Leur morale… et la nôtre : Histoire, horreur, humanité
Tu ne veux pas entrer là, tu voudrais bien fuir la salle obscure, ne plus
penser à ceux réduits au silence, fantômes fraternels dans notre miroir, mais
ce choix ne t’appartient pas et il te faut, encore une fois, regarder la mort
en face…
Ils disent : la Shoah tu ne
filmeras pas.
Rivette et l’abject.
Pauvre Pontecorvo, accusé de
formalisme avec son lacrymal, paraît-il, Kapo.
Ah, Emmanuelle Riva, tondue à Nantes,
touriste à Hiroshima, pour mieux se suicider/crucifier à des barbelés
électrifiés.
Tout ce bruit critique pour une
reformulation de l’iconographie religieuse, au dolorisme certes maladroit mais
sincère, alors que les mêmes, ou presque, adouberont La Bataille d’Alger,
bientôt guide méthodologique pour les troupes américaines en Irak ?
Daney portant pour ainsi dire l’article
cousu dans son pardessus, viatique d’un Pascal cinéphile.
Godard rajoute une couche en liant
l’horreur et la pornographie au-delà de l’esthétique.
Ces images, de toute façon, feront
leur (petit ou grand) effet.
Réalisme absolu impossible,
voyeurisme, rendre supportable ce que l’on montre, faire s’habituer le spectateur
à l’horrible.
Le cinéma comme absence de langage,
synthèse et non addition, unité, pas analyse.
La morale des travellings et les travellings
de la morale.
Louanges de Resnais, de Rossellini ;
De Sica, Wyler ou Losey voués aux gémonies.
Aborder le mystère de la mort dans la
crainte et le tremblement.
Noé, interrogé par le cordial Olivier
Père, mauvais sujet jusqu’au bout : je respecte l’œuvre de Rivette, alors
qu’il ne se risqua pas à aborder le sujet, et quand on réalise, il ne s’agit
pas de morale mais de point de vue.
Kapo débarque en 1961, après L’avventura,
La
dolce vita, Le Masque du démon, Psychose et Le Voyeur, mémorables portraits
d’individus et d’une époque travaillés par la disparition (Lea Massari, avalée
par l’on ne sait quelle faille temporelle, se retrouverait-elle à
Dachau ?), le crime des pères (littéral, dans le cas du Fellini,
métaphorique, dans le Powell d’après Leo Marks), le passé qui ne passe pas
(Barbara Steele et sa malédiction masquée, stylée, Anthony Perkins et son impayable
momie maternelle).
Des films « d’auteur » et
de « genre », des films d’horreur gothique, économique, réflexive.
Certains poussèrent le vice
interprétatif jusqu’à voir dans le générique schizophrénique de Saul Bass les
rayures des uniformes des camps de concentration (sacré Jacques Mandelbaum dans
Le
Monde, vite recadré par un Michel Ciment très négatif, qui se vit affligé par Mocky d’une mentalité de concierge,
qui pose, pour la couverture de son autobiographie, au côté de Scorsese –
bienvenue dans un nœud de vipères démultiplié par l’expression numérique).
Vingt-quatre ans plus tard, Lanzmann
baptise d’un mot polémique un tombeau animé par les témoignages des survivants.
Le train originel et séminal des
Lumière entre en gare à Auschwitz, aller simple et terminus définitif, mur de mots dressé neuf heures durant (qui le
vit une seule fois en entier ?) contre la représentation, aussi interdite
que le montage et le spectacle.
Cinéma verbal et iconoclaste, qui ne
minimise jamais la présence de l’enquêteur, non par narcissisme (quoique) mais
par conscience du discours des images, doublé par la nature du documentaire
(remise en cause par le réalisateur et la critique, y voyant avant tout un film
de cinéma, frontière poreuse sous peu rendue caduque par Frears et Kieślowski, un
peu avant par… Spielberg et son camion tueur quasi polonais, dixit feu
Żuławski à Nicolas Boukhrief dans Starfix).
Ce qui nous ramène à Nuit
et Brouillard, avec ou sans piano extra-diégétique.
