Meursault en morceaux

 Exils # 40 (24/06/2024)

On connaissait déjà Boileau & Narcejac, on découvre donc Durand & Galissian, dissimulés derrière ce pseudonyme presque transparent : H. L. Dugall. Hélas affublé d’une couverture colorée hors sujet, modèle de roman dépressif et dégraissé, limité à l’essentiel et surtout à l’existentiel, à l’image du sacrifié, sinon du crucifié, cf. la référence d’évidence, durant sa transformation finale, petit opus de cent quatre-vingt-sept pages en poche primé à sa parution en 1967, La Porte dorée s’apparente un peu à L’Étranger (relu et) corrigé, (reconnaissable et) déguisé, délocalisé. Il s’agit d’un joli KO à Frisco, coécrit par le futur scénariste du risible Dancing Machine (Béhat, 1990) et un ancien critique ciné de L’Écran français. Deux hommes et une femme forment un trio forcément infernal et un triangle foutrement fatal, leurs patronymes servant aussi à intituler ses trois parties. Si la première et la deuxième utilisent une « focalisation interne », comme disent les spécialistes, voire les cuistres, récit au présent d'un narrateur à lui-même à moitié absent, voix off de monologue morose, la troisième met à distance l’absence de seconde chance, le supplice de l’espérance, comme s’il fallait en effet, selon l’impératif de l’anti-héroïne pas si impassible, se défier de la « tragédie du répertoire ». Toutefois le fatum (dé)fait la loi, l’héritière amère et secourable ne reviendra pas, car renversée au sortir du mortel couloir par un enfui chauffard, probablement le malin cousin du commencement, le condamné ne recevra la grâce ni du Ciel ni des autorités, enfin arrivé là où il se dirigeait, le désirait, en dépit d’accès d’hystérie, d’instinct de survie, sur le seuil de cercueil des étapes du gaz. Il se souvient ainsi d’une histoire de mec et de mer, qu’importe sa véracité, (s’)avoue-t-il, tardive et vaine révolte d’une solitude de flotte, suicide humide prophétique et historique, puisque sauter de la passerelle orangée s’avère une macabre tradition locale dès la complétion de sa construction trente ans auparavant.

Dans cette Amérique nordiste idéale et intimiste, autant factice que celle, de surcroît filmée en transparences motorisées, de L’Aîné des Ferchaux (Melville, 1963), la déréliction absolue d’un étrange et familier individu, de tout revenu, constitue le cœur de l’ouvrage mineur (modestie de la taille et du style) et majeur (asphyxie à force d’être lucide), au-delà ou en-deçà d’une intrigue limpide (et livide) de crime crapuleux, de complot illico. Puisque l’enfer se pave de bonnes intentions, que l’altruisme procède du cynisme (à part chez Capra, revoyez La vie est belle, 1946, début idem), que pas un seul instant l’amour n’existe, Pialat opine, celui d’autrui, de l’accusée in extremis innocentée, il ne reste qu’à contempler une dernière fois, « recroquevillé » en position fœtale, la fameuse porte « orientale », son pont suspendu à la Nosferatu, dépourvu de salut, que l’avocat dévalué, dévasté, lessivé, en sursis, à bout d’envie, au bout de la nuit, qui chronique sa mort annoncée, moins à la García Márquez qu’à la Richard Matheson, Je suis une légende soi-même relecture inconsciente (?) du Camus, ne prendra pas, ne prendra plus. Tandis que les chapitres consacrés au procès satirisent à sec la plaisanterie sinistre de l’humaine (et inhumaine) justice, sa mise en scène obscène, sa recherche d’intérêt en se fichant de la vérité, l’introduction maladive  et sordide ressemble à du David Goodis, la conclusion de réclusion et d’exécution expose un mélodrame démuni de larmes, propre à reléguer le trop célèbre Le Dernier Jour d’un condamné au rang de malhonnête, lacrymal et partial pamphlet romancé (l’abolition de la peine de mort, Hugo & Badinter adorent). Contrairement au chronomètre de Clint (Jugé coupable, 1999), le destin dédivinisé ici s’accomplit, les souhaits se réalisent (mise en garde de Wilde), la fiction décuplée, répétée (sens duel), petit théâtre de la cruauté en milieu fermé, mise en abyme de la démultipliée déprime, parvient à remplacer la réalité, verrouiller à double tour la cellule de désamour.

