La Part des ténèbres : Les Oiseaux
On conservait l’agréable souvenir d’un film imparfait vu en salle et VF
au siècle dernier : son visionnage en DVD (donc en VO) pourvu d’un master haute définition affine et revitalise l’avis – ça ne change pas,
un homme, un homme, ça vieillit, bramait
l’immortel Johnny, notre King aux origines belges…
Bird of Prey
Flying high
Am I going to die
Jim Morrison, An American Prayer
Le générique de début indique The
Dark Half et cette « sombre moitié », traduction littérale,
presque toujours préférable, se voit devenir dans la langue de Descartes et
Racine (la raison, la passion) La Part des ténèbres, équivalence
littéraire, pratique et poétique, à mi-chemin du fantastique et de la foi.
Plutôt que le Dark Knight(riders), la transmutation lexicale nous évoque My
Dark Places de James Ellroy, muté ici en Ma part d’ombre (ce
livre-enquête captivant et poignant représente un magnifique requiem maternel). Le nom de Timothy
Hutton apparaît, avec lequel George A. Romero, qui écrit, produit et réalise,
ne s’entendit guère, malgré son urbanité légendaire (il sourit souvent lors des
entretiens, regarde le monde et sa filmographie avec une saine distance),
connut quelques difficultés. L’ex-époux de Debra Winger réapparut bien plus tard
dans un autre film consacré (en partie) à l’écriture, à ses risques et périls
bien réels : The Ghost Writer de Polanski. Les amateurs des romans de
Stephen King ne sauraient ignorer la genèse de La Part des ténèbres,
œuvre autobiographique, par conséquent réflexive, encore davantage que Shining,
passeport de l’auteur vers la sobriété « définitive » et
transposition romancée des mésaventures de son double de papier, le fameux
Richard Bachman, écrivain moins sanguin, dans la double acception du mot, et surtout
rétif aux farces et attrapes de l’horreur (la tourte maudite de La
Peau sur les os le démasquera, malédiction gitane – sorry, Tony Gatlif – reformulée par le
Raimi faussement marxiste de Jusqu’en enfer). King, saisi par la
matérialité glacée du fait divers, interdit Rage, ce qu’il délivra
sans doute de plus intéressant sous son pseudonyme (Donald E. Westlake publiera
sous un nom de plume familier, Richard Stark). La vie imitant l’art, dirait
Oscar Wilde, ce récit (à la première personne) de la chute libre (remember Michael Douglas) et meurtrière
d’un lycéen annonça, fit réfléchir sur le massacre de Columbine d’une manière
mille fois plus honnête et lucide que le pensum
du bien-pensant Michael Moore.
Anyway, le
romancier opposa son veto à des
parutions ultérieures, reproduisant le geste d’auto-censure de son meilleur
ennemi, un certain Stanley Kubrick, retirant de l’affiche Orange mécanique après moult frasques de hooligans
anglais (pléonasme, susurrent les opposants au Brexit). La Part des ténèbres, le
livre, se clôt par ailleurs sur une fin douce-amère, bien moins « heureuse »
que celle du film, Liz s’interrogeant sur la probable résurrection du démon
très familier de son mari (à force de coucher
avec le diable, pour reprendre le sous-titre de l’anthologique biographie
de Jim Thompson signée par Michael McCauley, préfacée par King lui-même, il
finit par vous faire des enfants, ou obscurcir votre regard). La diégèse débute
en 1968, l’année de La Nuit des morts-vivants. Si l’opus séduit autant plus de vingt après sa sortie (repoussée pendant
deux années à la suite de la banqueroute d’Orion, éphémère représentant d’un
certain cinéma des années 80 liquidé par la décennie suivante,
prolongation-purgatoire de douze mois en Australie dans le sillage de son échec
commercial et critique aux USA), il le doit aussi à trois talents conjugués. Christopher
Young, collaborateur des réalisations-productions de Sam Raimi et compositeur
de L’invasion
vient de Mars version Tobe Hooper ou de Hellraiser par Clive
Barker himself, élabore une partition
inspirée, jamais intrusive, dentelle enténébrée osant même un passage vocal à
faire pâlir de jalousie Danny Elfman. Pasquale Buba, monteur complice (six
travaux en commun, de Knightriders à Deux yeux maléfiques, en
passant par Creepshow, Le Jour des morts-vivants et Incident
de parcours), œuvra en outre sur le refroidissant Heat de Michael Mann et
démontre sa virtuosité le temps d’un gracieux et lent fondu enchaîné, trait
d’union à la Minnelli entre un coup de fil affolé puis une macabre confirmation
(assassinat de l’éditrice), sommet d’expressivité discrète et l’une des raisons
d’aimer ce titre parasitaire (Romero absorbant son ami King, ou l’inverse, à
l’image du jumeau incapable d’autonomie, assimilé par l’organisme darwinien).