Petite musique de la mort, requiem pour un massacre à la Klimov,
alors classé dans une VHS éditée par une « boîte » spécialisée dans
le SM (gare à Ilsa, la louve des SS, risible et cependant infaisable
aujourd’hui).
La vraie douche de Spielberg dans La Liste de Schindler (une idée d’aménagement
« touristique » vite abandonnée en 2015), son Petit Chaperon rouge du
ghetto, Liam Neeson déjà émouvant,
Ralph Fiennes en nazi sniper
d’opérette, l’épilogue documentaire avec les cailloux déposés sur la tombe du
sauveur goy.
Dans l’autobiographique Au-delà
de la gloire, Samuel Fuller place sa caméra à l’intérieur des fours de Falkenau
(il s’y trouvait auparavant, en 1945), ne cadre que le visage des GIs, en écho
au minot du vertigineux Va et
regarde (titre original de Requiem pour un massacre) sidéré
(sidérant) par ce qu’il voit, ce que l’on entrevoit, entre hypnose et gêne
nationale (son odyssée tarkovskienne déplut fort à l’Ukraine, ses
collaborateurs aussi impitoyables que ceux de France).
Chapelet d’insanités : l’ange
gardien des gosses du ghetto (Korczak
de Wajda, vanté par Żuławski) ; le sinistre savon à vide (bacon ou graisse humaine ?) de Brad
Pitt (Fight Club) ; le longuet autocar de la mémoire pris par
trois femmes (Voyages) ; l’illettrée sensuelle, ancienne gardienne de
camp et rouage inconscient de la machine mortelle, du contre-productif The
Reader (après le roublard Billy Elliott).
La fumée s’élève toujours dans le
ciel trop bleu du Hostel international d’Eli Roth, Miike, issu d’un des pays de
l’Axe, en caméo ironique.
Récemment, les camps d’extermination
comme un jeu vidéo en point de vue subjectif, semble-t-il, avec Le
Fils de Saul un peu vite adoubé par Lanzmann (le vit-il, désavoua-t-il
depuis ?).
Image manquante, point aveugle,
bandes supposées tournées en direct par Godard.
Snuff movies gratuits et grand public tous les
soirs au JT de la TV.
Génocides de maintenant ou d’avant,
la Yougoslavie dépecée, le Rwanda saigné
à blanc, la Syrie oubliée, les tensions dites communautaires dans
l’Hexagone (enseigner la Shoah dans certains collèges : mission
impossible ?).
Et si l’abjection prenait un autre
visage, celui, bien-pensant, de la culpabilité rémunérée ?
Thésaurisation du désastre, paresse
du récit en téléfilm assurément pathétique.
L’ignoble, il faut le chercher à
présent vers Elle s’appelait Sarah ou La Rafle et consorts, tire-larmes
racoleurs situés sur l’échelle des valeurs et des œuvres dès leurs dégoulinantes
bandes-annonces.
Et ceux qui nous trouvent trop dur
avec cela, on les renvoie gentiment (ou pas tant que ça) vers le magistral Monsieur
Klein.
L’indigeste tarte à la crème de
l’antisémitisme lancée sitôt une critique écrite ou dite, alors que trente ans
de politique éducative et publique en ce domaine aboutissent au résultat que
l’on sait (aveu d’échec de la part des principaux intéressés, assez courageux
pour le reconnaître).
Filmographie manichéenne et
nauséeuse, téléportation de l’irreprésentable dans l’univers Marvel (horreurs
et merveilles, en effet) par Singer que titillent le Troisième Reich, les X-Men,
une walkyrie à la Cruise, une élève
doué façon Stephen King, et le cinéaste bruyant de La Momie vient de
s’attaquer à cette chère Leni Riefenstahl immortalisant les JO du peintre raté
amateur de Böcklin et de… Chaplin.
Liliana Cavani et son Portier
de nuit « inspiré d’un fait réel », pour user d’une facile
formule d’allégeance à l’insaisissable réalité, histoire d’amour scandaleuse,
scandaleuse parce que se déroulant ici, dans le lieu énoncé par le chauffeur de
locomotive du Lanzmann, Charon à la mémoire qui ne flanche pas, qui file droit.
