Soul Power : Le Concert
Un combat légendaire et un festival méconnu ; un témoignage utopique
et un ratage méta ; un document musical et un aperçu de la montagne :
retour à Kinshasa, en 1974, dans une Afrique remplie de chansons, de
revendications et d’émotions…
Aucun amateur d’horreur (dont votre
serviteur) ne l’ignore : dans ce « genre » plus qu’ailleurs, le
hors-champ s’avère d’une grande importance, ce qui n’apparaît pas à l’intérieur
du plan autant (sinon davantage) perturbant que ce que l’on voit (variation du
thème, avec Tourneur et Carpenter en maîtres de l’architecture et de la
durée : l’angoisse créée par le vide du
cadre plein, fenêtre ouverte mais exsangue sur des paysages hantés,
métaphysiques, par exemple piscine, lande, banlieue résidentielle, immensité
enneigée). Poursuivons un peu dans les truismes sémiologiques ou
structuralistes (uniquement pour étudiants friands) du « langage
cinématographique », analysés, détaillés puis réduits à rien par un Marcel
Martin (avec la complicité très volontaire d’Antonioni) – le champ ne vaut que
par le contrechamp, le dialogue entre les axes, de chaque côté d’une frontière
imaginaire tirée à 180°, procède de la dialectique du discours (pas seulement
celui, verbal, « torché » avec paresse entre des talking heads, ricanait
Hitchcock). Le cinéma permet cela, cette variété des regards, des points de vue
(angle et idée), son dispositif ontologique de projection en matrice du
découpage de base (le plan-séquence et la frontalité offrent d’autres horizons,
explorés assez diversement par Tarkovski, De Palma, Haneke, Noé, le gonzo du X et la vidéo-surveillance de
l’espace public, avec des jeux vertigineux ou démonstratifs sur le temps et
« l’effet de réel »).
Le lecteur (la lectrice, nordiste ou
non), nous pardonnera (ou pas !) cette attaque théorique, car Soul
Power
pourrait servir de cas d’école. Ce documentaire plaisant et frustrant, aux
notes irrésistibles, aux propos symboliques, souffre en effet d’une absence
fondatrice et fondamentale, évidente (elle en « saute aux yeux »,
presque littéralement) et complexe : celle du monde tout autour de la
diégèse (terme d’études littéraires, et de « filmologie », d’habitude
réservé à la narration, pris ici au sens large de récit, de
« monstration »). Une telle disparition, sidérante et insoupçonnable
à force de présence dissimulée (à l’instar de La Lettre volée de Poe),
paraphe la puissance quasi maléfique
de la caméra et la suprême ironie de l’entreprise, surtout lorsqu’elle entend
se réclamer, avec sincérité, ingénuité, du « cinéma vérité ». Les
Cathares, on le sait, attribuaient l’existence de l’univers au Diable,
illusionniste par nature et prestidigitateur très mal intentionné ; « se
méfier des apparences », exhorte la sagesse populaire, inconsciente de son
héritage platonicien. L’abolition du contexte social, politique,
« humain » du film, ne s’explique pas uniquement par le montage (un
métrage de quatre-vingt-dix-huit minutes façonné à partir de douze heures de
concert et en parallèle avec la réalisation de When We Were Kings, dédié
à l’affrontement Ali/Foreman, Jeffrey Levy-Hinte occupant le poste de monteur
sur les deux titres, secondé sur le second par David A. Smith, saluant à
présent Ave, César ! des réflexifs frangins Coen).
Elle se lit jusque dans la démarche
« touristique », voire « ethnographique » (mots affreux, en
vérité, surtout le dernier, abouché à la « classification des
races », au « primitivisme », au bon vieux temps des colonies ou
à la culpabilité occidentale durant l’essor du « tiers-mondisme » des
années 70, certaines collections de disques faisant mine de découvrir l’art
musical des « indigènes » récemment dotés d’une conscience citoyenne,
avant que Peter Gabriel ne vienne prendre le relais, cristallisant via son label, Real World, le magma commercial de la dite World Music)
des excursions hors du stade et de la scène, reléguées aux… suppléments. Un
éloquent segment de quelques minutes, pompeusement baptisé Zaïrois, 1974, montre
ainsi des femmes en train de chanter, de s’occuper d’enfants, de porter sur
leur tête de lourds récipients (ou un gros arrosoir !), d’acheter des
produits locaux dans des halles locales, tandis que les messieurs jouent aux
dames (des capsules de bouteilles servant de pions) ou aux cartes, accompagnent
brièvement les musiciens étasuniens avec des instruments « du cru ».
