Sukkwan Island : La Classe de neige
Qui se souvient du beau Limbo de John Sayles, survival surprenant, émouvant, impressionnant dans sa fin suspendue ? Similaire
et différent, voici son pendant littéraire…
Novella (memento Différentes Saisons) autobiographique vite écrite (deux
semaines) et vite lue (un couple d’heures, disons), longtemps refusée puis
primée, devenue roman international à succès, critique et public, à récompenses (dont le Médicis étranger), via sa
publication en français chez Gallmeister (Nature
Writing, collection adéquate), Sukkwan Island séduit dès son incipit élargi aux dimensions d’un
paragraphe paranoïaque, cosmogonie miniature et misanthrope, première et
meurtrière « leçon de vie » adressée par un père à son fils (« Ainsi
commence ton éducation à domicile »). David Vann, « grand gaillard »
souriant, universitaire ponctuel, exilé volontaire (bravo) qui ne supportait
plus la « culture des armes » de son pays (parallèle au mépris de la
culture des livres, y compris à la surfaite New York, capable d’encenser
Jonathan Franzen alors qu’elle oublie Cormac McCarthy, l’une des idoles de
l’auteur), ni les républicains, associés à des malades mentaux (la
candidature-investiture du surréaliste et sinistre Donald Trump lui donne
raison), ni les démocrates (juste critique de Barack Obama, beau parleur et VRP
d’Amazon), transpose le suicide paternel (dédicace liminaire au quadragénaire)
et ses treize ans déterminants, renverse son drame intime (le gamin se fait
exploser la tête avec un Magnum .44, revolver
et non pistolet, reprocherait Manchette à la traductrice imprécise, paraphe
purement américain d’une tragédie discrètement ironique, telle la réaction de
Jim questionné par les flics : « Je suis dentiste. C’est
monstrueux ! Je n’ai pas tué mon fils »), va jusqu’au bout de la
fable cruelle et morale (frisant parfois le moralisme) en suivant le survivant en
sursis, amaigri, ignoré, repéré grâce à un incendie, durant la seconde partie, changement
de point de vue narratif habile qui nous place au côté du criminel par
procuration (il remit l’arme à son fils, chien armé) alors que l’on suivait
jusqu’ici leur installation pour le moins problématique dans un coin vraiment
perdu de l’Alaska sudiste comme à travers les yeux du gosse (focalisation interne
faible, pontifieraient les professeurs de Lettres).
Élevé « dans une famille de
menteurs », « un très bon entrainement pour écrire », Vann ne
raconte pas à la première personne et ses rares dialogues refusent la
typographie courante (alinéas privés de tirets, donc) mais il s’inscrit dans
une tradition esthétique étasunienne du paysage, de la Frontière, du rapport de
l’Homme avec le monde et surtout lui-même (Cooper, Thoreau, la peinture du
dix-neuvième siècle, les films de Michael Cimino). Observateur sans pitié, sans effets (sa prose, limpide comme une rivière de là-bas, trouble
comme le sommet d’une montagne abolie par le brouillard, coule d’un seul trait,
baigne le lecteur dans une violente douceur, énonce des choses assez terribles
avec une voix calme, sa puissance de déflagration assourdie, intériorisée, à la
manière d’Emmanuel Carrère nous narrant naguère les terrifiants cauchemars in fine
réalisés de son petit Nicolas à lui, prisonnier d’une noire virginité neigeuse
davantage développée), l’ancien navigateur nous embarque dans un voyage
intérieur où l’environnement épouse le psychisme, où il acquiert un caractère
abstrait sans jamais se départir d’une intense évidence sensorielle (le
romancier évoque cette idée balzacienne, ou faulknérienne, dans son éloge de Méridien
de sang, publié sous la forme d’un essay
par The
Guardian en date du 14 novembre 2009, concluant avec perfidie et
indépendance par un aphorisme qui plairait à George A. Romero, John
Carpenter ou Brian De Palma : « A great American novel can only be anti-American »).
Isolés (brèves visites de Tom, le pilote d’hydravion ravitailleur) entre ciel
et mer sur un bout de terre peu clément (planches récalcitrantes, pillage des
provisions par un ours délaissant Boucles d’or, pluie glacée), le duo repose
sur un malentendu ou un marché de dupes.
Jim veut se purifier, se réinventer,
se retrouver, loin de ses deux divorces, de ses soucis avec le fisc, de son
obsession sexuelle (la pornographie revient en mineur dans sa latence de branlette pubère dans les bois, de désir
adulte stérile, de magazines « masculins » feuilletés dans la cabine
du rafiot de la fuite), de ses migraines nocturnes, source sinusale d’insomnies chroniques, de pleurs pathétiques,
de ses tendances suicidaires, aussi (il glisse ou saute d’une petite falaise en
forêt). Roy, héritier malgré lui de ce mode de vie idéalisé basé sur la pêche et la
chasse (initiation collective à la violence, cf. The Deer Hunter ou les
souvenirs de jeunesse de Peckinpah), de cette lubie perçue en renaissance, en
relecture de la geste originelle des pionniers, veut vite rentrer au soleil de
Californie, entre sa mère et sa sœur qui vont pleurer puis haïr cet ex-mari adultère et toujours père
doublement irresponsable, collatéralement coupable (le shérif Coos, dans son
aveuglement vengeur, voit clair en lui : « Laissez-moi vous dire que
si vous avez tué votre fils, et je crois que c’est le cas, je ferai en sorte
que vous alliez en prison. Et si vous en sortez un jour, je vous tuerai de mes
propres mains »). Il accepta cette année entre hommes, au sein de la wilderness (relative, absolue) à peine
dérangée par la lecture (rapidement abandonnée, à l’instar des devoirs
scolaires, du manuel d’histoire et de son chapitre romancé, manquant de faits,
consacré à la guillotine de Robespierre) de Louis L’Amour ou de Moby Dick, uniquement pour
parer le souhait de mort (death wish de Bronson retourné contre soi) de
son géniteur, son refus équivalant à une probable auto-suppression (ce qui
advint dans la vraie vie de Vann). Hélas, le petit homme au seuil de
l’adolescence, incapable de reconnaître sa propre enfance, la façon dont il
pensait l’année dernière seulement, va opter pour une solution radicale et
létale, imprévisible et logique, foudroyante et tout sauf transcendante.
Car ce grand petit livre cassé en
deux, césure de la diégèse après laquelle l’autre moitié s’apparente à une
dérive en solitaire, une évocation du passé enterré, littéralement, à l’image
du cadavre raidi, en train de se décomposer dans son sac de couchage, attaché,
dans une scène grotesque et bouleversante (Sukkwan Island fait penser à Shining
autant qu’à Simetierre, magistrales allégories sur la faute des pères, leur
dangerosité foncière, leur tendresse insuffisante, leur impuissance à conjurer
leur peur, leur auto-apitoiement, leur dégoût, leurs addictions, leur noblesse gâchée
assortie du prix à payer insensé de la paternité), à la chaise d’une cuisine
empuantie, foyer d’une cabane confortable, propriété d’une « famille
laide » en refuge par effraction, s’il reformule en partie (dans le
sillage de King) le sacrifice d’Abraham (la découverte gênée de la nudité
paternelle aux toilettes après sa chute évoque la malédiction de Noé, ivre et
nu, lancée contre son petit-fils Canaan) ne verse à aucun moment dans une
religiosité de secours, un panthéisme risible et rassurant (David Vann ou l’anti-Terrence Malick). Jim lui-même
aimerait croire à ces sornettes, mais il n’y arrive pas, pas plus qu’il ne
parvient à vivre sans femmes. Dépourvu de salut, de rédemption, de seconde
chance, Sukkwan Island constitue un chemin de croix
immobile (a contrario de La Route (2006), autre odyssée
attristée, errance eschatologique et familiale, base d’une adaptation
appréciable bien que hautement illustrative par John Hillcoat), un compte-rendu
poétique (évocation des ténèbres et de la lumière, non joliesse soumise à la
phraséologie), souvent poignant, d’une aventure viciée dès l’ouverture, sa coda
sans merci (Jim noyé par deux escrocs assassins et voleurs, sombrant dans
l’océan obscur et saisissant enfin, trop tard, « que Roy l’avait aimé et
que cela aurait dû lui suffire. Il n’avait simplement rien compris à temps »)
bouclant la boucle avec le puritanisme (Jim, père « démissionnaire » et
mari indigne, périt par sa progéniture spéculaire, paye effroyablement son
incessant péché de chair) du prologue (tempéré par l’humour noir de Roy, sa
remarque interrogative sur le mariage de ses parents identifié en genèse des emmerdements suivants).
