La Dernière Bataille de Genghis Khan : Non ou la Vaine Gloire de commander
À quoi bon bâtir un empire puisqu’il faut mourir ? Au soir du
pouvoir, oser croire ou dire au revoir…
Production sino-coréenne-nippone –
essayée dans les années 60, l’Europe du cinéma n’existe pas, quant à celle des
politiques, elle creva autrefois du
côté de Sarajevo, elle agonise aujourd’hui en Syrie, continuez comme ça, les gars, mais ne venez pas vous plaindre
ensuite du Brexit ni de la
sempiternelle « montée des extrêmes » – estimée à quinze
millions de dollars, soutenue en tant
que Jet Li One Foundation Project, signée
du sexagénaire Wang Ping (il produit aussi), La Dernière Bataille de Genghis
Khan [sic] dissimule (à
peine), sous les atours toujours vendeurs de la « fresque
historique », du « grand spectacle exotique » (calculez un peu
le nombre de figurants payés au « bol de riz », évidemment,
cinéphiles à la peau blanche, au cœur noir), de la « reconstitution à
couper le souffle » (alors que l’air nous manque déjà), une réflexion
funèbre sur la puissance, sur l’âge, sur le temps de hommes et la postérité de
leurs actes. Le titre français laisse deviner tout cela, mais l’international, An
End to Killing, souligne, en la redoublant, la dimension sépulcrale, autant que le projet diégétique de Qui Chuji, prêtre taoïste renommé, réclamé, « requis »
manu militari par l’empereur
impitoyable, au crépuscule de sa vie, dans l’espoir de la prolonger via une ou deux pilules (létales) d’immortalité,
en sus de quelques leçons existentielles. Le sage syncrétiste, lui-même
plusieurs fois centenaire selon la légende (dans le calendrier humain, il
s’avère en réalité septuagénaire), entreprend un long voyage de deux ans,
flanqué par un général amène, accessoirement discret narrateur du récit, et
nourrit à part lui le dessein de transformer le vieillard vivace, jamais assez
abreuvé de sang, en pieux modèle de pitié, en « converti à la vie ».
Puisque l’enfer, dantesque ou
chinois, sacré ou profane (sans majuscule, so), se voit notoirement pavé des meilleures intentions, d’un souci
« naïvement » humaniste (aimez-vous
les uns les autres et plus si affinités), les choses ne vont guère se
passer le long (de la Voie) d’un fleuve (jaune) tranquille, on l’imagine. L’ami
Ping dispose en tout et pour tout de quatre-vingt-dix-sept minutes (dix de plus,
à « l’étranger ») afin de brosser ce double portrait spéculaire,
cette tentative de rédemption. Si son éminence religieuse (philosophique,
nuancent certains) apprécie les tigres (numériques) et l’alcool, il affectionne
pour sa part les ralentis établis en post-production
(cf., par exemple et au hasard, l’ultime plan de L’Année du dragon), les
fondus, enchaînés ou au noir, un rythme rapide faisant parfois craindre le
surdécoupage, l’illisibilité, l’effet bande-annonce (Dune, disons, SF
mystique, pharaonique et cheap n’en
finissant pas de commencer). Rassurons le lecteur : l’opus possède la qualité de ses défauts et ne pèche au fond (du lac
où se baigne l’armée virile, en paradis hygiéniste et homoérotique) que par
excès de générosité, volonté de donner à savourer de façon sensorielle un
film-poème, une ode à l’obstination de la bienveillance (la partition lyrique
du grand Kenji Kawai, omniprésente comme au temps de « l’âge d’or »
hollywoodien, va dans ce sens, englobe le mélomane dans un écosystème martial
et délicat). « Plus de massacres ! » réclame l’invité forcé, qui
ne s’agenouille que devant le Ciel, qui exige à voix basse que l’on enterre les
soldats et les civils morts, tandis que le prologue nous montre l’armée
doucement décimée par l’épuisement, la maladie, la nostalgie.