L’infilmable et l’indicible.
Les milliers de livres et le suicide
de Primo Levi.
Le mirage vintage de la reconstitution, avec ses moindres boutons de
manchettes, ses coiffures apprêtées, son phrasé anachroniquement contemporain,
réduit à néant par la visite de votre serviteur à Oradour-sur-Glane, interzone hantée par tous les fantômes (Shoah,
film fantastique documentant la hantise d’une terre et d’un pays maudits, trace
invisible mais palpable, encapsulée par la caméra, d’un événement qui ne devait
pas arriver, qui arriva pourtant, rugissait à raison Hannah Arendt, et qui
appartient à tous, peu importe le vocable par lequel on le désigne, ou bien qui
n’appartient à personne, oublieux des autres millions de morts, propice aux
falsifications, aux révisionnismes oraux, cinématographiques et
« universitaires »).
Un village français ? Non merci : on en reste
au Corbeau,
l’acrimonie sentimentale de Clouzot saisissant sur le vif, sans les béquilles
de « saisons » télévisuelles à rallonge (comparez donc avec le
superbe Heimat), la banalité du mal dans son évidence triviale.
Ne pas faire œuvre d’historien,
politiquement correct ou pas, et moins encore de décorateur fétichiste, mais
parvenir à montrer l’esprit intemporel et universel, identifiable et daté, du
passé, les racines défuntes et vivaces des maux actuels.
On ne peut pas faire de mise en scène
avec ces images, confesse Resnais, qui fit exactement le contraire, passa outre
son veto (des travellings aussi dans les ruines foulées par le texte incantatoire
de Jean Cayrol).
Osons redire des truismes, puisqu’ils
n’écoutent pas : au cinéma, le sang, la sueur, les larmes, n’existent pas.
Seule survient leur apparence, sinon
l’on franchit la ligne (rouge) représentative, abandonnant la mimesis au profit de la praxis (telle la pornographie, qui
elle-même ne se départ jamais, jamais vraiment, d’un caractère abstrait,
l’excès de figuration anatomique aboutissant à son contraire, la prolifération programmatique
des positions, de corps et de caméra, ouvrant le « genre » à un horizon
de mélancolie inattendu, source cachée, qui sait, de son attraction, de sa
diffusion généralisée dans la culture contemporaine, estampillée haute ou
basse).
Dire que le cinéma ne peut cela,
filmer des exécutions de masse, certaines parmi d’autres, ni les premières ni
les dernières, Auschwitz promu à la va-vite en indépassable point alpha de l’horreur, en matrice hideuse
du cinéma « moderne » (cf. les titres supra à l’orée des années 60), revient à nier ses puissances, à les
confondre avec un adoucissant, compatissant et obscène, passé sur les blessures
devenues littérature (pour les générations qui ne connurent ni ne vécurent ces
temps, sachant que la biographie ne garantit aucunement la claire appréhension
du contexte : Fabrice non plus ne voit rien à Waterloo).
On comprend parfaitement les
arguments et la saine colère et les postures cités en début d’article, on peut
les respecter, mais en émanent aussi un relent de protestantisme et de
totalitarisme, le fumet forcément suspect d’une morale des images qui semble
aveugle devant ses propres contradictions, qui voudrait bien régir jusqu’à la
représentation du monde, drapée dans son éthique irréprochable et surplombante.
Le tabou figuratif se voit
cristallisé, exemple exemplaire et cas d’école scolaire, dans le soporifique Amen.,
sorte de réponse dépressive à l’hagiographie de Spielberg, signé de l’engagé
(par qui ? au nom de quoi ?) Costa-Gavras.
Son médecin nazi s’approche à
reculons d’un mur en métal derrière lequel agonisent les victimes (notez la
coupe précédente sur la bombe de Zyklon B, chue parfaitement à ses pieds, bien
droite afin que l’on puisse lire son étiquette – Rivette trouva-t-il cela abject ?).
Il regarde à l’œilleton, en reprise
du geste similaire de Norman Bates matant Marion, la paroi battue par une
pulsation infime, comme le téléviseur turgescent de Vidéodrome, causée par
les coups de poing des asphyxiés, et recule aussitôt, frappé par la foudre
d’une vision dérobée au spectateur.
Ce qu’il voit, nous ne le verrons
pas, nous l’écouterons le décrire au clergé italien (Kassovitz en petit jésuite
sacrifié, il fallait oser) qui s’en contrefout
royalement, charité bien ordonnée, etc.
Ce relais de la parole nous évoque le
triolisme sexuel et littéraire de Crash, lorsque les amants autistes
font surgir dans leurs ébats glacés l’ectoplasme du gourou des accidents de voiture par sa seule évocation.
La scène d’Amen. place le spectateur
en abyme face à l’abîme, opte pour le hors-champ présent dans le champ, à peine
séparé de l’explosion, de l’apparition, par du fer et un écran de TV, de
cinéma, de bonne conscience convenue.
Souvenir-écran, disent ces farceurs
de « psys » (on pense aussi au mur mental érigé par Christopher Reeve
dans Le
Village des damnés, pour se protéger des gamins aryens).
Doxa du regard
et vulgate de la réalisation,
l’atrocité réduite à des coups sourds, une métonymie de l’ensemble jugé
impossible à montrer, à découper, à ranimer le temps d’un film.
Oui à l’hommage, non au saccage.
Oui à l’évocation, non à la
reconstitution (le judiciaire ne s’en prive pas, il remet en scène le fait
divers pour mieux le comprendre, le juger).
Tu n’as rien vu à Auschwitz.
Parce que rien – c’est-à-dire trop –
à voir ?
Une stupéfiante photographie de
plateau montre Lang au sommet d’une pyramide de corps à moitié nus agglutinés
en magma soumis : Metropolis,
écrit par la (chemise) brune Thea von Harbou, en préfiguration des charniers de
la Seconde Guerre mondiale ?
Les images d’archives du Criminel
de Welles, jetées à la face du spectateur là encore en abyme (Loretta Young
regarde un film censé l’éclairer, l’affranchir, sur la vraie personnalité de
l’étranger semant le trouble moral et mémoriel dans une small town de l’Americana – Hitchcock s’en souviendra
pour L’Ombre
d’un doute, lui que réquisitionna Sydney Bernstein afin de monter les archives
anglaises shootées à Bergen-Belsen).
Traitement Ludovico appliqué dans les
habits du thriller, privé de la
musique classique de l’ironique Kubrick pelant son Orange mécanique (Aryan Papers, projet inabouti).
Le Mal infuse l’espace familier du
foyer, les images martiales du Vietnam vomies à l’heure des repas par la TV US.
Cauchemars des adolescents reaganiens
des Griffes
de la nuit, holocauste du « boche »
Freddy Krueger, amateur de petits enfants atteints de puberté, ogre immolé par
les WASP du quartier résidentiel, réinvestissant l’inconscient et la chambre
aux rêves humides d’une progéniture que les Grecs prenaient soin d’exterminer
jusqu’au dernier, afin de dissiper toute possible vengeance.
Les Atrides et l’infanticide selon
Craven, itou inspiré par une histoire vraie bizarroïde.
Baiser dans la
bagnole, dans le lit des parents, au cinéma, mais pas dans les camps, n’y
pensons pas (Régine Deforges, impénitente coquine, s’interrogeait sur
l’homosexualité dans les tranchées, ou la sexualité d’un fils handicapé), à
moins de posséder le cerveau malade des producteurs… juifs à l’origine des
méfaits d’Ilsa (Mel Brooks ira jusqu’à la comédie musicale avec ses Producteurs,
et par deux fois, le bougre !).
Rire, alors ?
On peut rire de tout mais pas avec
tout le monde, pensait Desproges, qui plaisanta de son cancer.
Mais rire comme Kafka et son poignant
cafard, ou comme Benigni reprenant, mal, un film faussement maudit de Jerry
Lewis.