Quant à Tony Pierce-Roberts,
directeur de la photographie britannique, partenaire de l’américain James Ivory
pour Chambre
avec vue, Retour à Howards End et Surviving Picasso, il sublime la
Pennsylvanie chérie de « Georgie » (tournage dans les environs de
Pittsburgh, of course), le numérique
ranimant et rendant une vraie justice à son admirable travail sur les ombres
(des intérieurs ou des extérieurs), sur la couleur, sur le pastel des jours
ruraux, au croisement de Norman Rockwell et Henry James. Le gamin écrit la nouvelle
matricielle Ici sont les tigres (présente dans le recueil Brume),
tout premier essai de Stephen King, faut-il le rappeler (le titre donne
également le ton, amorce la sauvagerie dissimulée sous le paysage pacifié de la
Frontière provinciale, encore à l’écart des soubresauts sociaux de l’époque).
Dans un hôpital religieux, théâtre cruel d’une opération chirurgicale mettant à jour
la survivance cérébrale d’un jumeau insoupçonnable, une nonne infirmière se
signe, sidérée par un déferlement suspect de volatiles. « 23 ans plus tard »,
une jeune femme flanquée de jumeaux en bas âge lit la première mouture du roman
de l’écrivain grandi, admiratrice sincère, épouse asexuée (Romero abandonne
volontiers à d’autres les rivages de l’érotisme, se bornant à parer le sexe
d’un halo sardonique ou létal, dans Season of the Witch ou Martin).
Nous voici au pays du confort bourgeois et de l’hygiénisme sentimental.
Beaumont, contrairement à son alter ego
infréquentable (high toned son of a bitch
roulant en Toronado vintage à l’ébène
de tombeau, rapide corbillard digne de la rouge Christine), ne boit ni ne fume
plus, il vit bien, à Ludlow, dans sa belle et claire maison à colonnes
sudistes, entouré de sa tendre femme (cuisinière avec des progrès à faire, une
dinde sectionnée de saison, puisque Thanksgiving approche, peut en témoigner),
de ses adorables, forcément adorables, bambins, de sa spacieuse voiture et de son poste
(appréciable, apprécié) à la « fac ».
Dans La Part des ténèbres, le lointain
New York de l’éditeur se réduit au bruit en sourdine d’une grande ville, à des
gratte-ciels photographiques agrandis à travers des fenêtres de décor, espace
psychique à l’instar du Tanger camé du Festin nu (la lecture de
Cronenberg). « Ne cherchez pas de portée sociale » plaisante le
conducteur sur la route de sa résidence secondaire à Castle Rock, tandis qu’un
envoyé de People Magazine se délecte à lire à voix haute un passage gore des bouquins gagne-pain commis sous
la panoplie patibulaire de George Stark (« La photo est fausse »
affirme judicieusement le maître-chanteur amateur), scène de torture porn verbale dégoûtant la prude et
attachante Amy Madigan (Madame Ed Harris pour l’état civil, revue dans Pollock
loué sur ce blog ; son compagnon,
substitué au shérif Pangborn du précis Michael Rooker, affrontera un Lucifer
féru du commerce des âmes dans Le Bazaar de l’épouvante). Pourtant,
Romero demeure un réalisateur réaliste, satirique et politique, d’où cette
cartographie implicite d’une Amérique gentiment inculte, arriviste (le
Pulitzer, rien que ça), patriarcale (comparez les personnages féminins en
retrait avec les habituelles héroïnes charismatiques, déterminées,
intelligentes, parsemant la filmographie) et si WASP (nul Noir à voir, a contrario de leur importance tout
aussi déterminante au même endroit, particulièrement dans les deux premiers volets
de la pentalogie zombiesque). La « planque » chaleureuse dispose
d’une nounou (Christine Forrest, ancienne compagne de George A. Romero, fait un
caméo en Trudy et co-produit sous son nom de jeune fille) et d’un photographe
irrésistible, le vénérable Homer Gamache (ses grosses lunettes et sa veste
safari chipées à qui vous savez), adepte d’ours en peluche confinés dans des cercueils
en « commentaire définitif sur la mort à l’américaine »
(possible épitaphe pour notre cinéaste), futur album que le romancier pourrait
préfacer, pourquoi pas ?
