Beyrouth et Boucles d’or

 Exils # 149 (11/12/2025)

Médecin assassin au miroir nietzschéen, Bernard Giraudeau, primé à Venise, sorti du réussi Poussière d’ange (Niermans, 1986), interprète avec un poignant brio ce toubib homicide et au bout du rouleau, repensons à Delon (Le Toubib, Granier-Deferre, 1979), ersatz d’Ulysse de retour à Paris, longtemps avant les attentats, Virginie Efira (Revoir Paris, Vinocour, 2022). Claire, l’héritière, c’est-à-dire une juvénile et convaincante Laure Marsac, je vous renvoie au même endroit vers mon petit portrait énamouré, fréquente en adolescente un cabaret libanais, prend la place de Pénélope, « peau blanche » fascinante parmi un milieu interlope. Idéaliste dessillée, danseuse presque incestueuse et un peu « pisseuse », au propre et au figuré, cf. Gainsbourg & Linda Blair (L’Exorciste, Friedkin, 1973), elle sauvera (embrassera) in extremis son perturbé (barbe à) papa, épilogue en forme de pietà, tandis qu’une dame « (dé)voilée », déterminée, « cloîtrée », épousée, vient de poignarder en travelling cerclé la cible émancipée, loin du sang de l’Orient, convertie à la « vie » de l’Occident (Michel Albertini, surtout du théâtre et deux Żuławski, La Femme publique en 1984, L’Amour braque l’an suivant). Cette romance sans une (seconde) chance rappelle l’amoureux dilemme des Aventures de Rabbi Jacob (Oury, 1973), où l’antisémitisme, pas encore recyclé LFI, et le terrorisme, pas encore qualifié « islamiste », se mâtinaient d’amitié, de sentimentalité, « déguisement » et mariage à la clé. Plutôt que Chéreau (L’Homme blessé, 1983), la beauté abîmée de Giraudeau ressuscite bien sûr le souvenir de celle de Gérard Philipe dans le généreux Les Orgueilleux (Allégret, 1953), idem épave médicale exilée puis rédimée par l’inspirante et transpirante Michèle Morgan, Scorsese s’excite, nous itou.

En écho à Caché (Haneke, 2005) ou Lost Highway (Lynch, 1997), une vidéocassette suspecte, offerte lors d’une séance de doublage pornographique quasi anthologique, marqueur d’époque et humour ad hoc, révèle une virale vérité, preuve par l’image des dommages et des démons du passé, impossibles à semer, à formuler, projet de livre vécu vite avorté, au titre explicite, Médecin en guerre(s), la fille et scribe repousse les billets d’implicite prostituée. Quant à l’impeccable et imperturbable Piccoli, marionnettiste gastronomique, moraliste amer, démuni de pitié car impatient et endeuillé, il possède sa propre chambre verte truffaldienne, musée mortuaire aux murs rouges et portraits en noir et blanc de ses disparus chers, victimes de « mardi sanglant », d’un massacre au Liban, d’un conflit on dirait aujourd’hui « exfiltré », à poursuivre et terminer sur le sol français, traumatisme intime à la fois au centre et à la périphérie du film, dissimulé, partagé, verbalisé au côté d’une jeunette topless, à savoir Sandrine Dumas, vue en fille d’Annie (Girardot, Liste noire, Bonnot, 1984) ou chez Olmi (La Légende du saint buveur, 1988) & Kieślowski (La Double Vie de Véronique, 1991), confesseuse et accoucheuse, lors d’un monologue à l’unisson de celui de la conclusion. L’Homme voilé (Bagdadi, 1987) dénude ainsi les corps et les âmes, émouvant et modeste mélodrame, qui ne met en scène l’obscène de l’affrontement collectif, international ou civil, mais en (ré)imagine l’effet différé, « collatéral » et létal, via une élégante et discrète virtuosité, préférence au plan-séquence, au panoramique domestique, au lyrisme dépressif et répétitif de la flûte de Pan ou l’équivalent, Gabriel Yared n’oublie ses ancêtres, mélomanes amitiés à Morricone selon Leone (Il était une fois en Amérique, 1984), autre quête existentielle et autre poème temporel de mensonge et de nostalgie.

Débuté de manière symbolique dans un abattoir, L’Homme voilé déplaira aux amateurs de la SPA, puisque pigeon fissa occis ; les féministes frémiront de la nudité mouillée d’une douche et d’un hammam, démonstration domination du « regard mâle ». Décédé semble-t-il à cause de l’obscurité d’un escalier, parti Primo Levi, le cinéaste assez racé, par la Sorbonne puis l’IDHEC passé, au documentaire d’abord dédié, à la filmographie finie avec Béatrice Dalle en cavale (La Fille de l’air, 1992), Bagdadi paraît n’avoir jamais vraiment quitté la capitale infernale, n’avoir jamais cessé d’en transmettre le « bordel », même amorti et feutré en terre parisienne. Personne en effet ne saurait conjurer de tels fantômes (de tels arômes), a fortiori un réalisateur, l’officiant d’un art fondamentalement funéraire. Pourtant l’opus ne succombe au crépusculaire, la diaspora dangereuse et sympa ne se compose de zombies à la gomme, davantage de « survivants » entre deux âges, deux rivages, entre « pardon » de l’outrage et justice sauvage. Si ceci ne suffit, n’incite à (re)découvrir cette petite pépite en ligne, soulignons en sus qu’elle bénéficie d’une remarquable direction de la photographie, signée de l’éclairé Patrick Blossier, trois fois « césarisé », dont on retiendra l’estimable travail pour Varda (Sans toit ni loi, 1985), Żuławski (Mes nuits sont plus belles que vos jours, 1989 et La Fidélité, 2000), Cavalier (Libera me, 1993), Costa-Gavras Amen., 2002), Lioret (L’Équipier, 2004) et même Emmanuel Carrère (La Moustache, 2005).        

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