Homère (celui de l’Odyssée)
et Camus (celui de La Peste) semblent chevaucher ensemble, tels Gengis et son
petit-fils (il finira, plus tard, la poitrine transpercée par une flèche, lors
d’un énième siège de capitale, juste injustice du sort ironiquement cruel). Le
retour à la maison, chez soi, motif récurrent de l’art occidental depuis
« l’invention » de la narration en Grèce, obsession US, de Victor Fleming
à David Lynch (sous les traits colorés, sucrés, de la Dorothy de Judy égarée à
Oz), essaime aussi en Asie, par conséquent, et dans l’œil des Mongols sans
merci se lit une détresse inguérissable, quasi tarkovskienne. Retrouver son
époux exilé à l’horizon, déguisé sous une panoplie d’orfèvre maladroit (au
doigt auto-mutilé) constitue, cependant, une autre manière de regagner sa terre,
son foyer sentimental, et la propriétaire de l’auberge – le connaisseur énamouré
de ce « cinéma-là » reconnaîtra pareillement, outre le lieu
archétypal, central, au carrefour des routes et des destins, la présence du
disciple virginal, promis à un trépas sacrificiel, amortissant la chute de la
belle enragée, suicidaire, dans une crevasse de glace, alors qu’elle cueillait
un lotus des neiges en ambroisie pour
Qui Chuji – ne cessera de s’imposer durant la traversée, parvenant finalement à
revoir, à toucher (ah, sa main fine posée sur la bouche surprise de son amant
meurtri, la sienne à lui la caressant à travers des barreaux de bambous) l’objet
emprisonné de ses précieuses pensées très orientées. Le métrage se pare ainsi
d’instants de grâce propres à cette cinématographie, qui ne surgissent pas
ailleurs, à l’instar d’une goutte de pluie rougie tombée sur la paume de
l’homme sage en signe d’écoute divine, naturelle, panthéiste, et en signal de
départ souriant loin des siens.
La résurrection miroitée de l’épouse
et de l’amante empoisonnées, presque du dédoublé Dreyer (celui d’Ordet,
of course) en couleurs, cristallise
cet élan vers le sublime, à l’unisson d’une direction artistique et technique
(Tong Yonggang aux décors, Ru Meiqi aux costumes, Sun Ming à la photographie,
Zhan Haihong au montage) irréprochable. Le scénario de Ran Ping associe
habilement peinture (calligraphie) de caractères, considérations morales,
action violente (« douloureuses » cascades à cheval, dues à Sea
Young-oh et Jia Xiaoyu) et affrontements verbaux. Les hommes (impliqués Zao
Youliang, Tu Men, Geng Le, Yu Shaoqun, Nakaizumi Hideo) se battent, se défient,
se comprennent, s’apprivoisent, meurent ou se retirent du monde (le prêtre se
dissout entre la roche d’un défilé hanté, sa voix tétanisant le
messager) ; les femmes (intenses Li Xiaoran, Park Ye-jin) attendent,
agissent, font prendre un bain, pleurent leur enfant infecté, dérobé, placé
dans une seconde famille (il guérira, reviendra, toutefois). La guerre de
territoires, de confessions, se mire au gré du vent dans les drapeaux, des
saisons sur la peau, dans le conflit des sexes, l’antagonisme des objectifs,
réunis dans un sentiment prégnant de vanité, de travail de Sisyphe à
recommencer incessamment (une ultime trilogie de cartons nous rappelle la
brièveté de la trêve acquise, le rôle du fils de Gengis dans l’Histoire
chinoise).
« Quand on arrête d’avancer, on
est mort » apprend encore le grand-père cuirassé au gamin serein :
avec son cercueil transporté à la Django (celui de Sergio Corbucci & Franco Nero,
certo), son auberge embrasée (Tarkovski, bis),
ses moutons bibliques, sa yourte faramineuse, son éclipse prédite, son sanglier
magnanime (réminiscence involontaire de « notre » Yvain
ou le Chevalier au lion, l’allégorie christique et courtoise de
Chrétien de Troyes), sa guimbarde cassée contre la bouche rouge, son brigand-violeur
vite ramené à la raison, aux souvenirs sentimentaux des origines, avec sa tribu
de turbans chipée à Lawrence d’Arabie et son bâton fleuri en mode Moïse ou, last but not least, ses deux tombeaux provisoires
remplis de glaçons et de pétales multicolores, fragilement surmontés d’une flamme
(éternelle) d’espérance, de foi, La Dernière Bataille de Genghis Kahn
marche dans les pas de King Hu, Tsui Hark et John Woo (accessit pour le Zhang Yimou de Hero, du Secret
des poignards volants et de La Cité interdite), aînés illustres,
rois indétrônables, sans se hisser à leur hauteur, certes (nul ne le lui
demande, du reste), film droit et debout, film à découvrir, dans son
classicisme attentif, son humilité adulte, pour comprendre une fois
supplémentaire que les « choses importantes », en matière de cinéma
et pas seulement, se passent à l’Est, en Orient, pour le pire, parfois et, dans
ce cas particulier, pour l’agréable beauté.
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