Stalker : Les Randonneurs


You’ll Never Walk Alone entendait-on dans le Carousel de Henry King – parole évangélique ou mystification à la con ?... 


Mais le temps suit son cours et sa pente inflexible
A bientôt séparé ce qu’il avait uni, –
Et l’homme, sous le fouet d’un pouvoir invisible,
Senfonce, triste et seul, dans lespace infini.

Fiodor Tiouttchev, poème en français, 1838

Stalker résiste au temps et au spectateur. On le découvrit naguère en VOSTFR à la TV ; on le visionne aujourd’hui en ligne avec des sous-titres anglais + possibilité d’une traduction dite automatique un brin chaotique. Passer deux heures et demie avec Andreï Tarkovski revient à retrouver un vieil ami, un réalisateur de grande valeur, cher à notre cœur et à notre esprit. Film de marche, film de tchatche, film de silence(s), aussi, et surtout de fausse SF, Stalker nous enrôle dans une drôle de zone, aux origines indécises, météorite ou extra-terrestres, hésite un Nobel sur le carton liminaire, certainement mentale et radicale. Le réalisateur russe s’y connaissait, en radicalité : écran carré comme au temps du muet, durée de cent cinquante-cinq minutes, argument guère narratif aux échos de philo, lenteur sans peur. Cela vous inquiète ? Cela vous rebute ? Les excréments du mercredi et le vomi de la vidéo sauront vous divertir, vous consoler, vous spolier de votre temps, puisqu’après tout ils n’existent pour rien d’autre et avec votre aval. Stalker (1979) commence dans un bar rigolard à la Béla Tarr, une chambre à coucher à la Ingmar Bergman – Le Sacrifice fera les frais de cette influence, Erland Josephson inclus – et s’achève sur de la télékinésie à la Carrie de Brian De Palma. Entre les deux, trois personnages empruntés à En attendant Godot effectuent un voyage, presque un pèlerinage, qui les mènera au bout d’eux-mêmes, de leurs motivations, de leurs désillusions. Ici, on se nomme par sa fonction, la psychologie passe par le dialogue futé, le corps à l’affût. L’Écrivain, auparavant un verre à la main, mondain auprès d’une belle automobiliste éprise de mystère(s) en mer, Bermudes attitude, doute de tout et s’ennuie à mourir, certains spectateurs l’imiteront. Le Professeur, par ailleurs cocufié au passé, porte dans sa musette un secret atomique. Le Stalker, loin des engueulades matinales de sa femme, guide les touristes du désastre et réintègre son éden de calme, de tranquillité, de dangers énoncés, non avérés.



« Plus c’est long, moins c’est dangereux » : le conseil sous forme d’aphorisme causera le rictus des impatients peu captivés par une œuvre programmatique, affichant avec une candeur aristocratique ou hautaine son goût de la divagation, de la digression, du détour, son refus de la ligne droite et des mille contrefaçons qui redoublent l’illusion du cinéma, le réduisent si souvent à un désolant artifice. Tarkovski ne filme pas pour les intellos, clairement moqués dans la diégèse, pour les autorités du Goskino froissées par son subjectivisme hérétique, pour les jurys de festival, pas seulement cannois, avec leurs prix en chocolat, pour les adeptes élitistes de l’auteurisme nostalgique. Il filme pour lui-même, pour son père, poète apocalyptique récité en off par une gamine mutique, pour tous ceux, en Russie et ailleurs, avant et dorénavant, qui possèdent des yeux, des oreilles, un cœur, un cerveau. Son Stalker à lui, apparemment différent de sa source littéraire, due aux frères Strougatski crédités en scénaristes, réalisé une fois puis deux suite à un incident de développement, ou un complot de labo, coupé en parts inégales, disons 60 + 90, résonne bien sûr, au présent et en présage, avec Tchernobyl, Fukushima, avec Le Mystère Silkwood (1983) et sa Meryl Streep écolo. La légende médicale affirme même que le cinéaste et sa femme, en sus de l’interprète de l’Écrivain, Anatoli Solonitsyne, contractèrent leurs cancers respectifs en Estonie, aux abords d’une usine chimique peu préoccupée de normes sanitaires. Un autre mal ronge le trio, transporté en jeep militaire puis en locomotive inventive du noir et blanc de L’Enfance d’Ivan à la couleur rurale du Miroir. Dans ce dernier titre, une mère lévitait ; dans Stalker, la génitrice de Ouistiti, rageuse et maternelle Alissa Freindlich, se tord à terre, tétanisée par le désir inassouvi, un ave à Witkiewicz, auteur du pavé polonais de L’Inassouvissement, lecture de votre serviteur en étudiant, mamelons durcis sous l’étoffe, convulsée par le désespoir, par le fait de ne pouvoir retenir son mari déjà parti, en outre ancien taulard risquant de se prendre dix ans de prison pour l’infraction.



