The Machinist : Insomnia
Travail à la chaîne, temps modernes d’une comédie noire, mécanique du mea culpa…
Tout le monde veut savoir comment va
Trevor Reznik (transparent clin d’œil de Scott Kosar à Trent Reznor + patronyme
judéo-tchèque désignant le métier de… boucher), de la prostituée au patron en
passant par la serveuse. En vérité, malgré son doux déni, Trevor va très mal,
il dit d’ailleurs ne plus dormir depuis un an et sa vie de zombie, à vrai dire, s’apparente à un rêve éveillé, à un cauchemar
diurne. La première fois que l’on voit Christian Bale (pas encore Bruce Wayne,
auparavant Patrick Bateman pour l’insipide et soporifique American Psycho selon
Mary Harron), derrière une baie vitrée, l’acteur fait peur, avec ses joues
creusées, ses blessures faciales, sa chemise à sinistres rayures de rescapé
d’Auschwitz. Il se donne à voir en pure image décharnée, en personnage isolé dans la solitude d’un cercueil de verre,
formulerait Ray Bradbury. Quelques lumières se reflètent sur la vitre, mais la
nuit immense, celle de la ville, celle de son âme, semble sur le point de
l’avaler, de le faire définitivement sombrer. Le christique Reznik (le brillant
Roque Baños, entre une BO pour Saura ou de la Iglesia, composa la partition de La
Résurrection du Christ de Kevin Reynolds, le Moïse de Waterworld),
en train de s’endormir, incapable de ne pas veiller (titre italien évocateur
que L’uomo
senza sonno), rongé par l’on ne sait quelle culpabilité plus efficace
que le plus impitoyable des régimes, laisse tomber au sol un exemplaire relié
de L’Idiot
par « Dosto » (au cinéphile-lecteur le soin ludique de
relever d’autres rimes et emprunts au « monument » russe) et l’on se
doute assez vite que le crime de ce possédé va rencontrer son châtiment.
La « condition ouvrière »
n’intéresse guère notre réalisateur (Brad Anderson dirige paraît-il en partie
depuis une civière, aussi amoché que le protagoniste-comédien délesté de
vingt-huit kilos, un record et une inversion
de la prise de poids commise par De Niro en Raging Bull) et en cela,
ce film américain tourné, faute de financement national, dans une Espagne
dévitalisée, anémiée (dans sa palette de gris, de tons glauques, de teintes
délavées, Xavi Giménez, déjà à l’œuvre sur La Secte sans nom infanticide, avant de signer
la lumière du solaire Agora, ne réserve qu’une seule tache
de couleur, rouge sang, évidemment, à une voiture dédoublée, d’adulte et
d’enfant, Pontiac en écho au Petit Chaperon rouge du ghetto de La
Liste de Schindler), s’inscrit dans une tradition majoritaire
d’invisibilité : même les métallos de Cimino dans Voyage au bout de l’enfer
semblaient méconnaître jusqu’au nom de Marx. Par contre, il démontre une discrète
virtuosité à saisir un esprit tourmenté contaminant sa réalité, par conséquent
celle du film (le cinéma, hallucination collective et individuelle en substitut
d’un réel par essence illusoire, assureraient les Cathares, plutôt à (ré)inventer,
corrigeraient les existentialistes). Ni Fincher (ostentation satirique et
schizophrénique de Fight Club) ni Nolan (limpide complexité temporelle de Memento),
ni Hitchcock (en dépit de la jolie surprise de la présence d’Anna Massey en
propriétaire, naguère si singulière dans Le Voyeur ou Frenzy) ni Cronenberg
(une photo maternelle oriente une seconde, à tort, vers le « souvenir-écran »
œdipien de Spider), Anderson, bien servi par un scénario simple et
astucieux (qu’il n’écrivit pas), lorgne néanmoins vers Sir Alfred, autre chantre catho de la faute originelle,
consubstantielle, disons, avec ses faux coupables jamais vraiment innocents
(alors que le virginal prince Mychkine se débat dans un monde infernal),
souvent mateurs sentimentaux, sinon monomaniaques (Reznik astique le
carrelage de sa salle de bains à la brosse à dents, épris du zèle de Norman
Bates dans son meurtrier motel), et
son machiniste somnambulique ne peut qu’évoquer itou le Caligari
expressionniste.