Pendant les trois concerts, le public se résume à deux ou trois images prises
et montées « à la sauvette », à un lointain brouhaha à peine
discernable sur la bande-son (écoute au casque et impression d’un son trop « propre »
pour être honnête).
Plus grave, le sinistre maréchal
Mobutu, dictateur notoire depuis longtemps aux affaires (en 1969, l’année du
Festival de Woodstock, il ordonne un massacre estudiantin, la musique des
machettes adoucissant les mœurs rebelles, sans doute), grâce à l’entregent de
la CIA, reçu en ami par tous les dirigeants d’alors, toutes tendances
confondues, toute honte bue, n’exécute qu’un caméo furtif sous la forme d’un tableau, typique et chic, éminence
grise (ou noire), point aveugle d’un film sonore et pas sourd mais in fine
mal-voyant, en ce qui concerne la périphérie de l’événement. Tout se passe
comme si le réalisateur (et avant lui Stewart Levine, Blanc, Américain, Juif et
accessoirement co-organisateur) prenait pour « argent comptant » –
« Pour être libre, il faut des dollars »
affirme, cynique, un James Brown aux exigences matérielles (transport de son
équipement) et au deviné cachet de star
– les déclarations volontiers provocatrices d’Ali (« La jungle, c’est New
York » ; « Les vrais sauvages sont en Amérique » ;
« Ici, ils ont des voitures, des hôtels, des maisons, ils s’en sortent
bien »), grand boxeur et grande gueule pas encore vaincu par Parkinson (la
maladie, non un quelconque adversaire), à la limite de la complaisance envers
un régime autoritaire (euphémisme) maintenant le pays, sous couvert d’une « révolution
culturelle » abreuvée à la « négritude » (fierté d’être noir,
chante Brown en ouverture), ou à son équivalent zaïrois, dans un endettement
abyssal à la hauteur des enrichissements personnels et de la pauvreté
collective (sur toutes ces questions, on renvoie vers Mobutu roi du Zaïre de
Thierry Michel, lui aussi principalement composé d’archives).
Film coloré, sans (exécrable) jeu de
mots, Soul Power évite de regarder sur les
côtés, vers les ténèbres de « l’Afrique intérieure » arpentée par
Conrad (et son colonel Kurtz, éloigné de Brando), territoire irréductible à un
continent et à l’inconscient (supercherie d’épicier de la psyché), wilderness exempte de métaphore où
fleurissent les atrocités universelles et intemporelles de l’espèce humaine,
peu importent ses diverses pigmentations, puisque son sang y coule toujours
rouge. Cette noirceur foncière, à faire pâlir Rousseau, on la chercherait en
vain dans ce portrait de groupe de Noirs « hauts en couleur »,
talentueux, attachants, parfois immenses (Ali et Brown, évidemment). Le retour
fantasmé (financièrement intéressé, pour les Blancs derrière le projet, les
caméras, les fonds investis, la direction des opérations, le montage de la
scène) à une insaisissable (et inexistante ?) origine, de la
« communauté noire » et de l’humanité elle-même, ne pouvait certes
pas se payer le luxe de la nuance, et ce making-of
géant frôle par omission les rivages dangereux de la propagande, du dépliant
émollient, du Brigadoon en « boubou ». Au cinéaste
« parasite » (il assemble le travail d’autrui, non ?), on se
sent tenté de dire, pastichant l’amant de Mademoiselle Riva irradiée par
Resnais : « Tu n’as rien vu à Kinshasa. »
La césure figurative régit aussi la
réunion (supposée ravie) espérée entre les peuples « frères »,
rencontre au sommet de la soul (mais
pas que) avalisée par ce renard rusé/controversé de Don King, alléché par
l’odeur et la couleur des billets verts : les artistes d’outre-Atlantique font
un rapide petit tour de piste et regagnent fissa
leurs pénates, ce « pays des opportunités » leur offrant la gloire
(ils ne la volent certes pas, mouillent généreusement la chemise ou la jupe) et
une problématique « condition noire » (Ali vise juste en assénant
« La caméra est sur moi parce que je suis le plus grand combattant du
monde – et non « l’homme le plus fort », comme se trompent les
sous-titres –, sinon je ne serais qu’un négro »), bien que les exemples de
réussites sociales abondent, dans la musique, au cinéma (Will Smith, lisse
avatar du boxeur pour le surfait Michael Mann), en littérature (Toni Morrison
munie de son Nobel), l’existence trentenaire d’une classe moyenne ou bourgeoise
noire contrebalancée par des violences (souvent prolétaires, policières, et
blanches), en preuve et à la une, tristement d’actualité (Beyoncé, dont on
apprécie pourtant le buñuelien Partition, semble s’en émouvoir lors
du récent Super Bowl, avec une chorégraphie « martiale » et des
bérets, pas français, chipés aux Black Panthers, son Formation convoquant, à
La Nouvelle-Orléans, Malcolm X, l’ouragan Katrina, Autant en emporte le vent
« inversé » ou… les narines des Jackson Five – n’en jetez plus, la
barque « obscure » risquerait de sombrer, dans les eaux boueuses de
l’auto-célébration tardive et confortable !).
Repassons une couche réflexive :
il ne suffit pas d’utiliser une batterie
de caméra pour saisir le réel ; de même, la commune couleur de peau ne
saurait combler le fossé de la langue (francophonie de l’ancienne colonie belge)
et moins encore celui de la culture (le « racisme », maladie sans
frontières mais pas sans passé, à tout le moins l’hostilité, peuvent également
s’exercer entre Noirs d’Amérique et d’Afrique, sujet peu abordé par le
consensuel « septième art », surtout estampillé « social »
ou « engagé », plus à l’aise avec le manichéisme doloriste en noir et
blanc). La concorde, imparfaite, éphémère, passera par conséquent par la
musique, le politique échouant à la générer, dans les faits au quotidien, dans
leur retranscription imagée, « amputée » (Michael Wadleigh, le
réalisateur de Wolfen, flanqué d’un certain Martin Scorsese, dut affronter
similaire obstacle de l’amas des rushes
sur leur Woodstock antérieur). Soul Power réussit en
retrouvant inopinément les chemins de l’horreur, en se focalisant sur les
corps, la sueur, l’effort et le don – le vrai, qui ne se monnaie, excède ce
qu’il coûte et rapporte, ainsi que dans les films « interdits aux moins de
dix-huit ans » –, le tout tressé à l’âme des interprètes, mise en scène
et mise à nu sous la rampe surélevée des projecteurs (câble facturé à…
8 000 dollars !). Levy-Hinte, producteur de The Last Winter (vanté
ici même) et d’une biographie de Polanski (centrée sur ses démêlés
judiciaires), sculpte son matériau
collecté en direct, assemble les « courts métrages » de son armée de
cadreurs, parmi lesquels le renommé Albert Maysles, poursuivant le
« parrain » Brown dans sa loge, un instant reflété derrière son
modèle par un miroir mural, métonymie narcissique et spéculaire (involontaire,
itou) du film.
Nous séduisent ces visages trempés de
sueur et de bonheur (beauté racée,
pas raciale, de Miriam Makeba, aka « Mama Africa », détestant
ce patronyme d’emprunt, énonçant celui du berceau, à rallonge), ces virtuoses
d’un « genre » musical qui nous apporta, continue à nous apporter,
beaucoup, malgré ou à cause de la blancheur de notre peau, auquel nous
consacrions sur ce blog des lignes
énamourées (saluant notamment le chef-d’œuvre de Marvin Gaye, What’s
Going On, album poétique, politique et prophétique sorti en 1971,
réussissant si brillamment là où Soul Power n’ose se hisser),
cette proximité avec eux, à quelques centimètres à peine des épidermes
fraternels à fleur de peau (noire, blanche, brune et tutti quanti). Quatre décennies plus tôt, on ignorait la dolly, la Louma et le steadicam, prothèses de parvenus, au
mieux spectrales (Kubrick à l’Overlook), au pire intrusives. L’enregistrement
ne se transforme pas en « captation », en mise à distance : les énergies
vocales et filmiques s’unissent pour créer un continuum sensuel et sensoriel, une sorte de liquide amniotique et
lyrique dans lequel s’immerge le spectateur-auditeur, dès les premières
secondes de présentation du grand petit James (il ouvre et clôt le show filmé, boucle bouclée, so). En 5.1 ou « simple » 2.0,
la soul déferle sur vous en fleuve
majestueux et somptueux – la voilà, l’Afrique fantôme ! –, en irrésistible
torrent émotionnel. Jim et ses amis d’un soir (ou de trois) arborent des tenues
invraisemblables, les « petits Blancs » dans l’ombre, des
« pattes » à l’épate et des rouflaquettes grotesques ? On s’en contrefout mille fois, on boit cette eau
de notes, de libido, de vitalité
sexuelle foutrement explicite
transcendée par une aspiration à un Ciel advenu ici-bas, maintenant et pas
demain, à portée de main, tel un sein féminin (le caméraman black ne perd pas une miette de la
jupette de la danseuse prise en
contre-plongée, nous non plus).