L’armée dépeuplée garde en effet la Zone, ses abords de boue, de jour éteint, de rues lépreuses propres à ravir le Lars von Trier de Element of Crime. Un side-car sépia traque notre fada, doté d’une divine idiotie à la Dostoïevski, projet d’adaptation avortée en 1973, chasseur-passeur et de fait positionné au sommet d’un triangle pubien pourtant rétif aux femmes. Pas de compagne dans la Zone, aucune présence féminine, ou alors sous l’apparence d’un cadavre à peine aperçu, gisants enlacés à la Tristan & Yseut, à quelques centimètres d’une plante verte, tant pis pour la vigne et le rosier littérairement entremêlés. Dans ce Pompéi soviétique, les tanks se voient tanqués pour l’éternité au milieu de champs absents, les poteaux de télécommunications deviennent des tours à Pise, un tunnel utérin, baptisé hachoir, castration dans le noir, ne débouche sur rien, à part une piscine artificielle semblable à celle d’un sous-marin, tant la traversée s’apparente à cartographier un monde englouti, une forêt de cristal, clins d’œil à l’eschatologique Ballard, allez, placés sous le signe culturellement aquatique de la féminité, cf. l’urologie vénitienne de La Clé tournée par Tinto Brass. Tarkovski, récusant le symbolisme liquide, expliquant en souriant les flaques, les mares, les pluies récurrentes de son imagerie par la météo locale, observe à la verticale un poisson, à l’horizontale un chien noir, moins funeste que celui de Faust. Si « Chaque homme est une île » selon Albert Cohen dans Le Livre de ma mère, l’Écrivain s’allonge sur la sienne, le Stalker s’y endort, rejoint par l’animal serein, in fine rapatrié dans le bar du départ, où tout pourrait bien, finalement, s’être déroulé, ce qui ferait de Stalker la matérialisation d’une vision d’ivrognes papotant, philosophant, ruminant leurs impasses et leurs envies de table rase.



Film-cerveau et film-frigo, Stalker pourra en refroidir plus d’un, notamment ceux qui perçoivent en James Cameron un géographe visionnaire, alors que son Avatar se résume à Pocahontas chez les Schtroumpfs, « cela et rien de plus », rajouterait le Poe du Corbeau, en Terrence Malick un penseur mystique, alors que Le Nouveau Monde se résume à Pocahontas chez Christophe Colomb, la rencontre donnant lieu au panthéisme publicitaire caractéristique de l’ex-enseignant universitaire de l’étymologique amour de la sagesse. Notre Andreï ne philosophe pas, il s’amuse des discours des mecs entre eux, il noie l’arme de l’homme de mots, il désarme le scientifique revanchard puis magnanime. Que contient la Zone ? Comment l’identifier ? En chambre cachée, interdite, où exaucer ses souhaits les plus intimes, y compris les pires, si l’on en juge par le récit du précédent Stalker, mentor meurtrier de son frère, enrichi suicidé ? En pure chambre obscure, de cinéma méta, pièce-piège érigée par le mythe altruiste, « dernière auberge » à la Baudelaire où survit une parcelle d’espoir, de joie, d’accomplissement de soi ? En chambre mortuaire, en réplique de la domestique où finit crevé, allongé, tourmenté, le Stalker en sueur si déçu par l’incrédulité matérialiste, égoïste, de ses clients épuisants, réconforté par sa moitié maternante, consœur de Kim Hunter au même endroit de pietà dans le pareillement clivé Une question de vie et de mort des Archers ? Le réalisateur, improvisé décorateur, ne répond pas, se méfie du maudit message, du mouvement heuristique figé par l’exégèse spécialisée. Sa caméra, aérienne, terrienne, aux travellings virtuoses, avant, latéraux, aux plans-séquences intenses, aux entrées de champ des protagonistes à l’improviste, scrute les paysages, les visages, autorise le regard caméra, celui de l’Écrivain monologuant parmi les dunes sensuelles, nous adressant une question rhétorique à propos de son immortalité, celui de l’épouse monologuant parmi les ruines heureuses, malgré tout, de son mariage.