La victime (in)volontaire s’estime « anormal » et se « méprise », affamé d’amitié, incapable d’en créer. Prisonnier de son mensonge, délesté de ses songes, il se souvient un brin d’un copain amputé, défenestré, qui voulait être architecte, rêve impossible qui symbolise ce livre. De la brume d’un fameux quai français, arpenté par Mac Orlan & Carné (Le Quai des brumes, 1938) à l’homologue amerloque, aux prises avec le Golden Bridge, il existe une trentaine d’années, à peine quelques pages à tourner. En 1958, l’incontournable Hitchcock délivrait Vertigo, envoûtante errance d’admirable (et lamentable) mirage, d’absence de seconde chance (bis). La Porte dorée préfère le jansénisme au lyrisme, la chasteté partagée à Vénus (au visage de Janus) repêchée. Le narrateur de malheur pourrait serrer la main du Samouraï (Melville, 1967), (im)parfait contemporain, autre fantôme d’homme destiné à disparaître, par procuration à se suicider. Outre matérialiser le malaise d’une certaine masculinité, évacuer certains clichés, fi de « femme fatale », d’attraction répulsion, ce petit précis de décomposition (et d’aliénation), bicéphal et fatal, ressuscite l’existentialisme de jadis et anticipe le défaitisme de la décennie soixante-dix, sa « crise » économique et esthétique propice à des audaces et des excès désormais inconcevables et insensés, impensables et impensés, pour les (dé)raisons que l’on sait. On se rappelle peut-être de l’interdiction autrefois du dénommé Suicide, mode d’emploi ; on ne saurait conseiller la lecture du bouquin point serein à des êtres chers atteints de tendances suicidaires. Mais la mélancolie possède son prix, l’absurde en sourdine hurle, au sein malsain de nos cités cramées et glacées. Le chemin de croix que (re)voilà, Gethsémani de vraie-fausse Californie, affirme cela, le donne à lire, à ressentir, implacable plutôt que complaisant, remarquable au lieu de déprimant (l’art, y compris le plus noir, éclaire de sa sombre lumière).

On prête au polar hier et aujourd’hui l’alibi de la sociologie, manière d’anoblir un genre d’écrits longtemps (encore ?) tenu à l’écart (au côté d’autres) du canon de la Littérature, de la Culture, donc adoubé par la morte et enterrée « contre-culture », dissoute depuis des lustres dans le mercantile mainstream, cependant il sait bien sûr, par nature, en tant qu’artefact adulte, témoigner (à charge ou décharge) d’intérieurs tumultes, associer le physique au métaphysique, peu religieux et très laïc. Débarrassé du souvent poignant sentimentalisme de William Irish, explorateur sans peur de nos noirceurs et maître de « série blême », qualifie Truffaut, d’ailleurs adaptateur (La Mariée était en noir, 1968 et La Sirène du Mississippi, 1969), dytique bancal, demeurons diplomate, La Porte dorée doit se refermer sur le faux coupable et véritable manipulé, « à l’insu de son plein gré », sur le lecteur tout sauf consolé, rassuré, décérébré, traité avec arrogance ou « bienveillance », ces maudits maux (et mots) d’une époque en toc, hypocrite et médiocre, clivante et nivelante, les livres (et les films) devenus d’insupportables produits, à plébisciter/pilonner, non plus des condensés de laideur, de beauté, de douceur, de cruauté (encore), de clairvoyance et de puissance telles autant de tentatives (à la Sisyphe) de donner un sens à l’existence. Le juriste sécessionniste, au patronyme polonais, à l’ascendance possiblement sémite, n’en déplaise aux amnésiques de La France Insoumise, représente en définitive une incarnation ultime (et froidement ironique) du spleen, de l’échec clair et net du « rêve américain » mesquin, camelote de marotte convoitée par des « déshérités » aux cerveaux (dé)lavés (aux mains sales, à la Sartre), aux idéaux (et idées) envolés, Tony Montana (Scarface, De Palma, 1983) ne me démentira. Toutefois fi de suffisance, a fortiori en France, petit pays radicalisé, à désespérer les Persans de Montesquieu, à effarer les feux follets de Drieu. À la fin se flinguer, avant ou après le sept juillet ? On va finir par y réfléchir…


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