La vie est belle pour un enfant, même dans la guerre
(remember Hope and Glory de
Boorman, John, pas Martin, Bormann, of
course).
L’insupportable histrion, flanqué de
sa délicieuse compagne, à genoux devant Scorsese à Cannes pour recevoir sa
palme plaqué or, se défend comme il peut contre les attaques bon teint des
gardiens de l’ordre des images.
Un conte, rien qu’un conte, una favola,
amici miei.
On peut largement préférer celui de
Pasolini.
Salò ou les 120 Journées de Sodome, un conte ?
Oui, oui, comme le texte
sadien, du reste, dans son hyperréalisme maniaque et sa comptabilité finale
propre à ravir les savants calculs de Jonathan Littell, effectués dans Les Bienveillantes (quelqu’un en adaptateur ?), à propos des fameux six millions de Juifs assassinés, qui nous fait rire, et tant pis ou tant mieux.
Riait-on à Birkenau, et qui osait y
rire ?
Les SS, les kapos, les prisonniers, les médecins à la Mengele, les directeurs à
la Rudolf Höss (le bouquin de Robert Merle, plus humble mais enterré par
l’impressionnant rouleau-compresseur narratif, statistique et psychanalytique de
Littell) ?
Peut-on rire de cela, au mépris de
l’impératif catégorique de décence, de bienséance, de moralité ?
Haneke, donneur de leçons
gérontophile aux jeux navrants, Tarantino, gérant de vidéo-club bavard au
monopole de l’imprimatur (Janus hic et
nunc, une société méritant ses
« artistes », « officiels » ou « maudits », qui
la méritent rarement).
Devoir de mémoire contre instinct de
survie, qui passe aussi par la dérision, la distance, ce célèbre humour juif –
pas celui de Woody Allen, non, non – jamais autant épanoui qu’à l’ombre du
malheur.
Se souvenir, mais comment ?
En rabâchant deux ou trois chiffres,
en versant dans le pathos, en se
gardant bien de faire appel à la raison pour décrire et transmettre ce qui
l’excède, enfer enfin advenu, réalisé, non pas parmi les « indigènes »
d’Afrique, non pas bien loin de chez nous, ma bonne amie, mais ici, en plein
cœur de l’Europe, dans la connaissance étasunienne (à quoi peuvent bien servir
ces baraquements et ces cheminées, pourrait demander le docteur Folamour).
Industrialisation de la mort et
industrialisation des images : comment le cinéma ne pouvait-il pas
rencontrer la Shoah, s’y intéresser de près, de trop près, quitte à ne plus
voir, à mal filmer sa réalité jugée hors d’atteinte (identique reproche au X,
inassimilable à la sexualité, confondu avec elle, autant par ses apologues que
par ses contempteurs, réunis dans le même mensonge commercial) ?
Le massacre et l’art du vingtième siècle,
enlacés dans leur danse de mort spéculaire.
Filmer des fantômes, des avant-bras
tatoués, du présent tué par l’enregistrement, des mémoires sur le point de
défaillir (tristes pérégrinations des témoins vieillis dans les classes
rajeunies, entre l’incompréhension, l’indifférence, la colère, la négation et
le règne de l’émotion, comme s’il suffisait de se planter dans la rue ou devant
une scène de concert pour capturer le réel, en rendre compte, lui régler son
compte, comme si le récit incontestable – en dépit du canular réussi de Survivre
avec les loups – constituait un terreau de citoyenneté, où puisse
fleurir la mémoire d’emprunt des générations supposées futures).
Bonnes intentions et films
exécrables, dangereuse naïveté, insupportable pitié de longs métrages
pitoyables, qui trouvent en un claquement de doigts leur financement, leur
distribution, leur promotion médiatique et didactique.
