Ciné-fils d’Afrique

 Exils # 152 (18/12/2025)

« Votre père adoré, il s’est barré », « Un mari parti, des enfants qui volent, quel déshonneur » : la mère couturière verbalise, invisible, se lamente, à demi démente. Il faudra que le « grand » fils, in extremis, avec sa « vieille » – vingt ans et toutes ses blanches dents + pendants en coque de cacahouète – mais chouette petite amie sourde et muette (la bientôt chanteuse Mounira Khalil) l’exfiltre de l’asile, la ramène chez elle, arrive à la sortir de sa léthargie, via une chanson à l’unisson, plutôt que l’album photo feuilleté à l’occasion. L’adolescent de quinze ans perd donc un père, puis un frère, regagne sa mère et (manque les cours) découvre l’amour, extase express en solo, à moto, prêtée par l’oncle guitariste, optimiste et davantage mouillé qu’endimanché. Abouna (Haroun, 2003) débute un samedi matin, absence d’arbitre insolite, commence comme La Prisonnière du désert (Ford, 1956), par conséquent à contre-jour, par une porte ouverte sur la routine et le film. Plus tard, les gamins vogueront sur une rivière, variation solaire de celle du magnifique malheur de La Nuit du chasseur (Laughton, 1955). Lorsqu’ils retournent en douce au ciné ensoleillé y dérober des bobines, car sur l’écran, précédemment, croyez-le ou pas, apparut le papa (le déjà dramaturge Koulsy Lamko), replay en POV du prologue objectif et abstrait, ensablé, regard caméra par deux fois, on aperçoit les affiches de Yaaba (Ouedraogo, 1999), Le Kid (Chaplin, 1921) et Stranger Than Paradise (Jarmusch, 1984), trilogie explicite, quitte à surinterpréter le hasard des séances programmées. On sait fort que Herzog se chercha un dabe de cinéma, le dégotta au temps du muet, au-delà du nazisme des années, en la personne du pionnier, du maître Murnau. Les minots explorent illico la pellicule, pauvre pécule de copie emportée au poste, savon passé, remise en liberté.

Ils apprendront que l’étranger se trouve dit-on à Tanger, poster de plage expédié, animé en fondu enchaîné, tel un rêve éveillé, touché, geste en rime à celui de la vitre de l’hôpital psychiatrique, tandis que le travelling arrière s’éloignant de la nocturne fenêtre de la chambre funéraire, carré noir mortuaire, fait écho à l’avant vers la lumière, lors de la délivrance de la maman. Le père conserve son mystère, la vie se poursuit, le rituel de la lecture orale de l’impérissable Petit Prince s’accomplit, poétique et prophétique. Mélodrame aimable, doté de discrètes larmes, de désirs et de sourires, Abouna met en scène l’obscène de la mort d’un mioche, avec la douceur, la délicatesse et la rudesse d’illustres ancêtres, L’Incompris (Comencini, 1966) et Le Petit Prince a dit (Pascal, 1992) me (re)viennent à l’esprit. Cinéphiles d’épiphanie et « ciné-fils » façon Daney, Amine & Tahir remémorent les gosses de Kiarostami, même s’ils ne se soucient de la maison de leur ami, même si leur ennemi nageur, rieur et moqueur, à coup de branche amoché, finit par faire la paix avec l’aîné endeuillé, évadé, lui serre la pince et lui demande de le « pardonner ». À l’école coranique, éducation à la trique, où se faire fissa fouetter, et pas la pire puisqu’ailleurs « esclavage » raconte un comparse, le plus jeune rencontre une protectrice (génitrice) par procuration, au noyé fiston, le plus âgé s’éprend de la beauté, de la gaieté, de la complicité d’une jeune fille filmée, sublimée, au ralenti, au silence éloquent, ne veut plus partir, se fiche vite du père démissionnaire. Lire dans la fuite de l’incipit une métaphore politique paraît exagéré : certes, le cinéaste documente le Tchad, « pays sans image », proche du Cameroun, un pont le prouve, ses coupures d’eau, son gros dico à drapeaux, RFI à la radio, ses moustiquaires, ses décharges fumantes à ciel ouvert, sa nature encore pure, sa ville pas hostile, pourtant s’occupe et se préoccupe d’intime, proche des corps, par exemple d’une cicatrice d’asthmatique, et cependant pudique, cf. le baiser retardé, d’un cut noir dissimulé, moment étonnant, quasiment à la mode hollywoodienne d’antan.

Élégant, émouvant, Abouna prend son temps et conserve l’essentiel, environ une heure vingt suffit à dessiner les desseins et les destins, apporter une poignée de réponses à la question cruciale du pourquoi de la souffrance, posée de manière rhétorique par Amine sur un lit, à l’agonie, médicament dérobé, bis, enterrement en blanc. Oui, les petits princes d’Afrique, de Palestine ou d’Ukraine aujourd’hui trépassent, mutique massacre, ils décèdent aussi, « migrants » de maintenant, sur des plages lointaines, point marocaines. Néanmoins il convient de (sur)vivre, à la suite de Valéry l’enterré maritime, de Saint-Exupéry jamais tombé parmi l’oubli, de faire confiance aux puissances du cinéma, mise en abyme révélatrice et non narcissique, de continuer la quête existentielle, au côté, entre les bras, de femmes fréquentables, toujours dignes et dignes d’estime. Co-produit par un certain Abderrahmane Sissako (Timbuktu, 2014), plusieurs fois primé là-bas et à l’étranger, le deuxième long métrage de Mahamat Saleh Haroun, Dieu merci démuni de moralisme, de manichéisme, de psychologisme, oppose au mensonge d’un homme « irresponsable » et insaisissable, au propre et au figuré, fascinant reflet, de face ou dos tourné, absentéisme d’usine, domestique roman à la Jean-Claude Romand, la sincérité désarmante et désarmée de son tandem qui se dispute et s’aime, la clarté de son couple qui se prend en photo, si jeune et si beau. On ne saurait ici énumérer les médiatiques raisons de désespérer désormais, de soi, des sociétés, de leur ciné, motif supplémentaire et impératif pour conseiller de découvrir cette réussite modeste et authentique disponible en ligne, d’achever ravivé une année de fantômes miroités, les miens, ceux du continent africain, qui le vaut bien.

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