Heureusement pour lui et surtout pour
nous, son opus, réalisé juste avant
un remarquable segment de terreur « sonore » pour les Masters
of Horror, transposé en français par l’explicite et jeuniste Un
son qui déchire, ne constitue pas un petit bréviaire de cinéphilie bien
tempérée dans sa dépression scolaire, voire universitaire. The Machinist, grand
petit film de chambre (obscure, mentale, méta, quasiment hugolienne), mélodrame
paranoïaque transfiguré par le rôle et l’interprétation d’une carrière, par une
musique herrmannienne en diable (ah, ce thérémine à la Miklós Rózsa) aux
accents parfois poignants, enracine sa fiction réflexive et clinique dans la
vérité d’une troupe au diapason, d’une poésie de la déréliction où le pire peut
et doit advenir, en guise d’incitation à la rédemption, de chemin motorisé vers
le salut (en termes profanes et judiciaires, vers l’aveu d’un « banal »
accident routier au passage clouté coûtant la vie à un gamin sous les yeux de
sa mère). Ainsi, quel triple plaisir de retrouver l’émouvante Jennifer Jason
Leigh, avec une persona en
réminiscence de celle d’Elisabeth Shue dans Leaving Las Vegas, de
revoir la rayonnante Aitana Sánchez-Gijón, découverte au siècle dernier, sur
grand écran, dans le sensuel et sucré Les Vendanges de feu cueilli par
Alfonso Arau, de croiser à nouveau l’inquiétant Michael Ironside, inoubliable
dans Scanners,
V et même Total Recall ou Dick à la
sauce à la testostérone de Verhoeven ! Mentionnons également l’alter ego de Trevor, le vaillant Ivan
aux faux airs de Shrek, avec lequel s’amuse ouvertement l’impressionnant John
Sharian, hilare au miroir.
La distribution (et les « caractères »
du récit) suffirait à parapher la réussite d’ensemble, autant que le talent
d’Anderson en directeur d’acteurs (et d’actrices), mais le cinéaste ose en
outre mettre en abyme sa fable-fugue psychogénique – Lynch dans le rétroviseur,
certes, cependant dépourvu de sa dimension cosmique, superbement sensorielle et
plastique – durant la séquence de l’attraction foraine. Dans un train fantôme
apocalyptique explicitement baptisé Route 666, l’enfant (revenu d’entre les
morts) de la serveuse d’aéroport – un lieu à fréquenter pour elle, une promesse
non tenue d’évasion hors de soi-même – fait une crise d’épilepsie, le père putatif
impuissant (jouit-il réellement dans la bouche de la catin maternelle, dans la
même position passive, de gisant, que Francis Huster dans L’Amour braque,
adaptation pirate de L’Idiot, bis ? Possible d’en douter, comme de tout le reste)
s’épouvante des horreurs dispensées, étrangement familières (bras coupé à
l’instar de l’accident mécanique), autrefois abandonné par son papa,
aujourd’hui en proie à la stroboscopie et prisonnier d’un tunnel rappelant celui
de L’Emmurée
vivante de Lucio Fulci, admirable et médiumnique enquête existentielle,
poesque, dans l’écrin féminin d’un giallo mélancolique. Trevor, pêcheur puis
chauffard (qui pense à Crossing Guard ?), n’en finit
pas d’errer au ralenti dans des limbes intimes, pécheur presque suicidaire (il
se jette sous une bagnole, croyant confondre sa némésis) ne réussissant pas à
occire sa propre identité, pourtant égorgée près de la douche de Marion Crane,
enroulée dans un tapis et jetée à la mer vertigineuse inutilement (linceul
coincé à mi-pente et de surcroît vide !). Ici, même le soleil n’éclaire
plus, même l’amour sincère d’une marchande d’amour ne suffira pas à vivre une
seconde chance, même le sourire sudiste d’une employée divorcée ne parviendra pas
à réconcilier l’homme criminel et blessé avec son passé, bien que la blancheur,
in fine, s’avère maîtresse, bien que
les deux femmes fonctionnent en anges gardiens sereins ou au moins spéculaires.
