésaventures de Pocahontas selon Terrence), nos condamnés traversent un marché aux esclaves digne des sympathiques Angélique de Bernard Borderie, et ceci ne surprend point, car Apocalypto participe du mélodrame (martial), du cinéma populaire vomi par les universitaires, d’une mise en images de la violence vilipendée par les misérables humanistes. Pas une seconde complaisant, ni envers lui-même ni envers ses personnages, Mel Gibson ne nous impose pas durant deux heures vingt une castagne sanglante entre estampillés sauvages ou un portrait à charge de l’empire maya déclinant, corrompu, peu porté sur l’écologie. Les guerriers se caractérisent par leur pragmatisme, pas par leur sadisme ; la caste des prêtres et des couronnés par sa rouerie, pas par sa racialité. La relation du père et du fils (perdu en pietà) néantise le moindre manichéisme et confère au prédateur bipède son inconfortable humanité. L’acteur-réalisateur-producteur et co-scénariste (avec Farhad Safinia, par ailleurs signataire d’une adaptation du réussi Le Fou et le Professeur, bouquin taquin de Simon Winchester à base de lexicographie et d’asile) livre un ouvrage vivant, respectueux, ambitieux. Il ne donne pas de leçon, il n’écrit pas une thèse, il ne macère pas dans la reconstitution bien-pensante, politiquement correcte ou publicitairement cosmique, merde à l’emmerdant Malick. Il boucle la boucle, piège identique utilisé à deux reprises, au début, à la fin. Il s’approprie un puits local et le transforme en utérus de rocaille, où la jeune mère résistante accouchera sous l’eau de son second marmot.



Il répartit l’héroïsme des deux côtés, « Pars en paix » réplique partagée d’exécution ou de suicide, il ne juge pas les assaillants ni les assaillis, il les filme avec une constante, stimulante empathie. Dans La Passion du Christ, le Diable prenait les traits d’un bébé obscène : dans Apocalypto, une petite pestiférée joue les pythies impitoyables et sa prophétie maudite finira par se réaliser, les chasseurs métamorphosés en proies supprimées à coup de sarbacane artisanale (merci à la grenouille venimeuse !) ou de hache ironique (trépas accompli en intégralité, eh ouais), avant l’apocalypse (épiphanie catastrophique) maritime européenne. L'ami (de Jodie) Mel ne s’interdit pas les CGI et substitue au tournage le numérique à l’analogique, alors que l’opus respire le réel, le sensoriel, les vrais arbres et la vraie chute d’eau, le vrai félin qui défigure ou le vrai serpent littéralement mordant. Dans une époque de généralisation du simulacre, au cinéma, par-delà, Apocalypto s’impose en expérience corporelle et duelle, requiem survitaminé, chant du cygne et ode à la survie. La coda, victoire à la Pyrrhus, envisage le débarquement des conquistadors, moment de sidération et ruse de virtuose. Nous savons bien comment se clôt l’histoire avec sa grande hache à la Perec, nous ne cesserons de payer la culpabilité de notre couleur de peau à tort immaculée, noircie par les crimes colonialistes de nos ancêtres. La fresque intimiste pourrait s’arrêter là, sur cette plage d’épuisement, de caravelles surréelles. Mel choisit de quitter sa famille décimée, rassérénée, au bord de la forêt, loin des cathos en costumes, loin de la peur à raison perçue par le patriarche en maladie, loin des yeux de l’Occident arrogant ou repentant, actif ou passif devant les bains de sang du temps passé, présent.



Film politique, parfois drolatique (gastronomie de testicules, médicament urticant pour soigner la stérilité, reproches en public de belle-mère vénère, sauvée), à l’argument dramatique, Apocalypto résonne avec les multiples problématiques de 2018 et s’appuie sur un malaise plus intemporel, existentiel, peut-être celui de Mister Mel, résumé avec justesse par le chaman, mise en abyme transparente de l’artiste en écho à celle de Carpenter au cours du similaire prologue de Fog. Malgré l’ensemble de ses puissances, l’espèce humaine abrite en elle un « vide » qui la rend « triste » et « vorace ». Doté de (dé)raison, comment commencer une « nouvelle vie », enfin libéré des épouvantes du capitalisme, du terrorisme, de la mansuétude émolliente, intéressée, réactionnaire, du droit-de-l’hommisme ? Comment accompagner les flux de réfugiés, comment refuser l’esclavagisme symbolique ou avéré, comment renverser une hiérarchie impie, impériale, orientale ou républicaine ? Comment transmettre aux descendants autre chose qu’une poubelle planétaire, surexploitée, en péril ? Comment sauter avec légèreté, lucidité, les obstacles des langues, des cultures, des idéologies afin de vivre serein, fertile, de cultiver la meilleure part du destin en commun et non plus des charniers à la Shoah, antichambre infernale de l’enfer vert purificateur ? Apocalypto ne répond pas, œuvre d’art et certainement point tract de politicien. Apocalypto répond à sa manière, cinématographique, haletante, émouvante. Douze ans avant que le récidiviste Monsieur Vincent Lindon ne joue les sinistres syndicalistes de Croisette suspecte, flanqué du sieur Stéphane Brizé qui continue à nous les briser avec son auteurisme français friqué, bien dressé, bien orienté, Mel Gibson, philanthrope polymorphe avec son propre argent, pas celui d’autrui, livre un blockbuster visionnaire dont chaque dollar des quarante millions de coût apparaît à l’écran, sert un propos intelligent.



Ni caprice de star ni pensum exotique, son quatrième effort, gracieux et belliqueux, bien servi par la sensuelle lumière de Dean Semler (rematez Razorback, Calme blanc, Last Action Hero, Appaloosa) et la partition atmosphérique de feu James Horner (flûte de Pan à la Mission incluse), séduit par sa sincérité, sa singularité, son actualité, son acuité. Le cinéma politique, pléonasme à la Pasolini, cherchons-le et louons-le en leur compagnie, pendant que les VIP cosmopolites, triés sur le volet au mois de mai, encartés, télévisés, policés, s’astiquent encore un peu, en prélude à leur décapitation programmée, à leur réduction au silence d’indifférence, dans l’écrin malsain d’un festival à deux balles. Ce monde médiocre, cette vitrine autarcique, devraient crever, imploser, et vite, sur un autel huileux d’hémoglobine ou d’une quelconque façon de saison, en ligne ou non. Qu’ils ne comptent surtout pas sur nous pour les restaurer, les réparer, les regretter, rédiger leur nécrologie jolie : les sociétés (fermées) trépassent et le cinéma (toi, moi) renaîtra, voilà – ou pas.

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