Créneau « porteur » de
l’horreur, celle-ci, pétrie d’alibis historiques et pédagogiques, pas l’autre,
destinée en premier aux « adulescents » pas même foutus de foutre les
pieds dans une chambre d’hôpital pour voir vraiment ce qui s’y passe – urgences
routières, oncologie pédiatrique, soins palliatifs : allez, regardez, perdez
un parent ou un enfant, puis on reparle, ou pas, de gore, trash, bis, torture
porn et joyaux « du même
tonneau » pour marmots –, de se frotter, au moins une fois, à la réelle body horror
(pléonasme puritain), qu’ils chérissent tant à distance, dans le confort de
leur nostalgie et dans le clinquant de leur équipement vidéo dernier cri.
Impérieuse nécessité de s’écorcher au
réel, camarade cinéphile.
Nous vivons tous dans un film
d’horreur, on ne cesse de le répéter, jusqu’à la nausée, sur ce blog et en dehors, mais l’horreur des
chambres à gaz, aveuglante et légère, inodore dans les miasmes douceâtres de la
chair brûlée, qui nous la dira, qui nous la montrera droit dans les yeux, que
nous ne puissions plus jamais dire, à la différence de interviewés de Blier en
1963, Hitler, connais pas ?
Deux guerres mondiales, des tueries
en pagaille et au quotidien, le spectacle rassis du terrorisme étiqueté
religieux, le tapis du foyer, que l’on croyait autrefois aussi coloré que
l’arc-en-ciel d’Oz (le crut-on une seconde ?), désormais soulevé sur le grouillement d’horreurs domestiques (violences
faites aux femmes, aux enfants, aux animaux, sans compter les réjouissantes et
souvent silencieuses ignominies commises par les institutions, catholiques ou
non) et nous voici encore incapables de filmer correctement un acte sexuel
(double couche de provocation, histoire de nuancer : si vous désirez voir
de l’amour filmé, oubliez les comédies romantiques ou sentimentales et
ruez-vous sur l’océan de laideur du film dit adulte, vous y trouverez, dans les
recoins de hasard de ce désespérant empire de la tristesse, quelques grammes
précieux de tendresse, de complicité, d’unisson, tel le reflet, dans un miroir
très obscur, pour parler, en bon athée, ainsi que saint Paul s’adressant aux
Corinthiens, d’un sentiment résumé lapidairement par un Céline en grande
forme : l’infini à la portée des caniches), un acte mortel.
Bazin rattachait l’obscène au sexe et
à la mort, proscrivait leur spectacle.
Tu ne filmeras pas un couple en train
de faire l’amour, tu ne filmeras pas un homme en train de mourir.
La TV puis Internet se contrefoutent de l’injonction, de
l’admonestation d’arrière-garde.
Moïse, casse-toi, pauvre con, avec tes tables du Décalogue sous le bras
(et ta bite itou, en clin d’œil
salace à la sagesse argotique).
Les standards de réception – l’horizon d’attente, disent les exégètes
en Lettres du temps jadis – ne cessent d’évoluer, de se transformer
socialement.
Les turpitudes des uns deviennent la
norme des autres, le cinéma mainstream
ne cesse de jouer avec des sex toys et des croix de saint André, aspiré
par les bords du cadre scopique et moral, tenté par la peinture tue (Dumont et
son Origine
du monde à lui dans le sexe ensanglanté d’une gamine profanée par L’Humanité).
Montrer de vraies fellations en discutable,
voire puérile (Jean-Pierre Melville), signature de la modernité.
Retour vers le futur et Schroeder
engageant Sylvia Bourdon pour donner de la cire et du fouet dans Maîtresse.
Nous voici loin des romances et des
fessées de Miss James (on faillit écrire Jones, davantage infernale), passée
maîtresse dans l’art de vendre sa camelote SM aux donzelles et aux mamans
esseulées, excitées par ses nuances de cancre.
On s’éloigne du nazisme ?