Le dénouement assemble en pleine
clairvoyance toutes les pièces du puzzle,
les nombreux détails-indices, les énigmes signifiantes au service de la grande,
ce rébus absurde, désespérant, rarement exaltant, vécu par n’importe quel
spectateur adulte et honnête envers lui-même et autrui. « On est tous
seuls, il ne faut pas se sentir coupable de cela » réconforte la brune
Maria, tandis que la blonde Stevie subit sans broncher sur sa face abîmée les « risques
du métier », cet amas de solitudes sexuelles rémunérées, commercialisées.
Pris entre la maman et la putain eustachesques, l’enfant trentenaire au volant
ensanglanté se met symboliquement au monde in
extremis (précédemment, il sortait de la gueule d’un monstre de manège, avec
dans les bras un « angelot » à lunettes), salué par sa doublure
complice. Il écrit au feutre noir crissant l’ultime lettre première du pendu
(le K de Killer), semblant singer les
orphelins de La Nuit du chasseur, et se découvre enfin, répond à la question
identitaire liminaire. Il finit en prison et il s’émancipe libéré de son
obsession, de son « refoulement », de sa fiction à peine salvatrice.
Le film s’achève sur un souvenir, le mauvais conducteur chaussé de ses bottes
de rocker, de sa clope de fanfaron
(celui de Risi ?), aveuglé par le bout du tunnel irradié venant embraser
son pare-brise impacté, un fondu au blanc abolissant l’écran, l’histoire, la
perception à la fois déception et révélation, quelque part au croisement des
NDE et du « grand sommeil » vénéneux de Chandler & Hawks. On
ignore les croyances ou l’athéisme du couple scénariste/cinéaste, mais The
Machinist propose clairement et magistralement, sous la peau sur les os
d’un thriller désossé jusqu’à l’os
d’un coup de théâtre au parfum d’herméneutique, un parcours religieux, de la
mortification vers le pardon, celui du héros à lui-même et celui du spectateur
envers lui.
Au-delà de ses qualités intrinsèques
abordées supra, de sa sensibilité rythmique
européenne (irréprochable équipe hispanique) mâtinée d’efficace optimisme étasunien
(le dépassement du trauma), ce film
modeste et minutieux, « métis » de l’ancienne « nouvelle
vague » ibérique fantastique, séduit, interroge et trouble par la
performance de son acteur principal. Brad Anderson parlait à raison de « dévotion »,
terme idoine dans le contexte religieux, et Christian Bale, avec son prénom
hautement connoté, avec son corps de douleur extérieure et intérieure, avec son
ravissement extatique et euphorique de comédien courageux (ou dangereux) très à
l’aise sur le tournage estival, cristallise jusqu’au point limite, jusqu’à la
rupture – on ne meurt pas d’insomnie, professe-t-il en emprunt au club de la castagne imaginé par Chuck
Palahniuk – les enjeux figuratifs du métrage et ceux de sa profession. On
pourrait, à l’instar de Laurence Olivier, pareillement britannique, acteur
raisonnable et raisonné, parfait exemple des leçons de distance du Paradoxe
sur le comédien de Diderot, se moquant gentiment des essoufflements
avérés de Dustin Hoffman pendant le footing
de Marathon
Man, se gausser d’une telle extrémité, la mettre sur le compte d’un
narcissisme carabiné, s’en laver les mains à l’eau de Javel, comme Trevor
obsédé par une saleté invisible, une souillure irréversible et irréparable,
mais l’exercice de style nutritionnel excède l’exigence de réalisme et le
tribut artistique.
Ce qui se joue tout au long des cent
minutes s’apparente à un joyeux chemin de croix laïque et à une (é)preuve
filmique. Bale, vivant cadavre (remember
Rescue
Dawn de Herzog) tissant le souvenir des survivants de la Shoah – en
Espagne aussi, pour d’autres raisons, le
passé ne passe pas – à celui de la Crucifixion du retable d’Issenheim,
sidérant et célèbre chef-d’œuvre atroce de Matthias Grünewald, se moque de la
mimesis et contraint le matériau premier de tout acteur, de tout spectateur, à une
praxis impressionnante, une métamorphose temporaire – cf. sa musculature en
chauve-souris justicière, milliardaire et orpheline à Gotham –, sorte de
garantie suprême, terrassante, « crevant les yeux » (même si le
générique mentionne des prothèses) au milieu d’une subjectivité généralisée,
d’un entrelac perceptif hostile à la fameuse « suspension d’incrédulité ».
