Les Jeux d’Elsa

 Exils # 37 (12/06/2024)


« Tes yeux sont si profonds que j’y perds la mémoire » écrivait le résistant Aragon (Les Yeux d’Elsa) : avouons vite ne conserver de Di Di Hollywood (2010) que le souvenir d’un ultime titre anecdotique, comme si le fréquentable et toutefois inégal Bigas Luna (Angoisse, 1987 ; Jambon, jambon, 1992 ; Bambola, 1996), décédé ensuite d’une leucémie, délivrait ainsi son Showgirls (Verhoeven, 1995) à lui. Le moralisme méta, la satire réflexive, le vide obscène des riches et des célèbres, on les laisse à ceux qu’ils intéressent, on attend davantage des images que la démonstration de leurs mirages. Mais l’on y remarqua, oh oui, la remarquable Pataky, Diana Diaz – clin d’œil de dédoublées initiales à notre Brigitte Bardot nationale – sur le podium puis dans l’impasse. Telle la courageuse Elizabeth Berkley, Elsa Pataky subit quelques moqueries, son physique impeccable, souligné par le sensuel Bigas, la rendant presque suspecte, tout sauf irréprochable, au moins pour certains pharisiens, certains puritains. Les femmes belles, ça la ferme, ça se désape, ça ne pense pas, a fortiori filmées, philosophait jadis la féministe Delphine Seyrig, alors au côté de la chère Jenny Agutter (Sois belle et tais-toi, 1976, année de naissance, quelle coïncidence, de l’actrice de cet article, le même jour de juillet, en prime, que l’auteur de ces lignes). Un an avant, on la vit aussi chez le caro Dario, en Céline victime de l’insipide, dommage, Giallo (Argento, 2009), en compagnie d’un Adrien Brody partenaire à l’écran et dans la vie. Sa sœur de thriller s’appelait Emmanuelle Seigner, elle-même autre dame aimable par la critique et le milieu malmenée, puisque cible collatérale des attaques et des aversions contre son Roman Polanski de mari.

Venue de la TV, retrouvée au fil des activités, la filmographie fournie – une quarantaine d’items étalés sur plus d’une vingtaine d’années – d’Elsa Pataky croisa celle du spécialiste et sympathique Brian Yuzna (Society, 1990 ; Le Dentiste, 1996) dès 2003, remember Beyond Re-Animator (pas visionné, vous me direz). L’an suivant, la (re)voici aujourd’hui via L’Enfer des loups (2004) du compatriote Paco Plaza (Les Enfants d’Abraham, 2002 ; Rec, 2007, en tandem avec Jaume Balagueró ; Abuela, 2021), cinéaste sincère et surestimé, qui la redirigera à l’occasion d’un Conte de Noël destiné à la télé. Face à feu Julian Sands, aux cheveux aussi noirs que son âme et son désespoir, adieu donc à la blondeur du dangereux séducteur de Gothic (Russell, 1986), Le Festin nu (Cronenberg, 1991), Boxing Helena (Jennifer Lynch, 1993) ou Le Fantôme de l’opéra (Argento, 1998), Pataky incarne encore une sœur de valeur, un amour rédempteur, un ange exterminateur. Si l’ouvrage ne mérite mon hommage, cf. le commentaire lapidaire de Un film, une ligne, l’accorte polyglotte ne succombe à cette « camelote lycanthrope », parvient à portraiturer une anti-héroïne novice découvrant le désir, la souffrance, la vengeance. Le talent évident de l’intéressée intéressante, émouvante, fragile et forte et frémissante, âgée de vingt-sept ans, éclate à chaque plan, dont la lumière sombre et solaire de Javier Salmones caresse la douceur hédoniste des traits (« vingt ans après », dirait Dumas, Elsa Pataky affiche des faux airs de Jennifer Connelly blondie, eh oui). Complice et némésis, elle représente la principale raison de (re)découvrir ce conte pour adultes à documenté tumulte, inspiré par un fait divers de naguère, où un émule ridicule du guignolo Lombroso s’occupe d’un prisonnier peut-être cinglé (en sus savonnier à la Fight Club, Fincher, 1999, fichtre), d’un tueur en série sévissant en Galicie, d’un mimi womanizer (soupirs de Spears) prédateur de malheur, provisoirement sauvé (pourtant planté) par deux femmes, la Bárbara de l’histoire et la reine Isabelle de l’Histoire.