Dans ses meilleurs moments, quand il
parvient à faire oublier son embarrassante myopie intellectuelle, quand il
magnifie des hommes et des femmes si proches et lointains, dans le temps, les
parcours, les héritages, Soul Power illustre
superbement son titre, décharge
d’énergie à la connotation ouvertement sexuelle, démonstration in vivo d’unanimisme musical et mythique
(pas le souvenir embelli, commercialisé, de la nostalgie sous cellophane, mais
l’accord parfait entre des cœurs, des vies, des plaisirs enfin à l’unisson, qui
négligent la guerre, la colère, le désespoir, la solitude, les humiliations,
vieilles et fidèles ennemies trop vite réinstallées à demeure). On pense alors au
contemporain John Cassavetes, à ses maris alcoolisés, à ses femmes sous
influence, à ses enfants qui attendent – quoi d’autre, sinon la sensation
poignante et enivrante d’exister, de respirer, de baiser la mort encore et encore au creux d’une femme aimée, entre
les pages ensoleillées, marines et ensablées, d’un livre chéri, devant un tableau
beau à pleurer, devant un film adulte (pas nécessairement « pour
adultes » !) qui ne console pas, ne rassure pas, ne se vautre pas
dans la laideur, la bêtise, la redite, la mollesse de l’expression et de
l’ambition. La transe, mon ange, la
sens-tu dans chacun de tes membres, des dix orteils à la cime de ta tête, et
cela, crois-moi, ne relève pas d’une douteuse cérémonie « barbare »
remise au goût du jour pour les touristes du monde entier, venus s’encanailler
dans la matrice de l’espèce, se frotter kollé
serré à la chair affinée par le
soleil impitoyable et les misères infligées par les usurpateurs en « toque
léopard », ou les chefs d’État étrangers continuant à piller cette terre
nourricière sous le sceau de la collusion avec les industriels. Ce que tu vois,
ce que tu entends, ce que tu ressens, ce que tu en retires, légitime ta
présence humaine et dansante, absurde et désespérante. La soul nous excite, nous ressuscite, nous fait sourire et jouir, Lazare
de partout ravis/soumis à son pouvoir tourné vers la vie.
Nous ne citerons pas les noms de tous
les participants (voici Manu Dibango au détour d’un village, entre des gamins
hilares), gracieux rois et reine(s) (arrière, Desplechin !) sans couronne
(en chocolat, ah, ah), le générique
final s’en charge avec humour et exhaustivité. Nous confessons sans honte que
d’autres styles et d’autres univers nous bouleversent pareillement, du
classique au jazz, de la chanson
française à la bossa nova, de l’électro à la musique de film,
au débotté, au milieu de mille autres, pratiques étiquettes ne voulant pas dire
grand-chose (sale manie occidentale, européenne, protestante, de classer, cataloguer,
verrouiller les êtres, esclaves renommés en rigolant, aux noms si français, au
phrasé si châtié, et les choses, le « Nouveau Monde » bien plus âgé
que ses « découvreurs » de l’Ancien). « Nous ne connaissons rien
de l’Afrique », avoue avec justesse Levine dans un bonus, et nous n’en savons pas plus que lui, finalement, mais nous
la regardons, nous essayons de la regarder, différemment, fraternellement,
alors que son cinéma demeure un mystère, à part ses « figures de proue »
à la représentativité suspecte et primée (Cissé hier, Sissako aujourd’hui), ou
l’émergence laissant perplexe (par sa sentimentalité télévisuelle) de
« Nollywood ». Soul Power, par-delà ses
absences (et désistements, celui de Stevie Wonder peut-être le plus
incompréhensible), ses œillères (toutes proportions gardées, souvenons-nous que
moult « vedettes » du cinéma français des années 30 répondirent oui,
en pleine Occupation, à l’invitation pressante de Goebbels), réalise un
(modeste et précieux) miracle laïque intempestif – parvenir à capturer
l’énergie organique et orgasmique de cette musique dans une capsule temporelle
et actuelle.
Ce happening raccourci et revigorant ne se termine pas avec la mention
légale du copyright, attestation en
miroir des droits de propriété (de diffusion, d’exploitation, mots connotés,
vous en conviendrez) du show business pratiqué « à taille
humaine », la superproduction conservant un cachet artisanal, cordial. Le
mot de la fin revient à James Brown, en vêtements de ville dans un possible
café. Regard caméra et moralité de la fable, du spectacle, du métrage, en
premier à l’adresse du public noir : « À la fin de tout ça, vous
pourrez dire : Bon sang, oui, je suis quelqu’un ! ». Sur le site
d’Antidote Films, la maison de production du réalisateur, on peut lire en écho ce
slogan : « Our aim is to
counter everything in filmmaking that is banal, lifeless and lacking in
passion » – mission accomplie, Mister Levy, même in extremis… Morale, la nôtre,
cette fois-ci, de l’histoire (et de l’Histoire) : politiquement discutable,
musicalement irréprochable (et indispensable)…
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