Depuis 2008, Vann poursuit son
auscultation in vivo d’une nation malade, encore traumatisée par le 11-Septembre et
ses conséquences, royaume défait, damné, de vétérans délaissés, de lycéens
meurtriers (le sujet de Dernier jour sur terre, variation de
Rage,
enquête complète sans lecteurs aux USA), de lobbies
sécuritaires et racistes (la NRA et compagnie). Il n’écrit pas pour divertir,
pour faire passer un « bon moment » à la plage ou au lit, encore
moins pour complaire à un lectorat hexagonal dit de gauche prompt à féliciter,
honorer, tout ce qui vient d’Amérique pour en dire du mal. Écrivain
définitivement américain par son parcours (il vécut, sur mer, avant d’écrire,
il connut une « lourde » histoire familiale, faillit succomber à la
tentation de la solitude, du repli sur soi, arme à la main et des anonymes dans
le viseur, avant de découvrir le théâtre, l’empathie, les vertus curatives,
cathartiques et alchimiques de l’écriture, création lucide, généreuse, de
beauté dérangeante à partir d’une horreur banalisée, acceptée, éprouvée), par
son sens du paysage (acteur à part entière du mélodrame humain), du récit (comportements
plutôt que psychologie, trivialité de l’épopée), par ce mélange de sexualité,
de culpabilité, de consanguinité, de proximité à la Faulkner, David Vann
signait là une vraie réussite, captivante et marquante, simple et mystérieuse
(tel un suicide), portait populaire et profond d’un père infantile et d’un fils
trop mature, d’un terre somptueuse,
décevante, indifférente et hostile, d’une contrée contradictoire (la liberté
abouchée à l’exploitation), érigée sur un génocide, une vaste hypocrisie colonialiste
relayée par les mythes de la presse avant ceux du cinéma. Qu’il l’aime
cependant, par le biais de cet inoubliable couple désaccordé (le personnage de
Rhoda, lesté d’un redoutable pedigree
parental, reviendra dans Désolations), ne fait aucun doute,
comme nous aimons Jim & Roy, par-delà leurs violences et leurs carences
transnationales, universelles.
