Tourist Trap : Cartes, territoires, caméras


Ma France à moi au miroir fantomatique de la tienne à toi…


Le cinéma régional n’existe pas mais les régions aiment le cinéma. Elles lui commissionnent des dépliants – touristiques, enrobés de dramaturgie – sur grand écran. Elles s’en servent en annexe délocalisée d’OTSI. Elles exportent une certaine image de la France, devenue en une quarantaine d’années une sorte de Mondwest muséal, patrimonial, allègrement gastronomique. Quand les paysans se suicident, que les usines tombent en ruines, on peut toujours se secourir à l’aide du secteur tertiaire. À défaut d’idées pour conjurer un chômage désormais structurel, voici donc le pétrole vert des pâturages, le pétrole blanc des monuments, le pétrole ouvert à tous, pas uniquement aux Asiatiques, de l’Histoire selon Stéphane Bern. Autrefois, dans les années 60, la filmographie hexagonale cultiva cette veine vintage, à coup de co-productions européennes, l’Europe des costumes et des coutumes, pas celle des nationalismes et des migrants, souvenons-nous par exemple des items d’André Hunebelle, Bernard Borderie ou Philippe de Broca (je pense au Capitan, vive Bourvil, je pense à Angélique, Marquise des anges, Michèle Mercier à jamais, je pense à Cartouche avec la cara Claudia). « Tourné en décors naturels », cela fait toujours son petit effet sur le spectateur, surtout originaire du lieu élu. Même si Boris Vian réclamait du carton-pâte, les vrais châteaux, ou ce qu’il en reste, et les paysages sans outrages, quitte à les retoucher en PAO, s’accordent pour ainsi dire naturellement avec les mécanismes mimétiques de la caméra, avec son réalisme de convention et de sensation(s). Bertrand Tavernier via La Fille de d’Artagnan (on préfère celle de Jekyll !), Gérard Krawcyck avec une nouvelle mouture de Fanfan la Tulipe, plus récemment le remake de la fausse aristocrate citée supra, dû à Ariel Zeitoun, tentèrent de ressusciter un « genre » bel et bien enterré, davantage que le western outre-Atlantique.


Certes, Christophe Gans connut le succès avec Le Pacte des loups, mais ce patchwork improbable, OGM plutôt qu’OVNI cinématographique, ne parvint pas à entraîner dans son sillage d’autres audacieux (ou nostalgiques). Le dit film historique pourrait pourtant paraître un doux refuge, y compris en évocation de régicide révolutionnaire, topique indigène, à l’heure des traumatismes du terrorisme et d’un état d’esprit territorial pour le moins morose. La décollation en mode Robespierre nous divertirait presque face au bowling létal d’un camion niçois, non ? Revenons à nos moutons (de Panurge, des conseils régionaux) et soulignons que le marché marche à double sens. Le cinéma trouve un financement, les régions s’achètent une vitrine. En matière de stratégie et de communication, martiale, électorale, commerciale, il s’agit in fine de savoir se (bien) montrer, de raconter une histoire séduisante, plaisante, si possible rassurante, d’inviter à suivre, à captiver, voire à déménager. Et à chaque fois, suivant l’adage fordien de L’Homme qui tua Liberty Valance, la légende se substitue à l’histoire (au sens de réalité), elle se soumet à une fiction devenue fait. Le Nord s’égayait et se morfondait bien avant l’arrivée de Dany Boon & Bruno Dumont, évidemment. Néanmoins, les deux cinéastes, à leur manière et avec leurs ambitions respectives, reconfigurèrent notre imaginaire envers cette partie de la cartographie. Pareillement, la Provence de Pagnol, très différente de son homologue à la Giono ou à la Daudet, ne ressemble qu’à elle-même, ne saurait se confondre ni avec de similaires et dissemblables imageries – Allio ou Guédiguian, disons – ni avec l’objectivité avérée du Sud méditerranéen, lui-même d’ailleurs une construction (immobilière) économique, médiatique, fantasmatique.


On le voit, si le cinéma régional, entendre un cinéma enfin écarté de la capitale, spatialement et financièrement, reste à élaborer, si l’on soupire de visionner un jour, pourquoi pas de célébrer, des cinéastes venus de partout, et pas seulement de Paris, de sa banlieue (de ses banlieues, puisque le terme générique, de généralisation, ne renvoie à rien, hors un ensemble de stéréotypes, de préjugés, à nuancer, corriger, a fortiori par les « habitants des quartiers » eux-mêmes, et non par des observateurs plus ou moins extérieurs, remember Brisseau avec De bruit et de fureur fantastique au lieu de Kassovitz avec La Haine arty), les films régionalistes constituent une niche à l’instar de la littérature du même nom. La province, on en pince, pour elle, pour ce qu’elle continue à représenter, une oasis de provincialisme tranquille et au fond inoffensive, désolé pour le sarcastique Chabrol et ses notables au bord de la gaudriole ou un pied dans la perversité. Pagnol, encore lui, tenta d’établir un contre-pouvoir au monopole parisien, transposa l’insularité architecturale d’un Le Corbusier (« maison du fada » aussi à Marseille) en complexe de réalisation, de production, de distribution. Hélas, la guerre vint mettre un terme à l’utopie d’autonomie, fermer les laboratoires autarciques, éteindre les projecteurs aux pieds garnis de garrigue. Depuis, rien, ou alors la Cité du cinéma de Luc Besson, à quelques minutes de la tour Eiffel. Les gens de Bretagne, de Normandie, d’Aquitaine, du Centre, d’Alsace et des Alpes (pardon d’avance à ceux que j’oublie volontairement, que je renvoie vers un atlas détaillé) posséderaient-ils un talent moindre que les résidents du 75 ? Leur désir de cinéma se minorerait-il, proportionnellement à l’éloignement du centre de décision, d’éducation, de diffusion ? Les films sis dans le seizième arrondissement ou entre les tours du 9-3 devraient-ils seuls refléter la nation ?


Bien sûr que non, fuyons les cases et les enclos, les mercantilismes et les communautarismes. Jeune réalisateur, juvénile réalisatrice, exilé dans ta ville, attachée à ton « cadre de vie », ne « monte » pas à Paris, démerde-toi pour filmer là-bas, ici et maintenant, avec des aides décentralisées, avec des bouts de ficelle devenues cordes pour contrer le jacobinisme souvent arrogant des têtes pensantes enracinées au-dessus de la Loire. Le cinéma procède de facto de l’identité nationale, de sa diversité assurée, mouvante, parfois émouvante ou dérangeante, n’en déplaise aux harmonieux, aux sentencieux, aux naïfs, aux humanistes, qui voudraient bien qu’il se réduise à un divertissement bon enfant, rassembleur, à un « septième art » sui generis, débarrassé des questions de fric et de politique, tellement  œcuménique, amen. On ne prône pas une seconde prise de la Bastille (quoique) et Paris, malgré tout, semble moins imprenable que de la Grosse Pomme pourrie et prophétique croquée par John Carpenter dans New York 1997 (Los Angeles 2013 mérite largement sa réévaluation, administration Trump ou pas). Bornons-nous à souhaiter que les hommes (et les femmes) à la caméra (un salut à Vertov) de demain essaiment à partir de leur fidèle point focal, qu’ils sachent nous exposer avec intelligence et acuité leurs propres panoramas, qu’ils nous fassent entendre des accents non pas amusants, exotiques, juste évidents, façonnés par l’usage au détriment du cliché, qu’ils nous parlent de nous-mêmes avec leur cadre (double sens) à eux, sans une once d’infériorité intériorisée (dirait Bourdieu), sans un gramme de marmelade écœurante à force d’allègement, de conformisme, d’hygiénisme. Il n’existe pas une France mais des milliers, quasiment autant que de ressortissants.



L’écran français (oui, comme la revue) se doit de savoir miroiter cela, de le faire ressentir intra-muros (ou entre nos frontières, matérielles, symboliques) et bien sûr au-delà. Croyez bien que ce vœu, tout sauf pieux, ne caractérise en rien une lubie (personnelle), qu’il relève de la survie. Le cinéma français, en dépit de sa décrépitude chronique, persiste à nous intéresser, et je défie les mal intentionnés, les bien-pensants, de me prendre en défaut lorsqu’il convient de vanter les œuvres de débutants talentueux ou d’aînés fameux. Son avenir, en tout cas pour moi, réside dans sa capacité à s’émanciper, à s’écarter de l’autoroute du doute, à dire non aux subventions, ou à les violer, à les instrumentaliser à sa convenance. N’envie personne, ne singe pas ton voisin installé, n’aspire pas à t’envoler vers Hollywood, contre-exemple élémentaire de ce qu’il ne faut pas faire, du prix à payer pour inonder le monde entier d’une camelote en aucun cas cosmopolite. Méfie-toi du manichéisme et de l’amateurisme, du pétainisme et de la mondialisation de saison : quand tu filmeras chez toi ce qui t’émeut, te froisse, te révolte, te ravit, je commencerai à me reconnaître en toi, j’apprivoiserai ta voix, ton regard, ta terre, ton corps. Le cinéma franco-international nécessite au quotidien de l’altérité et de l’identité, du dépaysement et de l’enracinement, un horizon précis, peut-être limité, élargi à l’intériorité sans limites des spectateurs, chacun unique, chacun semblable à autrui, ami ou ennemi, tant mieux, tant pis. Pour une fois, allez, délaissons le piège à touristes et réinventons notre environnement (de cinéma, d’existence), désolant, alarmant, énergique et lyrique.


Commentaires

  1. Cinéma enraciné, engagé et transalpin : Les Camarades (1963)
    (I compagni) un film italo-franco-yougoslave réalisé par Mario Monicelli,
    avec Marcello Mastroianni, Bernard Blier, Annie Girardot
    https://www.youtube.com/watch?v=23y9AS4XNro&list=PLywTchbX65ZmSe16eYNaBLqnKFYx4osu-&index=12

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. http://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2021/12/la-classe-ouvriere-va-au-paradis.html

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir