Je fuis une légende
Exils # 120 (24/07/2025)
« Il a toujours été spécial » déclare la barmaid adepte du « pas de vagues » local. Cependant le berger sudiste n’accomplit rien d’extraordinaire, l’élevage en bord de mer, donc dénué de la transhumance montagnarde, représente à peine une particularité, un mode démodé soumis à l’immobilier. La séquence du générique le présente ainsi en caméra portée dans son active banalité, s’occupant en silence de ses bêtes simplettes, inconscientes des enjeux dangereux et des « intérêts monstrueux » de leur ancienne présence et programmée absence, avant qu’une porte ouverte et un mouvement paysagiste ne dévoilent l’ampleur du panorama et le prix de cette terre-là. Ni pétainiste ni marxiste, Joseph se fiche de l’idéologie, de la lutte des classes ne se soucie, l’attachement au territoire, voire au terroir, variante culturelle et accessoire consensuel de la provinciale politique archaïque ou écologique, lui passe au-dessus de la tête et de la verte casquette. Il suffit qu’un soir un Méphisto porté sur le pastis la petite exploitation envahisse, lui fasse une offre à ne pas refuser, telle celle d’un certain parrain italien, pour que la routine déraille, le calme se casse, la traque attaque. Le Mohican (Farrucci, 2025) trace dès lors deux itinéraires parallèles, actuels et cruels, celui de l’oncle et celui de la nièce, des réseaux dits sociaux manieuse et maîtresse. Comme en écho à la coda du Royaume (Colonna, 2024), le dernier mot et la dernière scène aux dames munies ou démunies d’armes reviennent, féminisme soft non plus mû par le ressentiment et l’amnésie mais la transmission et la mémoire, l’envie de poursuivre l’aventure de l’élevage ou de la vendetta. Entre le pacte démoniaque du prologue et le témoignage de mise en abyme de l’épilogue, l’ouvrage dégraissé, photographié de façon réussie par Jeanne Lapoirie, collaboratrice en effet éclairante, éclairée, de François Ozon & Catherine Corsini, déploie une disparition multiple, affirme une fiction basée en liberté sur une histoire authentique.
La course maousse du type en fuite, chronique d’un déclin annoncé, cavale médiatique et numérique commentée, ne se limite à l’économique, au sociologique, au symbolique, elle comporte en plus une dimension méta de bon aloi. Sans femme, sans enfant, sans passé, sans présent, Joseph devient à son corps défendant, suant, saignant, adieu à la Sardaigne, le protagoniste inaccessible du film de sa vie, de sa survie, épisode primitiviste à la Rambo (Kotcheff, 1982) rapido, l’incarnation d’occasion d’un héroïsme opposé au capitalisme, légal ou létal, qui revisite le fameux motif du « bandit d’honneur » et troque le folklore contre l’abstraction, leçon de dispersion de l’enquête suspecte de Blow-Up (Antonioni, 1966). Supporté par la solidarité de chouettes ancêtres, terrassé de manière littérale par l’adversité d’un fils infernal, dérouillant et menaçant une endeuillée maman, recadrant un gendarme ou un flic en civil, car l’arrestation du secourable vétérinaire met quelques cagoulés, pas ceux du FLNC, quoique, en colère, l’homme du sol cède sa place sur l’ensemble des surfaces, se transforme fissa en image, finit enfoui à l’abri végétal et peut-être sépulcral du paysage, au bas du large format et des sommets embrumés. Plutôt qu’à Cooper, davantage qu’au western, on songe au romantisme allemand et aux odyssées contradictoires de Werner Herzog. Pris presto en photo, capturé/décuplé sur cellulaire, chanté au bar, caricaturé au pochoir, Joseph relève du spectre, fantôme bonhomme revenu hanter en direct et in situ la mauvaise conscience de la communauté concernée, à moitié dissimulé sous le suaire de sa solitude insulaire. Le CV ne devient destin qu’au moyen de la mort ou de la dissolution au cœur du décor, la légende et le mythe esquivent le trivial et l’anecdotique, nécessitent le collectif et la foi, cf. la non-oraison optimiste et en regard caméra de la vaillante Vannina.
Émule à son insu du superbe perdant d’un célèbre roman, Je suis une légende de Matheson lui-même en rime intime avec L’Étranger de Camus, conclusions de prison et d’abandon à l’unisson, le scandaleux taiseux, qui ose dire non, qui paraît parfois un petit garçon, qui accumule les cadavres, qui fait et mange du fromage, conquiert en définitive une victoire à la Pyrrhus. Frédéric Farrucci préfère la cinématographie à l’ethnographie : à sa mesure rétive à la démesure, Le Mohican s’inscrit à la suite de Redacted (De Palma, 2007) et Diary of the Dead (Romero, 2007), films vortex dont l’impureté des supports utilisés tendait à submerger le spectateur assez sidéré au sein malsain d’une certaine modernité, retransmise a fortiori « sans filtre » et depuis la furie du conflit. L’ultime plan du Mohican, lent travelling arrière dans les airs, via un drone de surveillance urbaine ou de guerre en Ukraine, dévoilement un brin brechtien du vrai-faux documentaire, la musique synthétique de Rone s’essaie au lyrique, paraphe et magnifie la défaite du ciné face à l’audiovisuel désormais mondialisé. Pagnol pensait que le singulier ouvrait sur l’universel, que le régional rejoignait l’international, Hollywood ne le contredit, de remake en hégémonie, cette philosophie pratique bien comprise ensuite et adoptée, assimilée, par le néo-réalisme au-delà de l’Italie, repensez par exemple à Kiarostami. Si quelque chose de la discutable « âme corse », au mieux touristique camelote, au pire alibi identitaire de crimes commis entre connaissances ou frères, l’expérience existentielle située certes à l’intérieur d’un milieu, heureux ou malheureux, d’une morale, même immorale, d’une culture, enterrée par « l’État français » ou ressuscitée jusqu’à l’usure, et pourtant autant à l’extérieur de ce cadre familial et malade, étouffant et rassurant, « u paese » et au pays de la peur, résumé topographique à dessein schématique, décède ici, s’abolit sans bruit, pédestre inversion des voix célestes de la bande-son, épiphanie auditive d’évanouissement dans le plan, quelque chose renaît, en pleine lumière solaire, la parole remplace le mutisme, les retrouvailles se substituent aux funérailles. La « Blanche » descendante reprend la main, réécrit Regain (Pagnol, 1937), redonne vie au lendemain.
Drame stimulant et jamais désespérant construit en boucle bouclée, exercice de sismologie parmi piscines oisives et plages festives, points traversés ou « impactés », l’item « indigène » incite à la reprise du pacifique combat, en Corse et au cinéma, à ne désespérer des puissances argentées, enténébrées, à imaginer d’autres modèles de masculinité. Porté par la performance émouvante et physique d’Alexis Manenti, au passage co-scénariste des Misérables (2019) selon Ladj Ly, escorté d’un casting choral impeccable, le métrage de notre temps, du monde d’antan et de l’immonde de maintenant, à l’écart de la réactionnaire nostalgie, parsemé d’une désarmante mélancolie, vaut sa découverte, synchrone de l’essor d’une production corse du « Continent » appréciée, Le Silence (2004) d’Orso Miret en possible pionnier moins connu et moins acclamé, en dépit de Thierry de Peretti alors acteur et pas encore réalisateur (Une vie violente, 2017). « Je n’envisage pour l’heure le cinéma que dans une perspective politique » dixit le cinéaste au risque du pléonasme, dossier de presse express, toutefois le film suivant l’énigme et l’élan de ses meilleurs moments assouvit et excède ce désir, puisque le ciné apolitique, coupé de la Cité, ne saurait exister, puisque faire du cinéma, surtout celui-là, en procède par définition, parce que le ciné poétique, préoccupé par la psyché, route nocturne à la Lost Highway (Lynch, 1997) incluse, ne saurait s’exiler, irréductible aux déterminismes, aux notes d’intention, aux crépusculaires horizons.
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