Casse-tête aztèque

 Exils # 36 (06/06/2024)

You've got your orders better shoot on sight

Your finger's on the trigger but it don't seem right

[…] Night is falling and you just can't see

Is this illusion or reality?

Status Quo, In the Army Now 

Kubrick au Mexique ? Oui et non, nuançons. Donc du cadre, du steadicam, de la dolly, des mecs en uniforme, que l’on (dé)forme et réforme, (presque) à l’infini, (jusques) à la folie, putain de « poulains » – une pensée pour la « Baleine » de Stanley – à dompter, in fine à (dé)monter, le suave et salaud Sierra (sosie de Martin Sheen) de ce vrai-faux Full Metal Jacket (1987) (de là-bas) s’avère vite « être de la jaquette ». Moins instructeur hurleur que le mémorable R. Lee Ermey, moins amusant, davantage avenant et ambivalent, il conseille à Luis (sosie de David Carradine), une main sur sa cuisse, d’abord d’étrangler sa copine, ensuite de la sodomiser. À la fin du film, il mettra sa tactique en pratique, sur l’héritier malmené, menotté, bâillonné, d’un « escroc » supposé, copulation de punitive expédition et d’express oraison, l’agresseur nageur, peut-être doté d’un cœur, l’élève (se) reflète (dans) le maître, celui-ci s’en désole, se console, succombe au snipeur sans peur, comme si soudain la justice dite expéditive de Taxi Driver (Scorsese, 1976) s’invitait au hom(m)e invasion muni en torture, démuni de « quatrième mur », selon Michael Haneke (Funny Games, 1997, Funny Games U.S., 2007). Coproduit par l’incontournable Michel Franco, éclairé avec doigté par la fidèle DP Carolina Costa, Heroico (2004) se clôt illico par une double citation en situation : le meurtrier tétanisé du trio de machos se regarde dans une glace, se tourne vers vous, me met en joue, comme si (encore) le Belmondo du Doulos (Melville, 1962) et son miroir de Roi-Soleil dérisoire y avisait le Vinz (Vincent Cassel) livide et skin de La Haine (Mathieu Kassovitz, 1995).

Parions que pareil portrait (par des « non-professionnels » interprété) décanté, à succès, sur des récits réels basé, d’une « toxique  masculinité », éloquent et actuel « élément de langage » et de sexué outrage, fera frémir de coupable plaisir les féministes d’ici et d’outre-Atlantique, qui reprocheront à la charge et au cahier des charges – humiliations de démolition, dénégations de disparition – ses femmes en définitive périphériques, examinatrice impassible d’anus du début (« oignons » en rang du même nom) ; malade mère amère mutualisée, merci à l’armée, que notre anti-héros guère rigolo rêve de maltraiter, tout ça ta faute, aimée salope ; petite amie candide, touriste en visite, docile au lit ; soldates silencieuses, attablées à part au repas et en cours, toujours ; infirmière inconsciente, sinon indifférente, de la liquidation délestée de trémolos du rebelle Mario. Voici ce pays désormais dirigé par une dame, mais ces types s’en fichent, se délectent de leur sadisme (effectif et en ligne, invisibles vidéos violentes, matées en meute ricanante, le Haneke de Benny’s Video, 1992, valide) en autarcie, quelle curieuse conception de la couillue camaraderie. Indigène, indigent, à demi orphelin, tout sauf serein, le novice Luis arrive et dérive au sein malsain de cet Overlook mexicain, littéral et mental, aux couloirs de mouroir peints en blanc et rouge telles les toilettes de l’hôtel (peut-être) hanté, au dortoir de mouroir (bis) arpenté par un type encapé, encapuché, masqué, muet, au théâtral brigadier, comme si (aussi) Shining (1980) cachait Eyes Wide Shut (1999).

En ce jeudi de mémoire et d’amnésie, de sacro-saint souvenir collectif très sélectif (en chef chahuté des minuscules armées commémorer le « D-Day », n’y convier en révisionniste les troupes (ex-)soviétiques, puisque le placide Poutine persona non grata, da, administrer de l’émollient sur les alliés et remis en cause bombardements normands, Nagasaki & Hiroshima, connais pas), de spectacle patraque au patriotisme d’Ehpad (vétéran valide dans les bras de Brigitte : l’Histoire en marche ? L’Histoire par Paris Match, niveau zéro), puisque le pantin macronien s’apprécierait bien stratège napoléonien de sa « campagne de Russie » à lui, une (troisième) guerre mondiale, ça fait faire des affaires, ça remonte le moral, ça élimine les mécontents, partout et de tout temps, le huis clos molto dramatico des cadets dressés, désenchantés, décimés, peu portés sur la solidarité, affiche un autre type de « sacrifice » (cynisme du pharisaïsme), au creux et au cœur d’un naturel décor évocateur, le « collège militaire » aéré, mortifère, semblé dessiné par un architecte aztèque, de quoi rendre marteau le Mel Gibson d’Apocalypto (2006). On le sait depuis Pagnol, l’honneur, tel les allumettes, ne sert qu’une fois, même si les pensionnaires, a priori volontaires, de cette maudite (désastre) académie l’y perdent à plusieurs reprises, par exemple à se transformer fissa en savonnette humaine de sanitaires, à se (défier de se) fesser en forêt, à y crever au couteau un clebs trop confiant (la césure du montage, dommage, efface « l’effet de réel », mais rassure les « âmes sensibles », probablement plus émues par le cadavre d’un clébard que par celui d’un vieillard).

