La Cité de la peur : Mécanique de Cannes
Pastichons l’hommage d’André Malraux à Jean Moulin : par ici la
sortie (du lundi), Gilles Jacob…
Cinéphiles ou non, nous vivons tous « à
l’insu de notre plein gré » dans un monde pop et pornographique, les deux domaines soudés dans la parole
politique. Renversant la perspective (Nevski) de la philosophie antique ou de
la religion monothéiste – les Idées, le Paradis en délicieuses vérités
supérieures après les tourments et les mensonges terrestres –, l’existence
contemporaine, consumériste et connectée, mélange les régimes (d’image, de
gouvernance), traverse en une seconde les frontières (étatiques, identitaires),
abolit les anciens dualismes (économiques, métaphysiques) pour en métamorphoser
d’autres (nouvelles formes du féminisme, du moralisme, du terrorisme). La « réalité »,
en 2016, en France et partout ailleurs, s’apparente à une fiction planétaire, à
un récit généralisé, véhiculé autant que conceptualisé par le langage
numérique, à un vaste réservoir de mythes historiques, subjectifs, à la fois
épiques et intimistes. Désormais, le réel ne « fait retour » que
ponctuellement, lors d’attentats (spectaculaires) abouchés aux extases du
marché, de massacres de masse (proximité de l’étranger) associés aux communions
musicales ou sportives, de maladies individuelles et de phénomènes
physiologiques (banalité de la vieillesse retardée, médicalisée, monétisée)
dont le caractère indéniable, voire irréversible, se voit conjuré, à
l’intérieur même de leur champ d’expérimentation, ce corps condamné à faillir,
à ne plus se souvenir, à mourir, grâce à une célébration constante,
outrageante, de la jeunesse, du sexe, de l’immortelle éternité du désir
(principalement celui d’acheter les innombrables avatars de la nouveauté,
volontiers confondue avec la modernité).
Le cinéma, art illusoire et narratif
par intérêt (financier), non par nature (ontologique), prend acte de cet
envahissement fictionnel, affiche un recul comptable et symbolique face au jeu
vidéo, davantage immersif et interactif, surenchérit dans le bazar nietzschéen
des super-héros (démonstration par l’absurde des potentialités informatiques)
ou s’épuise dans le sillon superficiel du ressenti social (vieille veine
doloriste, misérabiliste, bien-pensante et petite-bourgeoise). En l’absence
programmée, constatée, du référent premier, autrefois traduit/traqué par
l’avant-garde muette puis le documentaire parlant et théorique
(« ciné-œil » et « cinéma vérité »), le néo-réalisme, les
vagues dites nouvelles, européennes et américaines, à l’orée des années 60, il
se perpétue cependant, se survit à lui-même, pour ainsi dire, sa mort plusieurs
fois annoncée, de la concurrence de la TV dans les années 50 à celle d’Internet
aujourd’hui, en passant par les oraisons des années 80 suscitées par le clip et
la publicité, sans doute déjà advenue (Rome, ville inerte), finalement démentie
chaque mercredi (jour des sorties ou exposition hebdomadaire des cadavres,
selon le point de vue) et dans certains pays (belle évidence vivante de la
Corée du Sud). Mieux, il parvient rituellement à « se donner en spectacle »,
au sein d’enclaves légitimées par les « bonnes intentions » (contrer
la mainmise de Goebbels et Mussolini en Italie), la pérennité, la critique, en un faisceau
de festivals-foyers incestueux (infectieux ?) où se rencontrer, se saluer,
se faire huer, se congratuler, commercer, surtout, entre « professionnels
de la profession » toujours inquiets de la « bonne santé »
sonnante et trébuchante de leur activité alors hissée, sous les feux (de la
rampe) croisés du glamour, de
l’auteurisme, de l’engagement et du bon goût (international), à la hauteur
(arrogante) d’un « septième art ».
Notons au passage que cette mise en
abyme à usage interne, avec sa part de piètre apparat, de séduction berlusconienne
(riches costumes locatifs « de rigueur », robes affriolantes,
escarpins de mannequins, tapis rouge royal, marches patriciennes, foule
retranchée à l’extérieur du sanctuaire, priée d’applaudir le cortège de stars, de célébrités, d’inconnus
forcément illustres, mille visages captivants capturés par l’objectif amateur,
reliques éphémères pieusement conservées dans des albums à feuilleter chez soi,
en ersatz de familles et d’amitiés) se situe dans l’Hexagone sous le soleil de
Cannes au mois de mai, loin des ténèbres expressionnistes de Berlin, des brumes
viscontiennes de Venise, de la nonchalance suissesse de Locarno, de la
mélancolie maritime et romantique de Deauville, de l’humilité généreuse,
radieuse et (parfois) pluvieuse de La Rochelle (au lecteur d’établir sa propre
cartographie à partir de la nôtre, volontairement succincte). Elle reproduit
donc « inconsciemment » le parcours – la conquête de l’Ouest
revisitée, pacifique, hégémonique – des pionniers étasuniens venus ériger le
royaume de leurs rêves d’immigrants à Hollywood, y bâtir l’empire, en pleine
lumière, d’un art de l’obscurité, sinon de la nuit (de la production à la
promotion, les fantômes miroités nécessitent une certaine chaleur, du cadre
géographique ou de la « couverture » médiatique, de l’équipe ou du
public). Alentour, les sociétés peuvent bien sursauter, convulser, tétaniser –
en 1939, la Pologne succombe ; en 1968, Geraldine Chaplin, Carlos Saura et
Jean-Luc Godard, beau trio, s’accrochent aux rideaux –, Cannes ne s’interrompt
qu’afin de renaître, immarcescible phénix septuagénaire.