Film de géologue et non d’idéologue, film d’un homme libre utilisant au mieux les ressources et les contraintes étatiques, communistes, Stalker se prête à toutes les interprétations, par exemple celle d’un Serge Daney, qui durant son bel article le (re)visita en attestation de saison d’un archipel-goulag décrit par Soljenitsyne, et les défie toutes, aussi habile, gracile et insaisissable que la poiscaille mentionnée supra. Pour pleinement l’apprécier, il faut se mettre en condition, au diapason, il convient de renoncer aux parcours tracés, au fascisme scopique, économique et politique du cinéma contemporain, pas uniquement hollywoodien. Cette fable sur la foi, en toi, en moi, dans le cinéma, dans le monde alentour, dans la vérité intérieure ou le mensonge familier, cet éloge de la douce faiblesse d’un nouveau-né opposée à l’indifférente dureté d’un arbre antique, peut-être celui du Sacrifice, s’appréhende à la manière d’un déplacement à l’étranger, à une collection de cadrages, décadrages et surcadrages propices à l’éveillée rêverie, au dépaysement lucide, à la reconnaissance de la proximité de l’exotisme. Dans Stalker, on parle russe, on s’exclame « Voilà ! » dans la langue de Racine, mais les images parlent d’elles-mêmes, double acception, elles nous parlent de nous, de nos enfers, de nos chimères, de nos catastrophes de poche ou à l’échelle de la planète. Tarkovski croyait-il à l’âme russe, à ce que l’on désigne ainsi en Occident ? Certes, l’Écrivain boit, le Professeur se montre narquois, le Stalker paraît possédé – et alors ? Ces marqueurs supposés nationaux, au bord du cliché, se dissolvent dans une mélancolie universelle et dans un portrait doux-amer d’une certaine masculinité.



La parole, logiquement et généreusement, revient au final aux femmes, à une mère éloquente, à sa fillette mutante, qui porte des béquilles à l’instar de la Gabrielle du Crash de Cronenberg, similaire dystopie à expérimenter maintenant, virée dans les parages et au centre du vide en quête, et en quéquette, d’un sens, de la circulation, des émotions, du chemin, de la vie. Au terme de leur virée accidentée, James & Catherine se redécouvrent, font l’amour comme pour la première fois ; dans l’épilogue de Stalker, Ouistiti déplace en solo des verres sur une table, tandis qu’un train invisible en mode Midnight Express occupe la bande-son, remarquable tapisserie sonore et sensorielle postsynchronisée, transmuant le bruit en note et inversement, réécoutez la scène du rail, en partie tramée par le compositeur complice Edouard Artemiev, avec des extraits très partiels, quasiment subliminaux, du Boléro de Ravel, de l’Hymne à la joie de Beethoven et du Tannhäuser de Wagner. La pensée peut tout, elle se déplace sans bouger, le corps blessé, handicapé, réinvente l’espace-temps à sa mesure, le plie à son désir. Stalker, un film quantique ? Avant tout un film poétique, appellation hélas dévaluée, usurpée, ouvrage opaque et lumineux qui lave nos yeux, nos oreilles, nos cerveaux et notre phénoménologie en une série d’objets-instants purifiés, polysémiques, signifiants et signifiés : seringue sur une table de chevet,  ampoule de poison et ampoules qui claquent, téléphone incongru au décrochage drolatique de « clinique », encre noire de liaison, écuelle lactée du canidé. Que ceux qui croient à l’humanisme et à la transcendance le loue pour ses vertus d’avertissement, de parabole pas frivole.