On se doute que le cinéaste ne disposa du soutien de la « Grande Muette » locale, car son réquisitoire broie du noir (peu me chaut ta couleur de peau, « blanche, noire ou métisse », assure le pas raciste Sierra), démontre de manière austère, dénuée du moindre érotisme homoérotique des militaires (cf. les jolis légionnaires de Serge Gainsbourg & Claire Denis, Beau Travail, 1999), dotée d’un dolorisme assumé des corps et des esprits, oh oui, l’entreprise d’enrégimentement (de « réarmement » se masturbe le méprisant et méprisable Président), le virilisme « systémique », mot à la mode, à faire frissonner les lectrices du fameux If– du pas si machiste Kipling, le cérémonieux nationalisme d’alibi abrasif, d’unité de facticité, auquel se soumet de son plein gré, en ne parlant qu’espagnol, l’acculturé pas drôle. S’intégrer ou se désintégrer ? S’éclipser (Arturo, KO, se casse sous les quolibets) ou rempiler (par conséquent, sur les suivants, reproduire le pire) ? Mettre ou se faire mettre ? La domination (« masculine » s’exclame et s’excite le « deuxième sexe ») de l’institution répond à la question, « l’emprise » (des « prédateurs » se lamentent les mêmes) des supérieurs harceleurs, anciens harcelés, verrouille à double tour la boucle bouclée. Ce caractère pénitentiaire, pourtant à ciel ouvert, contamine jusqu’au film, victime de son didactisme (de son moralisme), d’un programme éducatif et narratif se refusant à fournir aux bizutés la possibilité d’une liberté, les condamnant dès l’orée, dès l’entretien d’entrée, à leur sort, à la mort, à l’ordre du désordre.

Le stoïque et sudiste Camus prisait la révolte plutôt que la révolution, qui revient, au fond, pas seulement en astronomie, à tourner en rond, à trouver des remplaçants aux tyrans, à mettre en place de la démocratie le simulacre. L’homme révolutionnaire ne sait dire que non, il chemine au côté du nihilisme, dostoïevskien ou européen ; l’homme révolté veut dire oui, à une pensée (« de midi ») de la vie, à ses meilleures puissances en lui. Salué par mes soins à l’occasion du précédent Mano de obra (2019), sur lequel je ne reviens point, (re)lisez-moi ou pas, l’apprenti de Franco agit ici en général privé de générosité, de magnanimité, tant préoccupé par sa démonstration, certes pas à la con, qu’il en oblitère le libre arbitre du personnage christique, le fait crier à la Munch, lui fait serrer les dents comme une bombe à retardement (Téléphone s’affole), jusqu’à l’orgasme final et fatal de la tuerie déterministe, du massacre de paraphe, exit la surprise, voici la preuve prévisible de l’impasse des menaces, l’acte de décès des amitiés mort-nées. Heroico, titre ironique, l’héroïsme s’y réduit à une fanfaronnade de faiblards, à une résistance de malchance, bute ainsi sur cette limite poétique et politique, cette logique plus mécanique que tragique du dispositif esthétique à CQFD idéologique. Cet Enfer du devoir (Friedkin, 2000, infanticide d’enfant à fusil, fichtre) et surtout du désespoir mérite néanmoins d’être connu, reconnu, a fortiori face à l’innommable et innombrable mélasse déversée en salles hexagonales chaque mercredi.

Votre serviteur le vit en projection privée improvisée, durant une dernière séance parmi deux cent quatre-vingt-dix-neuf places désertées, espace pathétique et symbolique, le cinéphile français lui préférant apparemment les consensuel et sempiternel Un p’tit truc en plus d’Artus et La Planète des singes : Le Nouveau Royaume de Wes Ball. Chez l’imparfait Zonana, fréquentable toutefois, pas une once de consolante « bienveillance », de « seconde chance », ni de sentimentalisme ironique à la Stanley Kubrick – cela va de soi, cela me va.

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