L’Âge de glace de la guerre froide
Exils # 119 (17/07/2025)
Si Richard Harris refusa L’Œuf du serpent (Bergman, 1977) au profit d’Orca (Anderson, 1977), la production imposa donc Richard Burton, mais L’Espion qui venait du froid (Ritt, 1965) lui permet de déployer l’une de ses meilleures interprétations. Escorté par un casting choral impeccable, Monsieur Liz Taylor, ancien amour de Claire Bloom, vous suivez, acteur au carré, à raison récompensé, incarne un Alec très tourmenté, d’abord déguisé en dépressif alcoolique, amer et déclassé, ensuite en prisonnier express puis vrai-faux transfuge de retraite montagnarde et de tribunal bancal. Les mauvaises langues soulignent qu’il s’agit à peine d’un rôle de composition, les cinéphiles applaudissent devant le talent, capable d’exprimer la peur de ce temps-là et le dégoût de tout cela, sinon de soi. Pourri par l’opportunisme – expediency en VO, « pragmatisme » en sous-titres – et le machiavélisme, voire le pharisaïsme et l’homophobie, queer guère un compliment d’antan, Burroughs abonde, le métier d’espionner ne fait rêver personne, hormis les naïfs qui confondent un certain Bond, James Bond, avec un agent du renseignement, caméo de Bernard Lee compris. Plus pessimiste que réaliste, quoique, Berlin à demi décorée à Dublin, ça rend bien, l’item adulte revisite in extremis le mythe d’Orphée & Eurydice, se termine sur un suicide, non plus celui d’un pêcheur et d’un épaulard, plutôt celui d’un lucide et sentimental fuyard, sacrifié à l’insu de son plein gré sur l’autel maudit de la « démocratie », alibi de modernes infamies, commises ailleurs et ici. Dans l’incontournable et psychédélique Substance Mort de Philip K. Dick, un agent double en venait à croire à sa couverture et le lecteur à douter de sa réalité ; chez le Carré, de l’adaptation surpris et satisfait, il semble au final difficile de croire en quelque chose ou quelqu’un. Le « froid » géographique et géopolitique paraît en effet presque inoffensif face à l’homonyme de l’âme, épuisante glaciation des émotions peu propice à la confiance et à la « compassion ».
Le nazi des Bienveillantes on s’en souvient somatisait, à l’inverse de l’adversaire réversible, meilleur ennemi autorisé, antisémite inexcusable et exécuteur cordial. Comme le Cruise increvable de Mission impossible (De Palma, 1996), Burton débute sa sombre odyssée de décès annoncé à la suite d’une hécatombe, marionnette suspecte et humaine trop humaine, par conséquent mortelle, que contrôle le bien nommé Control, acoquiné au « moustachu » et pas tant souriant ni retiré Smiley. « Renfort » éphémère d’un « institut de recherche psychique », d’une crackpot library en VO, d’une « maison de fous » en sous-titres, métonymie du monde, en tout cas occidental, il classe des bouquins consacrés à la « lycanthropie », salut bien hitlérien aux « loups-garous » pas sympas d’Europa (von Trier, 1991). Plus tard, il rencontre et se confronte à l’idéaliste Fiedler, Oskar Werner quasi méconnaissable, Mundt le mercenaire, imposant Peter van Eyck, vu aussi selon l’espionnage d’industrie de La Fille Rosemarie (Thiele, 1958), se trouve et se situe au milieu des deux, se reconnaît un peu en eux. Durant un échange en charmante compagnie de sa collègue communiste, il affirme à juste titre que les « innocents » se font « toujours » massacrer, slaughtered en VO, « qui trinquent » en sous-titres, ce que la coda confirmera. Le clairvoyant masochisme de Martin Ritt, homme de gauche et cinéaste désigné de l’estimable Norma Rae (1979), anticipe ainsi l’autocritique d’un Costa-Gavras (L’Aveu, 1970). Dire qu’il ne s’entendit avec sa star Richard relève de l’euphémisme, insulte incluse, pourtant le remarquable résultat, depuis le plan de grue au-dessus du poste-frontière funéraire jusqu’au Mur des amants à la Isolde und Tristan, incite à s’en féliciter, préférer leur animosité à la concorde déclarée de moult tournages d’ouvrages détestables de médiocrité, Pialat ne le contredira.
Secondé du solide DP Oswald Morris (Lolita, Kubrick, 1962 ou l’oscarisé Un violon sur le toit, Jewison, 1971), Ritt ne se repose sur le script primé de Paul Dehn, jadis sicaire de service secret, dixit le Carré, recyclé en scénariste de Goldfinger (Hamilton, 1964), du Crime de l’Orient-Express (Lumet, 1974) et de plusieurs suites de La Planète des singes (Schaffner, 1968), et Guy Trosper (Le Rock du bagne, Thorpe, 1957), il signe un film muni d’une empathie pudique et rétive au pathétique, cf. le strip-tease traité en mosaïque mélancolique. Moins glamour que L’Affaire Cicéron (Mankiewicz, 1952), moins amusant que Notre agent à La Havane (Reed, 1959), moins coloré que Le Rideau déchiré (Hitchcock, 1966), transparences en automobile en rime, L’Espion qui venait du froid pratique l’écho adéquat, notons le nom de l’avion à l’escalier descendu sur le sol hollandais, The Flying Dutchman, ce qui nous renvoie fissa vers le triste sort du navigateur vivant et mort, James Mason encore, de Pandora (Lewin, 1951). Ce « complot » britannique de « Pierre qui roule » cynique connut le succès, économique et critique. Ce sexagénaire doté d’humour et de colère le mérite, ni ésotérique ni expressionniste, témoignage d’un autre âge et cependant d’actualité grâce à ses ambiguïtés.
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