Résumons : nous voici amenés à douter de chaque plan, de chaque phrase
(reprise d’une femme à l’autre) et en même temps nous subissons l’emprise de
cette chair horrible, livide, sacrificielle, en témoignage du jeu audacieux,
interdit, de la comédie, et en point d’ancrage d’une intrigue et d’un art basés
sur l’artifice, le simulacre, avant que la supposée réalité elle-même, avec
l’essor du numérique, ne devienne à son tour un gigantesque réservoir de
mythes, de mensonges, d’artefacts
audiovisuels, de parures vulgaires, putassières et destructrices posées en
douceur, en chœur, sur la « robe sans couture de la réalité » dont
parlait Bazin, a priori immaculée,
non sectionnée par le montage, non mise en doute par « l’ère du soupçon »
à la mode Nathalie Sarraute de la modernité, a fortiori du postmodernisme.
Douter de tout, de tout le monde,
partout et tout le temps : ce principe cartésien tronqué – après la
question rhétorique venait la confirmation de la conscience, le document
indubitable d’une intelligence se niant afin de mieux s’affirmer – paraît
désormais gérer nos vies et celle du pauvre Trevor, naufragé dans un océan
d’affabulations révélatrices, d’épiphanies par procuration, sans boussole autre
que des post-it, pas même pourvu
d’une carte verbale tatouée sur son torse, à la manière de l’amnésique de Memento.
Pour le contrer, pour s’arrimer à une vérité finalement invérifiable – le
postulat de la coda de Spider ou de Dead Zone, cheminements
de saints mondains (au sens pascalien du mot) ou odyssées d’illuminés
s’illusionnant, et nous avec, une dernière fois, aveuglés par un
éclaircissement rassurant (la pietà
de Johnny Smith conjurant le Démon atomique) ou une relecture des événements in situ (pas de péripatéticienne pour
l’amateur de toile d’araignée, rien que sa mère trop aimée, assassinée au gaz
domestique des camps d’extermination) –, ne reste que le corps, origine et fin
de toute chose, et donc du cinéma, dans une perspective athée, la nôtre et
celle d’une œuvre exempte de transcendance, en réponse ou contre-poison à la
religiosité iconique et durement incarnée de Trevor.
Peu importe si par la suite Anderson
se compromit un peu à la TV (l’ineffable Zoo), si son Transsibérien se traînait
en longueur (pas vu-entendu The Call à la réputation
calamiteuse), si Kosar crut bon de se damner auprès de Michael Bay, de
délivrer, en pacte faustien dédoublé, des mises à jour probablement
superfétatoires de Massacre à la tronçonneuse et Amityville : La Maison du diable. The
Machinist, surgi en 2004, mérite mécaniquement et organiquement – le
cinéma, entreprise de fusion faisant fi des manichéismes épistémiques et
moraux, conjugue les deux états, l’anatomie aussi – sa redécouverte, machine à
fantasmes, à émotions, à mémoire et à espoir, à propos d’un automate, d’un
autiste devenant ou redevenant humain, non plus pièce mais rouage, non plus
sujet de sa fantasmagorie mais « producteur de sens » de ses
lendemains, y compris dans l’appropriation d’un procès camusien ou kafkaïen.
Monstrueux et fraternel, Trevor Reznik s’endort ou se donne la mort ; de
l’autre côté de l’écran, de la vie, de la maladie de vivre, de percevoir,
d’imaginer, de déduire et d’appréhender (double acception) à la première
personne, souhaitons-lui des rêves pacifiés, purifiés, expiés, et regagnons
avec reconnaissance le territoire nervalien de nos jours et de nos nuits, dans
la machinerie éclairante et coupante de l’époque, des arts, de l’intériorité
cousue à la boue précieuse du squelette. Dans le corps supplicié du fuyard
rattrapé par sa mauvaise conscience ou sa bonne morale gît et palpite un
mystère à partager et à célébrer – CQFD.
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