L’interviewer
et la persona, résolue à se
débarrasser de son doppelgänger pratique mais encombrant, s’assoient dans
l’antre d’un bureau secret caché derrière le mur d’une bibliothèque amovible,
cœur noir et créateur d’une maison de campagne sise au bord d’un lac et comme
issue d’une revue d’habitat pour classes supérieures éprises d’authenticité
américaine. Le crayon ou la machine à écrire ? Avec le premier, Beaumont
écrit en tant que Stark ; avec la seconde, cadeau de sa chère maman, il se
rêve, gamin, déjà écrivain (quitte à louper son bus scolaire, à se faire terrasser
par ce que l’on suppose d’abord être une tumeur). Le crayon révèle la part
d’enfance du voyou, la machine l’installe dans une profession (en France, on
parle de statut, l’écriture revêtue de toute une mystique nationale assez
surfaite, à base de « sorcellerie évocatoire » à la Baudelaire ou de
« voyance » à la Rimbaud). Et le drapeau étasunien, comme de bien
entendu (à chaque peuple ses lubies), pendouille au cimetière (memento le prologue de La
Nuit des morts-vivants) de Homeland, lieu familial de la cérémonie
fantoche (ne marchez pas sur les morts, réclame le vieux fossoyeur), où
surgiront d’étonnantes empreintes autour d’une fausse tombe, concession achetée
par le père pour son fils, croit celui-ci (il « brûle »). Thaddeus,
soulignons-le, signifie « courageux » en araméen (un salut au
passionné Mel Gibson) et le prénom, tronqué, figurait déjà dans Cujo,
la mort terrible du petit Tad Trenton en variation « canine » du sacrifice
d’Abraham (Beaumont des Oliviers, pour rester en territoire biblique ?).
Lors d’un cauchemar, une exception chez Romero, peu porté sur l’intériorité de
ses anti-héros, à l’exception notable du pitoyable « vampire » de Martin,
le leitmotiv de la chanson d’Elvis (en 1991, à l’occasion du Silence
des agneaux et par amitié pour Jonathan Demme, George joue les agents
du FBI en poste à Memphis) Are You Lonesome Tonight ?
(la légende raconte qu’il l’enregistra dans l’obscurité, allongé sur le sol du
studio ; on suppute à peine les conditions de captation de Love to
Love You Baby joui par Donna Summer) adresse un clin d’œil ironique à la
solitude fondamentale de l’écrivain dédoublé.
Vase de roses brisé au ralenti comme la brique
métaphorique de l’accident du paraplégique pour Incident de parcours, une
dinde au four à la Lynch (le poulet mélancolique, étymologiquement, de Eraserhead),
le visage de Liz recouvert d’un masque de céramique en écho à celui des Yeux
sans visage et en présage de celui de Bruiser (le American
Psycho de Romero, hélas peu convaincant, mais appréciable si comparé à
la pitoyable plaisanterie aseptisée de Mary Harron) explosant, exposant un
crâne à la Norma Bates : ah, la poésie défunte des CGI naissants… « Les
moineaux volent à nouveau » écrit le ghost
writer (ou « nègre », s’encanaille la peu politiquement correcte
langue française) et la femme au foyer sur le point d’être désespérée de lui
répondre en voix off « Il est
revenu » (accroche et rengaine de Ça). La transe (beaux yeux bleus
« absents » du vaillant Tim), l’écriture dite automatique, romantisme
de thriller questionnant le
spectateur, dirigé à ses dépens sur la piste schizophrénique (mais un artiste,
citoyen et anarchiste, animal social bien dressé cousu à un terroriste amoral,
constitue « naturellement » un cas clinique de dissociation
créatrice, existentielle). Le meurtre du maître-chanteur (Robert Joy, vu sur la
colline de Craven escaladée par Alexandre Aja et sous les néons so
flashy des Experts, grand écart d’un comédien « tout-terrain »),
langue coupée, bite dans la bouche,
rime avec la méthode lapidaire de Mesrine, châtiment à demi-infligé à un
journaliste jugé diffamatoire (la radicalité des années 70 ne nous déplaît pas,
tant pis pour vous). Celui de l’éditrice (jolie, émouvante Rutanya Alda, volant
la scène en une poignée de minutes au tétanisant Tim) procède du giallo, rasoir
et gants de cuir noir inclus, associés à une coupe de cheveux très rocker (Christine égrenait les standards
des fifties). Enfin, celui du
journaliste s’apparente à un hommage direct à Suspiria, verrière
comprise, rouge alterné avec le bleu dans un couloir déréalisé, comme si après
le segment anémique de Deux yeux maléfiques (plaisir,
cependant, d’y croiser Adrienne Barbeau), surtout face au diamant coupant de Dario
Argento, fable intense sur le voyeurisme et la folie associant Poe et Weegee,
Romero suivait les pas du maestro transalpin (et remonteur inspiré, baroque, de
Zombie).
Chez son ancien mari et actuel
partenaire en affaires, Le Baiser de Klimt (l’amour, ce
vampirisme socialement prisé, surévalué) orne le mur de la chambre, le veuf houspillé
au téléphone par un Stark d’humeur badine (il le traite de « mort
ambulant », modulation du mort-vivant romeroresque), accordé à la touche drolatique d’un laveur de carreaux déplacé (panneau Have a nice day inversé en doigt d’honneur). Stigmates
spéculaires : un crayon transperce au même instant la main gauche de Beaumont
(droitier) et la main droite de Stark (gaucher, en bonne logique catholique, se
servant comme moi de sa main « diabolique », organe sinistre « à
senestre »). « Merci d’avoir amené l’aventure » s’exclame en
souriant Julie Harris, la supérieure de Hutton (sa directrice d’UFR, disons).
Romero fournit une première explication médicale, avec son jumeau absorbé, ses tissus
excisés remis aux parents qui voulaient les enterrer tels les pauvres restes un
enfant mort-né. Puis il enchaîne sur une seconde, ésotérique, via sa pythie à lunettes et
Coccinelle : « Stark est une évocation », « une entité
créée par la force de volonté ». À son « On a tous en nous quelque
chose de la bête », Beaumont rétorque, mea
culpa en casquette, « Dieu me pardonne, je voulais qu’il vive ». Le
double se lit par conséquent comme l’Adversaire, paraphant la religiosité
diffuse de l’ensemble, plus imputable à King qu’à Romero (le funeste destin de
Martin surpassait dans la satire tragique le triste sort de sa « sœur »
Carrie). Miss Harris, passée de l’autre côté avec sa pipe livresque de Sherlock
Holmes, non plus femme frigide et prisonnière volontaire de La
Maison du diable, cobaye d’un professeur prophétisant le huis clos
expérimental de la télé-réalité, incarne ainsi la voix d’une sagesse occulte
(écartelé entre ces deux tensions opposées, n’appartenant pas au même régime
heuristique, La Part des ténèbres échoue à fournir un motif pleinement
satisfaisant à l’existence de Stark, défaut bien perçu par le sagace Roger
Ebert).
Thad Beaumont éprouve (éprouvait) de
l’admiration (de l’envie) pour la virilité infantile de son reflet à
rouflaquettes, élan contradictoire source d’une dépression latente, avec pour
seule issue (tout prend fin à « Terminusville ») le suicide (cf.
Sac
d’os). La vieille dame érudite en profite pour lui (itou au fan du « genre », illettré
notoire) donner une petite leçon de vocabulaire au sujet de psychopompe et conclut, au bord du
chemin et du dernier acte, « Personne n’y connaît rien, sauf le
Tout-Puissant, et il a pris une année sabbatique », parfaite réplique
unissant l’humour et la croyance. Oui, elle ne saurait lui fournir une balle
d’argent ou un pieu mais « Au bout du compte, il y a ce que l’on
croit », voilà. Au miroir ovale comme le portrait de Poe (homme du Sud
comme Stark, importateur sarcastique, tragi-comique, du gothique européen en
terre édénique diabolisée depuis la guerre de Sécession, luxurieuse et
incestueuse, nostalgique et damnée, de Faulkner à l’écoute du Bruit
et la Fureur jusqu’à Eastwood en visite dans la langoureuse et
fantomatique Savannah de Minuit dans le jardin du bien et du mal),
Stark constate son « problème physique » à la Dorian Gray, pourri de
l’intérieur par le déni applaudi, l’enterrement publicitaire de son père
putatif. Cette contamination physique renvoie vers l’écriture en tumeur et
résonne avec le mot-virus de Burroughs. Au faux frère et vrai rival stupéfait
par l’arrivée des oiseaux dans le repaire cosy,
Beaumont assène « Ils sont venus te prendre. Te ramener au diable. »
Sauver les enfants, obsession primitive, émanation du cerveau reptilien féminin
(et des lyrics bouleversants de
Marvin Gaye sur son album-chef d’œuvre, What’s Going On), ressuscite les
réminiscences de M le maudit et de La Nuit du chasseur (dans nos
sociétés hystériques, prophylactiques et consuméristes, l’enfance s’idolâtre,
se sacralise, s’achète, se vend, se fait abuser, au propre et au figuré, les
fillettes défilent sur les podiums ou subissent des attouchements en famille,
ma pauvre Shirley Temple, si tu savais les mauvaises pensées que tu suscitas
dans ton innocence marchandisée, rémunérée).
Le tiers ultime relit avec
effronterie et habileté la coda des Oiseaux, présents dès le premier
plan, disparaissant au creux du dernier (l’eschatologie hitchcockienne ouvre
sur le registre fertile des films de zombies, principalement ceux de Big
George), il redessine le motif du siège, figure récurrente de l’imagerie US,
cristallisation de sa mythologie historique, l’Amérique en pays paranoïaque (quelle
ahurissante campagne électorale) de conquête géographique et de sa défense
armée – les commissariats exemplaires de Rio Bravo ou Assaut répondent à la maison
de La
Nuit des morts-vivants, au supermarché de Zombie, à la base
militaire du Jour des morts-vivants, à la tour de Diary of the Dead. Un œil
averti remarque Ben-Hur sur une étagère, bondieuserie sudiste transcendée en
film d’amour gay par le taquin Gore
Vidal. Les jeux de lumière causés par les becs en acier évoquent des lasers ou des auras, et le corps écorché, supplicié, martyrisé, se résume sous
peu à une cage thoracique emportée par une tornade (le film se dissout,
persiflent les mauvaises langues). Un nuage rougi, surnaturel, respiration
mouvante accrochée au ciel tel un poltergeist géant, se résorbe à l’horizon, à
droite (évidemment) de la pleine lune (celle de Peur bleue ?). Le
générique de fin adresse des « remerciements particuliers » à John
Amplas (La Part des ténèbres se lit aussi en histoire de vampire
consanguine) et attribue les sous-titres à Robert Louis, accessoirement le traducteur de Crash, le préfacier d’un
aimable Livre d’or de la science-fiction jadis dédié à
Ballard en Presses Pocket. Primé au Fantafestival romain, ce film automnal et
mental ne rencontrera pas le succès ni ne créera un « culte » post-mortem. Americana élégante et retenue, moins mélodramatique (un compliment,
pour nous) que celle de Dead Zone, son prédécesseur de dix
ans (le cours liminaire, gentiment scolaire et un brin démagogique, sur
l’essentielle dualité des écrivains, reformule son homologue, la réquisition du
Corbeau
de Poe par Cronenberg et Jeffrey Boam), moins western que celle de Survival of the Dead, La
Part des ténèbres laisse apparaître en filigrane L’Esprit de Caïn, autre
dédoublement inabouti (euphémisme indulgent de la part d’un cinéphile qui doit tant au
cinéma de Brian De Palma).
Au-delà de sa principale faiblesse –
vouloir expliquer, justifier, un artefact
à la fois identitaire et symbolique, syndrome de l’initiation à partager, du
plan à suivre, du sens définitif ou subjectif à établir et raison du plébiscite
de la narration, en littérature ou au cinéma, rassurante chronologie causale,
morale, en correction emphatique, factice, sinon putassière, de l’absurdité
ontologique de l’existence, de la crudité de son chaos, de l’immense rire
blasphématoire, étranglé, celui du Caligula de Camus, mettons, qu’elle ne peut
que susciter –, par-delà ses maladresses (certaines imputables à des
restrictions de temps et d’argent, reconnues par le réalisateur lui-même), La
Part des ténèbres énonce deux vérités indéniables et inconfortables
: on écrit toujours contre la mort et il existe un réel danger à écrire.