« Tes yeux rendent jaloux le ciel d’après la pluie » poursuivait Aragon et Elsa Pataky suscita par la suite l’envie d’avec elle travailler de Patrick Braoudé (Iznogoud, 2005, néanmoins amoureux Michaël Youn), David R. Ellis (Des serpents dans l’avion, 2006, titre programmatique), Miguel Courtois (Skate or Die, 2008, idem), Russell « Highlander » Mulcahy (Fais-leur vivre l’enfer, Malone !, 2009), Bernard Rose (Mr. Nice, 2010, le cannabis sans Candyman), Justin Lin & James Wan + F. Gary Gray & Louis Leterrier (la franchise Fast and Furious, volumes 5, 2011 ; 6, 2013 ; 7, 2015 ; 8, 2017 ; 10, 2023), du très proche Chris Hemsworth (diptyque de type épique, selon Alan Taylor : Thor : Le Monde des ténèbres, 2013 & Taika Waititi : Thor: Love and Thunder, 2022), du joueur Russell Crowe (Poker Face, 2022) ou du bien nommé Benjamin Millepied (Carmen, 2023). Pendant la future « Fête du Cinéma », pourquoi pas, votre serviteur la reverra chez George Miller (Furiosa : Une saga Mad Max, 2024), un brin voisin, parce qu’elle le valait bien, parce qu’elle réside au bout du monde australien. Pataky au carré, car double rôle d’une femme (générale) et d’un homme (à moto), quel moderne brio, de quoi compliquer les dénominations de récompenses « genrées » (d’un personnage masculin la meilleure actrice, chiche ? Marion Maréchal n’y comprend que dalle, déjà en colère et en procédure judiciaire à cause de la lauréate transsexuelle de Cannes). Tout ceci, tous ces multiples produits, on admet volontiers n’être point pressé de les visionner, de les envisager, sinon afin d’enfin y retrouver le visage plus ou moins juvénile, jamais stérile, et le(s) jeu(x) sérieux d’Elsa Pataky, working actress modeste plutôt que star d’un soir ou diva dégage de là.

À nouveau visiteur d’une fameuse crèche, Aragon résumait : « Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche ». Le sourire candide de la seconde Elsa, ses larmes et son arme de lupin mélodrame, sa lucidité enchantée, désenchantée, son dépucelage et son émancipation (elle « voit le loup », elle le terrasse itou, au poignard, dare-dare, les psys cinéphiles salivent du symbole phallique), nous permirent durant une heure trente de ne plus penser au pire, public et privé, de nous extraire sans plus nous en faire du storytelling politique, sinistre et pathétique, du psychodrame hexagonal, du foutu feuilleton électoral. Dans Anna et les Loups (Saura, 1973), la gouvernante avenante finissait virée, violée, tondue, à bout portant abattue, mémorable martyre de folie franquiste. Bárbara/Elsa défie l’enfer, termine au cimetière, sous la pluie, sur la terre, paraît contempler un terrible passé. Au fond de la fosse gisent les bulletins du destin du sept juillet ? Difficile à dire, délicat à deviner, préférons de toute façon les yeux d’Elsa aux dents de Bardella. Pendant son procès, Manuel Romasanta parle d’une « malédiction », terme que l’on peut à présent appliquer au machiavélisme et au cynisme de Monsieur Emmanuel Macron. Chaque société, CQFD, fabrique ses meutes, ses émeutes, ses alliances, ses errances, son « roman » et son « rassemblement », l’un et l’autre national, rien d’anormal. Loin de cela, comment le perçoit Elsa ? Tant mieux ou tant pis, l’apercevoir ici suffit, soleil virtuel au cœur des ténèbres actuelles, présence remplie de charme(s) parmi le plein marasme.    


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir