Hara-kiri : Ronin
La « voie du guerrier » ? Disons le chemin de croix
figé, piégé, d’un homme athée, affligé, en symptôme révélateur d’un honorable
ordre sociétal à honnir, sinon à décapiter…
Posture et imposture, écriture et
littérature : Hara-kiri s’ouvre et s’achève sur un journal peu intime,
vraiment mensonger, il emboîte trois récits à des temporalités différentes, il
met en pièces, à coup de sabre vengeur, la « façade » du code
d’honneur nippon et rétablit in fine
le décorum du mannequin saccagé, point focal de la fable féodale, comme la
légende imprimée devenue réalité dans l’Ouest falsifié selon John Ford (L’Homme
qui tua Liberty Valance). La panoplie nécrophile, vénérée par
l’intendant (pas celui de Kenji Mizoguchi) du célèbre clan Ii, trône dans une brume
fantastique à la Kwaïdan, avant qu’un laconique et ironique « Rien de
notable à signaler » n’ouvre le bal (la danse macabre) en cet été 1630. Au
présent de la diégèse, tout se déroule dans un château-tombeau visité par le
générique, le nom du réalisateur apposé en signature rageuse sur l’armure (notez
itou la peinture prophétique d’un tigre en train de dévorer sa propre patte).
Sublimé au sein de ses guenilles et de sa crasse barbue par l’admirable noir et
blanc de Yoshio Miyajima (envoûtement en couleurs de L’Empire de la passion), Tatsuya
Nakadai, dans le rôle d’une carrière et son titre favori, au diapason d’une
distribution à l’unisson, vient réclamer justice, « cela et rien de
plus » (dirait Poe), il promet de s’occire ensuite aussitôt. Veuf multiple
– sa femme, son ami, son gendre, sa fille, son petit-fils –, il sèmera le
malheur (qui « n’arrive jamais seul », en effet) dans le huis clos (homo,
façon Tabou ?) entiché de bushido.
À une ère de désespoir et de misère,
où même la paix vous pèse, surtout en tant que spadassin remercié – dissolution
des assemblées de samouraïs par le shogunat d’alors –, il convient, au prix du
déshonneur, d’aller quêter quelques aumônes auprès des seigneurs, de leurs
descendants, les relations sociales réglées en ballet immobile par la
réputation, la bravoure, l’arsenal rigide de la chevalerie japonaise, de son
hypocrisie, aussi. Sabres vendus au mont-de-piété, ersatz en bois de bambou,
éventails et ombrelles de déclassés, de survivants à crédit magnanime, chignons
coupés en affront narcissique puis ramassés par une main anonyme lors du grand
ménage d’épilogue : autant d’objets iconiques, de reliques symboliques d’un
monde passé, plus ou moins pérenne dans la morale contemporaine des années 60
(la mascarade médiatique de Mishima culmine en 1970). Au rythme des saisons,
dans l’hiver des cœurs (mystère abyssal du cœur humain), les suicides s’enchaînent, un éprouvant empalement
marque un point de non-retour, un enfant fiévreux agonise en silence, sa mère
tuberculeuse (les pleutres promis au trépas prétexteront une pathologie providentielle) le suit
dans l’oubli, les assistants du coup de grâce se font traquer dans les rues,
s’affrontent dans une plaine nue, ventée (Kwaïdan, again), bordée de tombes. Masaki Kobayashi, sur sa grue, derrière
ses lunettes noires, réalise son premier film historique, nous apprit la
bande-annonce avec un soupçon de making-of,
mais il évoque les mœurs de son époque et par ricochet les nôtres (licenciement
d’entreprise, dissolution du « lien social », solitude
autodestructrice – en Orient, tendance à se supprimer sous la pression
insupportable ; en Occident, à massacrer en masse des tas d’inconnus, cf.
notre article sur Yakuza).
D’emblée, Hara-kiri captive par sa
lenteur, sa théâtralité, séduit par un art absolu de la composition du cadre et
à l’intérieur de celui-ci (innombrables surcadrages, diagonales coupantes, travellings millimétrés, horizontalité
de cortège funèbre du Scope local). Le formalisme culturel épouse la sécheresse
du mélodrame, liés ensemble par une partition percutante, crissante et feulante de Tōru Takemitsu, un scénario « au cordeau » de Shinobu Hashimoto (roman adapté de Yasuhiko Takiguchi), pour une
fois émancipé de son amical Akira Kurosawa. Davantage qu’à la série en simultané des Zatoichi
ou celle à venir des Baby Cart, sans même citer Les
Sept Samouraïs (héroïsme, fétichisme, altruisme, trois expressions
absentes ici), on pense beaucoup, en découvrant aujourd’hui, ravi, Hara-kiri,
à Sergio Leone (Yojimbo en matrice officieuse de Pour une poignée de dollars,
évidemment), surtout pour le traitement du temps, l’atmosphère (et le motif
figuratif) de cimetière. Récipiendaire d’un prix de consolation à Cannes face
au Guépard
viscontien, similaire crépuscule magnifique et satirique d’une mythologie, ce Seppuku
(dénomination moins triviale de l’appellation originale) ne peut que frustrer
un spectateur épris d’élégante calligraphie en colère dans l’espace survolté,
car il donne à voir une constante démystification passant également et avant
tout par l’image. La mort du protagoniste, étripé par lui-même, défait à main
armée par des fusils anachroniques dans cet univers (et méprisés pour leur
mécanique), constitue la troisième acmé du film, autant qu’elle annonce la
désinvolture « raciste » de Harrison Ford se débarrassant d’un « enturbanné »
d’une seule balle chez Spielberg (Les Aventuriers de l’arche perdue).
Ce requiem loquace – « Qui ne connaît pas les mots ne connaît pas
les hommes » dit Confucius via
la bouche paupérisée de l’instituteur – peuplé de cadavres exhibés, de spectres
mémoriels (voire méta), de vivants arrogants placés face à leur infamie, leur
raideur de pharisiens, s’avère en outre une élégie sur la brièveté
bouleversante du bonheur. Les enfants grandissent vite, les années passent,
fugaces et irréversibles, et ne demeure que l’envie d’en finir, par exemple sur
un matelas virginal et central – spectacle sidérant et plébiscité de la mort
ritualisée, accompagnée – en rime abstraite avec le Carré blanc sur fond blanc
(1918, coda d’un atroce conflit européen et mondial aux alibis de géopolitique
cocardière) de Kasimir Malevitch, avec les traditionnels habits immaculés
souillés lors du sacrifice de soi. Intense et tendu, totalement national et
cependant transposable un peu partout – Jean Anouilh, en pleine Occupation, ne
craignit pas de réécrire la tragédie politique d’Antigone d’après Sophocle –,
le cérémonial vise à éventrer l’imagerie et l’idéologie du chambara (clin d’œil à Stanley
Kubrick, similaire « compositeur » pessimiste et notoire Attila du « genre »).
Adulte et distancié (l’ange exterminateur d’outre-tombe se moque ouvertement
des tortionnaires), violent (décharges gore,
orgasmiques, d’adrénaline en bien nommées « petites morts ») et
poignant, hypnotique et mélancolique (tristesse de Hamlet devant le succès de
son psychodrame dépressif), il s’agit en définitive d’un chef-d’œuvre
instantané, que tout amateur de cinéma japonais (de cinéma tout court) se doit
de connaître et d’honorer.
Très beau billet qui sonne juste sur un sujet difficile, qu'est-ce qu'un "chef-d'oeuvre instantané"?
RépondreSupprimerQui me fait souvenir de nouveau à Isaach de Bankolé face au tableau de Tapiès dans le film de Jarmusch : The Limits of Control
"Entendre a toujours été une composante essentielle du cinéma de Jim Jarmusch.
Dans l'espace mental, la grande affaire de la perception est de donner un sens qui fasse voie.
Cette longue et patiente recherche est pour lui l'occasion de remettre en scène des obsessions récurrentes, parmi lesquelles la croisée des cultures et des civilisations, la modernisation des mythes, ou l'étrangeté du quotidien."
http://jacquelinewaechter.blogspot.com/2018/01/les-limites-du-controle-lempire-de.html