Au nom du Pierre

 Exils # 117 (11/07/2025)


Haceldama ou le Prix du sang (1919) s’ouvre sur une citation explicative, topographique et laconique, de l’Évangile selon Jean, cela ne surprend de la part du réalisateur de Golgotha (1935), où Judas se resuicidera. Le tout premier plan du tout premier film de Duvivier, auteur disons supérieur, puisqu’il s’occupe de tout, du scénario, de la caméra, du montage, du labo à Bordeaux, de la production avec sa société Burdigala Films, in extremis signe même l’item, jolie calligraphie, possède donc une pendaison d’introduction, de religion, suivie illico d’un sanglant couteau, tandis que ce métrage sans dommages carbure à la culpabilité, fonctionne au secret de famille enterré, au propre et au figuré, du côté de la Corrèze, planque balèze, au creux de laquelle concocter un vrai-faux western, mode d’époque, Gaumont ne dit non, une « grande scène dramatique en quatre parties », voire évangiles, témoignage sans outrage d’une « époque héroïque », dont l’électricité dépendait d’une… batteuse de blé. Duvivier ne débute pas vraiment, il met plutôt en pratique ce qu’il apprit auprès d’Antoine, Feuillade, L’Herbier en tant que leur assistant. Escorté d’un « opérateur des armées » dénommé Gaston Aron, il engage Séverin-Mars, glorieux grâce à Gance (La Roue, 1923), l’acteur se pique puis fixe l’objectif en incipit d’un casting à la fois déjà dans la peau du personnage et caméo de making-of sur le tournage. À bord d’un bateau et à l’intérieur d’un train, moyen de transport méta, surtout à La Ciotat, deux types bientôt ennemis se retrouvent fissa au « cœur sauvage de la France », paysages en panoramiques en prime. Smith maltraite un clebs et console sa « pupille » Minnie, Mickey n’apprécie, Bill le cow-boy bousille une sombre chèvre pour rien, hilare vaurien.

Une bagarre physique et un secours ironique participent de la violence de l’ensemble, opposée à la naturelle majesté, Duvivier annonce ainsi en sourdine les états d’âme in situ des anti-héros d’Anthony Mann. Un ex-forçat forcément dirige la seule auberge du bled, Cardon « tape le carton » au milieu des litrons. Kate la « femme de charge » complote et se fait recadrer, Bill ennuie Minnie s’amusant en automobile, Didier l’héritier déboule à la rescousse, « distraction » à double sens précédant une seconde baston. Quatre heures après le voici à l’invitation, sous un faux nom, frais gardon. Monocle von Stroheim, gros cigare et nœud papillon hors-saison, Smith lit Jules César de Shakespeare, Brutus y dialogue avec un fantôme, il déprime et aussitôt hallucine le retour d’un revenant doté d’un revolver, candidat possible au poste du conducteur de La Charrette fantôme (1939). Duvivier trame un quatuor de tandems, « amourettes » plus ou moins suspectes, ponctuées par des ouvertures et des fermetures à l’iris complice, le piano mutique des Nocturnes de Chopin. « L’amour » versus la « vengeance », le fils du défunt se tourmente, le cadavre paternel remplace sur le trône de l’hôte l’assassin supposé, surimpression d’hallucination, bis, et Minnie soudain s’évanouit, substitutions et doublon à la Méliès, farce et attrapes d’espace mental et d’esprit malade. L’explication écourtée à propos du père « ruiné » accompagne, montée alternée, l’enlèvement de la jeune femme façon Nosferatu (le vampire, Murnau, 1922). Survient ensuite une motorisée poursuite pas dégueulasse style Fantômas, pourvue d’un pont et de ruines photogéniques. Duvivier adresse un clin d’œil de visée au Vol du grand rapide (Porter, 1903) et la brute chute dans une chute, trépas presto anticipé plus tôt.

Longtemps avant le fort Vador, Smith s’écrie : « Mon fils ! », transforme fissa la mimi Minnie en demi-sœur, zeste d’inceste, finalement se confesse, adultère industriel, main tendue mais retenue, spectre à demi Hamlet. Si le « remords » ne saurait se réduire, le « pardon », ultime carton, pourra peut-être advenir, il faut que le film assez solide se termine, départ épistolaire et solitaire de boucle bouclée, coda de restauration franco-italienne supervisée par un « spécialiste » positif de Duvivier, nommé Niogret. Le cinéaste qualifiait à raison son ouvrage, financé par un fabricant de moutarde, de « travail artisanal », concevait le ciné comme un « métier », fi du génie. Sans être un instant renversant, Haceldama ou le Prix du sang s’avère un premier essai jamais déshonorant, délocalise le mélodrame et l’aère de nuit américaine ou en pleine lumière, arbore une habileté qui deviendra vite virtuosité, durant la décennie des années trente. Les exégètes en esthétique cinématographique adorent dirent de l’orée qu’il s’agit d’une métonymie, ne les croyons qu’en partie, laissons à ceux qu’ils intéressent le soin d’exhumer les thèmes personnels et les « obsessions » d’une vision. Alors âgé de vingt-trois ans, à quoi rêvait Duvivier ? À faire du cinéma, n’en doutons pas, à réaliser en petit comité un rêve réalisé, à raconter en courts images et ramage une sorte de serial campagnard, plaisant et populaire, sincère et centenaire.          

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