Suivant ma perspective, Tarkovski plutôt que Nevski, Stalker séduit et sidère par son immanence, par sa désespérance stimulante, dessillante, par sa beauté de chaque plan, et l’on se doit de souligner le travail brillant du directeur de la photographie Aleksandr Kniajinski, accessoirement en poste après le licenciement de son confrère Gueorgui Rerberg, contempteur du script. Le vrai Stalker de l’histoire ? Andreï, évidemment, qui veille et surveille, qui dirige, qui égare, qui fait de la physique avec des fruits secs, de la métaphysique avec des physiques de galériens, visez-moi ce crâne rasé, qui relit l’iconographie religieuse, couronne christique comprise, soupçon de dérision en bonus, tout au long d’un périple dépourvu de Dieu, adieu au surnaturel, hors les puissances psychiques déployées en mineur dans la coda décolorée, a priori d’épiphanie, pourtant exempte de Ciel, majuscule optionnelle, jeu de gosse triste et de lignes dynamiques à l’intérieur des quatre murs du solipsisme de chacun(e), précédée par un poème d’amour signé Fiodor Tiouttchev, lyrique classique traduit par Nabokov et chanté par Björk. Et même si, personnellement, je préfère la fresque de Andreï Roublev, les miroitements du Miroir, l’Eurydice stellaire de Solaris, l’Eugenia sudiste de Nostalghia, je pris un réel plaisir à suivre à nouveau, dans une qualité d’image et de son irréprochable, cette compagnie des relous, un salut à Neil Jordan, trinité tout sauf canonisée, sacralisée, d’un illuminé misogyne, d’un artiste impuissant, d’un terroriste pragmatique, je caricature à dessein. Stalker, film majeur de démiurge modeste, continue à envoûter, à dérouter, à convaincre une quarantaine d’années après. Alors risquez-vous à votre tour dans sa mémorable Zone, au carrefour de l’Interzone de Bill Burroughs et de La Terre vaine de Thomas Stearns Eliot, au risque de contempler votre terrible reflet, à la fois proie et prédateur, destructeur et marcheur, bonimenteur et enquêteur – une variation du Dernier des Mohicans de Fenimore Cooper, allusion ironique d’une réplique, une personnification de vrai Stalker à demeure, à la recherche de son propre bonheur, par-delà les zones, les hommes, les heures et les pleurs, en somme. 


   

Commentaires

  1. "Andrei Tarkovski ne s'y trompe pas. Lecteur admiratif de son père, certes, mais fidèle à son amour des "faits", des "objets", il a su en filmer la transparence primordiale, à travers laquelle nous pouvoir voir couler le temps. Mais ce n'est pas à nous d'imposer ici notre regard sur son cinéma. Vous aurez la liberté et le plaisir, lecteurs, de reconnaître comment le fils, à partir de sa révolte radicale contre le fardeau du Verbe[xvi], parvient à sculpter les images finies où se glisse l'infini qui hante tout homme, toute femme qui fait un effort authentique pour se plonger dans les profondeurs de l'existence. Disons simplement qu'à la question presque enfantine de savoir si les objets ont une âme, les films d'Andrei Tarkovski répondent oui. Et que les âmes qui débouchent la bouteille extra-lucide du temps en la traversant sont là, sensibles à l'œil de la caméra. Quoique invisibles le plus souvent, elles peuplent le vide des pièces que nous habitons, peut-être même sont-elles déjà en nous, devenues nous. Et, à n'en plus douter, le facteur Otto est véridique : écoutez ses histoires et voyez… Il a vraiment été bousculé par un fantôme…"
    https://www.recoursaupoeme.fr/la-maison-tarkovski-lame-du-corps-a-corps/#:~:text=La%20po%C3%A9sie%20d'Arseni%20Tarkovski,connue%20dans%20le%20monde%20francophone.&text=Arseni%20Tarkovski%20a%20d%C3%A9couvert%20qu,%2C%20une%20forme%20d'infini.
    Une prémonition relative à la malédiction de la zone de...
    "Le lendemain,autre catastrophe je reçois une lettre de Langiert qui m'apprend que le tok de Rutycze a brûlé entièrement en plein jour, et qu'ils sont là-bas dans une grande terreur, car tout brûle autour d'eux, Czernobyl n'est plus qu'une plaine, de plus de 1000 maisons pas une n'est restée."
    https://jacquelinewaechter.blogspot.com/2010/05/mimicry-balzac-towards-light.html

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