La littérature devrait toujours
afficher cette humilité, côtoyer ces hauteurs, ne faire aucun cadeau au
lecteur, le prendre par la main (ou à la gorge) et l’amener, avec une précision
de témoin, avec un talent de conteur, avec une vérité d’auteur, dans un
territoire qu’il craint d’arpenter, non pour le danger qui s’y trouve, qui
l’attend (sentiment d’être traqué ressenti par Roy) mais par la familiarité de
celui-ci, la reconnaissance essentielle de cet abîme en lui et en autrui, à
peine séparé de la normalité, de l’innocence, du sens convenu, socialement
reconnu, par une fine frontière, cent-quatre-vingt-onze pages de papier, fragile
et indispensable navire de mots pour plonger en soi-même, dans la tourmente (le
maëlstrom de Poe), pour choir sans espoir, sans main tendue (sinon celle de
l’artiste, qui coule avec nous, nous précède), afin, qui sait, peut-être, de parvenir
à transcender cette chute à l’échelle d’une vie vécue en claire et apaisée « leçon
de Ténèbres », en avertissement urgent, élégant, en appel actuel, intemporel,
à une féconde compréhension, un avéré respect, l’avènement d’une relation
sincère, à hauteur d’homme (Dieu, peu importe son nom, l’argent, le pouvoir, la
haine, la coercition, l’autarcie, la stupidité, l’arrogance, notre minable nourriture
au quotidien, laissons-la à ceux qui en font le commerce prospère, électoral,
systémique, terroriste, au moins le temps d’une lecture enrichissante,
signifiante, vaillante) et de femme, d’enfant et de cabane (pieuses illusions
nécessaires). Arrivé au bout du trajet, au terme de la chronique d’une mort
annoncée, retardée, soupçonnée dès les premières lignes et la quatrième de couverture,
Jim, transformé en un « acteur prisonnier de sa propre douleur »,
dissocié de sa souffrance, placé sur une tangente au cercle infernal de
l’insupportable réalité si peu réaliste, crédible, et cependant indubitable, ne
pouvant plus être niée ou réparée (il rêve éveillé à la chaleur édénique de
Bora-Bora), laisse derrière lui une cache de vivres ironiquement inutile, une
radio fracassée, un tertre profané (il monologue pour Roy, avatar de John Wayne
devant la tombe selon John Ford), un frère aphone au téléphone (réminiscence
absurde, presque obscène, du bon vieux temps passé ensemble sur un chalutier au
milieu d’une flotte de pêche peuplée de Norvégiens) et le fantôme insaisissable
d’une prostituée de hasard en vain cherchée dans la nuit de la ville (Non, ce pays n’est pas pour le client
désespéré, pasticherait-on McCarthy).
Quittant à nouveau la déréliction
commune d’une civilisation judiciaire, procédurière (il voudra se rendre in extremis,
demandant au capitaine « d’une laideur féroce », la vilenie de son
âme matérialisée par des taches de vin sur le haut de son crâne chauve, de
manœuvrer en demi-tour), le protagoniste endeuillé assiste à une aube
aveuglante, premier matin du monde du dernier jour de son existence (cet avant
final virginal semble rimer, en écho profane, avec l’épilogue mystique et méta
des Aventures
d’Arthur Gordon Pym, illustrissime prédécesseur du Melville, admiré par
Rimbaud et Lovecraft, clos sur le franchissement imminent d’une cataracte, sur
le surgissement sidérant d’une « figure humaine voilée, de proportions beaucoup
plus vastes que celles d’aucun habitant de la terre. Et la couleur de la peau
de l’homme était la blancheur parfaite de la neige » – notez que le
précieux Baudelaire traduit la première occurrence du neutre original figure par son homonyme français, au
risque du pléonasme et du faux-ami, de préférence à silhouette ou forme, et
qu’il transpose la seconde en lui conférant un genre particulier). Sur le ferry qui le conduit vers son destin, il
tente une ultime fois un contact humain, avec une femme revêche attablée, au
regard (et au ton) las et mauvais (« Il voulait juste trouver quelqu’un à
qui raconter toute son histoire afin de pouvoir lui-même la comprendre »).
Le reste ? Vingt-sept mille dollars
difficilement récupérés sur son compte bancaire, verte obole à un Charon
dédoublé en Janus haineux, Chuck et Ned armés d’une corde autour de son cou pour
le faire tomber de sa couchette puant la sueur et d’une batte en bois pour lui
casser les jambes. Jim, pitoyable et apitoyé, Ponce Pilate martyrisé par un
châtiment christique, un supplice de fait divers, conscient du « spectacle
grandiose » de « l’océan infini », s’enfonce dans ses
profondeurs insondables, aussi enténébrées qu’un cœur et un esprit d’homme,
tandis que Sukkwan Island s’apprête à laisser en nous
une empreinte éprouvante et superbe, comme la belle cicatrice d’une admirable
morsure au feu vif de la vie et de l’art.
En guise de PS, ces quelques mots amicaux datés du 17 septembre :
Thank
you, Jean-Pascal. Very kind of you.
Cheers,
David
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