William Seward Burroughs pointa cette nocivité bien avant le cas de Salman
Rushdie et elle ne se limite certainement pas à la divulgation de misérables
secrets biographiques ou à la riposte (voire le silence) rendue nécessaire (ou
son contraire) par les attaques de ceux qui n’écrivent pas (et ne lisent pas
non plus, textes profanes ou sacrés, le nombre de concierges, d’objecteurs de
conscience et de graphomanes analphabètes, narcissiques, décuplé par les
réseaux dits sociaux, agora virtuelle
de logorrhée avérée). En écrivant vraiment (je ne parle pas de ces objets cyniques
consommés couramment, consolants, affligeants, trustant la tête des listes de best-sellers, opium de gare, de lit, de plage, à classer dans la même poubelle
que les feel good movies, les
comédies, romantiques ou familiales, les puérilités décérébrées avec leur
super-héros pour geeks et gogos en
sus d’une trop vaste part de ce que l’on nous fait avaler d’ordurier, avec
notre consentement tacite, explicite, à longueur de journée, de nuit, de
labeur, de sortie, le mercredi et le reste de la semaine, en matière d’art, d’événement,
de divertissement, de sentiment, de conditionnement, de politique, d’éthique,
d’économie, de technologie, de sexualité et de spiritualité), on s’exprime avec
une personnalité à des années-lumière du « moi social » dont parlait
Proust, et son altérité rimbaldienne, familière, inquiétante, séduisante et
violente, excède largement la caricature d’Alexis Machine, némésis middle class du gentil, si propre sur
lui, Thad Beaumont.
Romero, radiologue de l’entropie
sociétale privilégiant les aventures chorales, cinéaste classique et
pragmatique peu enclin aux affres de la métaphysique, se contente d’effleurer
ces ténèbres-là, de les laisser entrevoir, deviner, au travers d’une odyssée
singulière, qui élabore avec Martin, Incident de parcours et Bruiser
une officieuse tétralogie (ou tératologie) consacrée à des errances
individuelles, à des parcours clivés, antagonistes. Stephen King, grand conteur,
homme modeste aux peurs personnelles et universelles, nous invite depuis
quarante ans à le suivre au cœur de ses ténèbres, pas tout à fait celles de
Conrad, pas très éloignées non plus, afin d’y déceler une lumière intérieure,
une sorte d’apaisement avec soi et le monde (Docteur Sleep, codicille
à Shining,
émouvant pardon d’un fils à son père, dernier adieu aux spectres horribles ou
ravissants de l’enfance). L’écriture, sans surprise (un artiste réfléchit à son
art et s’y réfléchit), revient souvent dans sa bibliographie, forme et sujet
traversant les frontières, réunissant les lectorats « populaire » ou
universitaire (Misery et Histoire de Lisey, romans féminins
sur les pouvoirs et les nuisances de la littérature).
Et « Thaddeus Beaumont »
apprend finalement la beauté troublante, révoltante, puissante de cette nuit, à
la reconnaître en lui, à y puiser le prix de l’inspiration, une moralité sur
l’enjeu des mots, sur leur jeu grave et insouciant, sur leur poids de chair
meurtrie, sur leur odeur d’encre et de sang (écrire pour célébrer, honorer,
témoigner, écrire pour les morts et publier pour les vivants, oui-da, on fait
cela depuis l’été 2014, écrire, avant tout, contre le monde, soi-même,
l’écriture, puisque ceci ne suffit, déçoit, blesse, consterne, sans jamais rien
attendre ou espérer du lecteur, d’autrui, de l’univers). Vivre tue, écrire (ou
filmer) ne sauve personne et l’on meurt comme l’on dort, seul – mais les livres
et les films, a fortiori ceux rangés
dans les « mauvais genres » par les tenants méprisants (ou alors
adorés par des VRP de clocher, des spécialistes de niche, des exégètes de secte)
du « bon goût » dégueulasse,
s’avèrent de précieuses passerelles illusoires entre les êtres, les
imaginaires, les vies vécues/rêvées, les intériorités irréfutables. Quitte,
bien sûr, à se vouloir ange et se mirer en bête (Pascal), ou à subir la vengeance
impitoyable d’un George Stark, le poison de la destruction coulant dans les
veines de la créature animée, courroucée, révoltée, ricanante dans sa
révélation fraternelle, comme le fleuve de l’abîme nous irrigue et nous
regarde, à l’ombre aveuglante, éblouissante, de notre « maudite »
(Bataille) moitié, en effet.
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