Il convient certainement de
considérer ce non-événement avec l’ironie et la distance qui lui siéent, de
l’affronter à la manière du jeune David Cronenberg à la fin des années 70,
cinéaste débutant effaré une première fois par le « cirque » cannois,
amusé la seconde (à la suite) par son effervescence triviale (depuis, le Canadien
urbain, à présent réinventé romancier trop familier, revint, honoré, choqua,
remercia, présida, récompensa une certaine Rosetta), de ne l’aborder qu’avec
circonspection ou sarcasme, sous la pléthore des sections, des prix, des
conférences rebaptisées « leçons » (ah, l’infinie générosité, sans
une once de narcissisme, de ces réalisateurs, compositeurs, acteurs se prêtant
à l’exercice supposé pédagogique de l’autobiographie appliquée, du CV
transcendé en viatique, de la filmographie commentée, aussi stimulant et
passionnant que l’enseignement des écoles de cinéma, quand une après-midi
suffit à faire le tour d’une caméra, si l’on en croit Orson Welles dépucelé par
Gregg Toland, quand une vie entière ne suffit pas, tant pis, à tout voir,
puisque l’on apprend réellement les films en les regardant, en les tournant, en
écrivant dessus, éventuellement, et certainement pas en restant sur son séant à
l’écoute respectueuse, onctueuse, doucereuse, d’autorités discutables en fin de
carrière, de gloires engluées sur le point de s’éclipser, de professeurs
d’université incapables de gérer un tournage, à l’instar des
« tuteurs » d’ESPE, des inspecteurs de l’Éducation nationale pas même
fichus d’intéresser, de tenir tête à une trentaine de gamins, a fortiori issus des « zones
sensibles » – risible misère des experts, des spécialistes, des mandarins,
des objecteurs de conscience assermentés ou improvisés). Qui se soucie vraiment
de Cannes de nos jours (très) troublés ? Ses organisateurs, bien sûr, ses sponsors, ses « sociétaires ».
Trois semaines avant l’ouverture de
la « manifestation culturelle », une scène assez « surréaliste »
se produisit, cristallisant la paranoïa sécuritaire d’admirables dirigeants
démagogiques, à l’efficacité proverbiale amplement démontrée sur deux années.
Le 21 avril, date emblématique pour les citoyens français, lestée d’une
connotation de psychodrame collectif (souvenez-vous, que diable, du
« séisme » causé par le premier tour des élections présidentielles de
2002, de la présence apparemment surprenante et « démoniaque » de
l’extrême droite, de la « démission » du candidat socialiste, de
l’appel au « front républicain » et fariboles du même
« calibre »), quatre terroristes cagoulés (mais pas ceux du FLNC,
ouf), armés, chargés de sacs à dos, investissent le Palais des festivals, drapé
pour l’occasion d’un tapis bleu (Marine ?). Ils échangent des tirs (à
blanc, n’éloignez pas les enfants, angelots 2.0 préoccupés par une tuerie en
POV ou un gang bang en HD) avec les forces de l’ordre républicaines (policiers
nationaux et municipaux main dans la main, nique à la guerre des polices plutôt
que « nique la BAC », so),
font s’écrouler des passants-figurants (deux cents), laissent filer un groupe
de quinze otages les mains sur la tête, escortés derrière des bacs de fleurs
(du mâle) par des gendarmes en joue, vite secourus par des sapeurs-pompiers,
avant que le RAID (l’unité d’élite, pas l’insecticide) ne vienne mettre le holà
et un terme à tout cela, exercice réussi (seule la vérité « échoue »,
ne parvient pas à se conformer à la simulation rassurante) sur un théâtre (d’opérations,
disent les militaires) « grandeur nature », qu’un Sergueï Eisenstein,
fan notoire d’uniformes masculins et
d’escaliers sanglants, dut apprécier, de l’autre côté (morrisonien), à sa juste
mesure.
David Lisnard, maire PR, proféra cet
aphorisme irrésistible : « L'exercice n’est pas la réalité, mais l’exercice
permet de préparer la réalité et de limiter le risque ». Amen laïc et boucle bouclée avec le
prologue de cet article, la praxis
calquée sur la mimesis, elle-même
« inspiratrice », tel un effet boomerang,
des attaques et des actes de terreur retransmis en direct ou en léger différé via les cellulaires (le 11-Septembre en
quelque sorte modélisé sur l’imagerie catastrophe hollywoodienne, pour parler
comme Baudrillard). Là réside peut-être, « par la bande », à la merci
de l’actualité, la vraie valeur contrebandière de cette parade puérile et
puissante (outre la toujours possible découverte de talents émergents,
notamment dans le maquis du Marché du film) : un festival au final guère
festif devient le décor avéré, « en dur », d’une monstration d’origine cinématographique (la Mostra vénitienne montre,
littéralement) qui n’oublie pas de révéler la monstruosité (étymologie latine commune) du film-réalité, liant
impunément, dans une réflexivité frisant l’ivresse sémiologique, cinéphilie et
tératologie, effets spéciaux et caractère spécieux des ripostes démocratiques,
paillettes, fun, œcuménisme de façade
(cf. les âpres et fratricides délibérations dans la villa tout sauf sadienne
perchée sur l’éther maralpin) et radicale altérité (sise au sein sociétal,
serpent diablement turbulent éclos hors de l’œuf hollandesque, hélas, à défaut
de son homologue bergmanien), victimes définitives, litanie en « temps
réel » des atrocités intra-muros
– Cannes, parenthèse désenchantée de consanguine frivolité, dérisoire foire aux
vanités, agora mercantile et
(rarement) inspirée, carrefour de tractations, de collusions, vitrine de
postures, d’impostures, d’esthétiques et de cosmétiques (« parce que vous
le valez bien »), paraphe la létale vulgarité méta de temps faussement
insouciants.
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