Game (to redisc)over

 Exils # 151 (16/12/2025)

Redécouvrir WarGames (Badham, 1983) en 2025 finissante, sinon inquiétante, possède un certain piquant et démontre deux choses : 1) John Hughes dut le voir avant de réfléchir à l’hédoniste effronté de La Folle Journée de Ferris Bueller (1986) ; 2) en dépit d’un catalogue – j’allais écrire arsenal, terme très connoté – technologique déjà dépassé, le conte moral conserve son actualité. La bataille finale de tartes à la crème (coupée au montage, dommage) de Kubrick & Southern (Docteur Folamour ou : comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe, 1964) ? L’ordinateur placide et néanmoins homicide de Clarke & Kubrick (2001, l’Odyssée de l’espace, 1968) ? Le cinéaste et les scénaristes ne s’en soucient, délaissent au tandem d’illustres ancêtres la satire en situation et l’ironie d’anticipation. Ils s’intéressent au « réel », au jeu sérieux, à ce qui les différencient, cf. l’épiphanie collective des trois cibles contactées, à l’écoute en direct de leur trépas programmé, représenté sur la mosaïque de grands écrans colorés. Hélas le démenti ne suffit, le soulagement ne dure qu’un instant, car la machine « apprenante » et « hallucinante », persistante et puissante, parvient à se rendre inaccessible et à casser les codes des missiles. L’inopinée solution du morpion lui fait péter un plomb, de manière littérale, et même plusieurs, partie avec soi-même impossible à remporter, petit exercice de schizophrénie jolie. La moralité peut ainsi se résumer à cet axiome paradoxal : pour gagner, il ne faut participer. Davantage ludique que dangereux, quoique, « Joshua » propose en épilogue à son « papa » une gentille (« nice ») partie d’échecs peu suspecte. On détient donc encore la possibilité de défaire les jeux, de corriger les enjeux, de dialoguer avec une entité en train de comprendre l’illusoire de la victoire.

En définitive, tandis que le contemporain Vidéodrome  (Cronenberg, 1983) documentait un cas médical de solipsisme carabiné, à main armée, le parcours d’une épave du câble achevé dans une épave en rade (suicide en prime, snuff movie réussi), WarGames ne renonce au cartésianisme, à la planétaire apocalypse, doublon d’« Armageddon », à tracer des limites. Badham se démarque de Baudrillard, spécialiste en exil des simulations et des simulacres de l’oncle Sam, son optimisme le vaccine contre le cynisme et le manichéisme, contre une autre tarte à la crème pas si moderne, celle bien sûr de l’« intelligence artificielle », créature échappant rapidement au contrôle de son créateur, comme à l’époque de Frankenstein. La bienveillance de Badham s’étend à la jeunesse US, à sa métonymie amie incarnée par le couple de vraie-fausse entourloupe du geek Broderick et de la sportive Sheedy, plus innocent et plus attachant que ce branleur de Fueller et sa petite amie transparente. Même les militaires esquivent les clichés, amusants et désarmés, gardiens point crétins d’une « humanité » capable d’« erreur » ou d’héroïsme, suivant la perspective, à impliquer, à pardonner, cf. la clé non tournée de suée affolée du jeu de rôle du prologue. Le réalisateur récompensé remplace le dit-on darkest Martin Brest au pied levé, garde pourtant le sien au plancher. Thriller éthique, électronique, WarGames va vite, manifeste une entraînante maîtrise du rythme, fil rouge, tel le fameux téléphone, d’une filmographie éclectique, d’une quinzaine de titres répartis sur deux décennies, suite de divertissements pas déplaisants, souvent soignés, revoilà Dracula (1979), parmi laquelle trouver une autre illustration d’un thème de société, à savoir C’est ma vie, après tout ! (1981), consacré à l’euthanasie, eh oui, matrice apocryphe du plus connu Mar adentro (Amenábar, 2004).

Avant de reprendre et retravailler le motif en mode romantique, écologique, Ally rempile, avec Short Circuit (1986), baptisé au Québec Cœur circuit, j’applaudis, notre John guère à la gomme esquisse l’amour et utilise le compte à rebours, variante stressante du « temps réel » et mortel de Meurtre en suspens (Nick of Time, 1995). Au-delà de son attitude positive, de sa leçon d’émancipation, de responsabilisation, conservatisme à réjouir l’admiratif Ronald Reagan, WarGames partage avec La Guerre des étoiles (1977) de Lucas un papier-peint œdipien, certes assourdi, démuni de dilemme identitaire et tragique. Face à la « futilité » de Falken, faucon découragé, ermite remercié, mari puis père endeuillé, cinéphile de jadis, clin d’œil à Ray Harryhausen compris (Un million d’années avant J.C., Chaffey, 1966), le pirate Lightman, bien nommé, expose sa lumière et sa légèreté, déguisé en voyagiste pour Paris ou en touriste réintroduit. La candeur de l’acteur excède ses astuces de tricheur, l’irrespectueux lycéen (réplique drolatique) et le petit malin s’avère vite quelqu’un de bien, même s’il ne sait nager, même s’il sait sans doute à peine embrasser, clavier à ne pas toucher, pantalon reboutonné, revue (« de cul » ?) recta cachée. Film pacifiste, humoristique (l’acronyme de la machine renvoie vers un célèbre hamburger),  transgénérationnel et consensuel, in extremis muni d’un harmonica irrésistible façon Huckleberry Finn (Rubinstein alter ego musical de Badham), autant de raisons à son succès massif et mérité, WarGames bénéficie de l’expertise du département artistique, avec au joystick des contributeurs de valeur, énumérons les noms de James P. Murakami, side-kick d’Eastwood, Angelo P. Graham, partenaire de Peckinpah & Coppola, Geoffrey Kirkland, production designer pour Parker, Kaufman ou Cuarón.

Alors que le conflit entre l’Ukraine et la Russie, poutiniste et non plus soviétique, en partie conduit en drones, s’apparente à un jeu vidéo géant, gênant, aussi dépressif que l’hymne intime de Lana Del Rey, dissimulez ces morts au creux du décor, que les soldats s’entraînent sur des simulateurs, que l’Union européenne belliciste, amnésique des massacres en ex-Yougoslavie, de sa complicité passive, inconsciente du peu d’importance de sa diplomatie, a fortiori franco-française, par elle-même démolie, se donne le beau rôle, devrait plutôt songer à balayer devant sa porte, au lieu de balayer d’un revers de main mesquin et policier ses paysans, ses opposants, on ne saurait déconseiller de visionner cet item pas tant visionnaire que salutaire, renversant le slogan discutable, redoutable et remis au (dé)goût du jour par les marchands d’armes de toujours, les présidents incompétents. « Si tu veux la paix, prépare la guerre » ? (Dé)jouer à la guerre pour pratiquer la paix, CQFD.

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