Pas tant que cela : Amélie
Nothomb, amatrice de laitue pourrie bien connue (elle écrit, en plus ? Il
faudra songer à changer de dictionnaire pour qualifier ainsi sa prose, mais
comptons sur les ministres de l'Éducation nationale, de l'Enseignement
supérieur et de la recherche pour alléger la langue française, la mettre au pas
dans l’autodafé de ces ouvrages
inutiles, sous le signe de l’incompétence, de l’arrogance, de l’ignorance aussi
« crasse » que l’outrecuidance, et rien à attendre de leurs homologues
à la Culture, adeptes de l’inepte loi Hadopi, qui se targuaient de ne jamais
lire un seul fichu livre, pas même sur « liseuse »), situa un jeu de
télé-réalité dans un univers concentrationnaire.
Pauvre petite ingénue belge (vive
Georges Rodenbach ! Vive Magritte ! Vive André Delvaux !), qui
plagie en le méconnaissant l’éprouvant W ou le Souvenir d’enfance de Perec
(et là nous retombons bel et bien sur les rails des « convois de la mort »,
mon lecteur, ma lectrice, qui commences à te demander d’où nous vient autant de
fougue atrabilaire, ou ne nous lis plus depuis longtemps – on te comprend).
Revenons « à nos moutons »
à l’abattoir, à l’infini kaddish en coda de Schindler (nous écrivons
sans plan, sans notes ni documentation, pardon).
Peu de souvenirs du très américain Holocauste
(et Au
nom de tous les miens à mettre dans le même dispensable sac ?).
Banaliser, trivialiser, faire joli
avec l’horreur.
Remontrances faites itou, injustement,
au racé Cavalier de Libera
me
(et les peintures de la Passion, et Goya, et Francis Bacon ?).
Unicité, caractère absolu de ce
désastre et par conséquent pas des autres.
Personnages d’Allemands nazis rédimés
par Polanski (Le Pianiste, film au bord de l’abîme, avec la douce déflagration
d’un plan du ghetto vidé de ses
habitants, disparition attestée par des vêtements, des sacs, des chaussures,
les dérisoires trésors humains de gens pauvres et riches, spoliés en Suisse,
millionnaires à Hollywood).
Eichmann, spécialiste rigoureux et
petit fonctionnaire.
Georges Didi-Huberman aux images
malgré tout, quatre photos prises à Auschwitz-Birkenau par un exécutant de Sonderkommando.
Et comme si tout cela ne suffisait
pas, Pluie
noire
et bannière étoilée.
Comment filmer Hiroshima,
Nagasaki ?
Mangold, au beau Copland, fait débuter son
cacochyme Wolverine : Le Combat de l’immortel à ce moment précis, à cet
endroit martyr, le mutant et le nippon réfugiés dans un utérus souterrain.
Remix du Singer :
le travail (hollywoodien) libère et enrichit et se prête à la pyrotechnie.
Godzilla jaillit des profondeurs de l’horreur
atomique, réveillé dans son sommeil lovecraftien par les « gendarmes du
monde » donnant une bonne leçon nucléaire aux niakoués portés sur le seppuku
honorifique – plaisir de détruire, joie de décevoir.
Le Tombeau des lucioles en rime déchirante à Allemagne
année zéro.
Cadavres de gosses, bien avant ceux
des clandestins échoués sur les plages du cauchemar européen.
L’innocence est la première victime
de la guerre, affirmait l’affiche christique de Platoon – mais de quelle
innocence parle-t-on quand on parle d’enfants ?
La faute des géniteurs, des
réalisateurs, des acteurs et des politiques se prêtant à la mascarade, aux
déguisements, à la panoplie, à l’érotisation de l’assassinat.
Maître et esclave, ma botte brillante et ma cravache cinglante
dans ta sale gueule d’adorable petite youpine (ou inversement, pendant le
jeu de rôles entre Charlotte Rampling & Dirk Bogarde).
Et les plus taquins de dénoncer tout
ce flot falot afin de masquer la réalité de la « question palestinienne »,
sans réponse depuis plus de soixante ans.
Auschwitz, Sabra et Chatila (osons
cela), même combat ?
Truman, Trinity, ensuite Manhattan,
serrant la main de Hitler à Wannsee ?
Uchronie relisant l’Histoire,
tranchée vive par la grande hache de Perec.
Culpabilité partagée, généralisée,
héritée.
Certains se demandent encore s’il
s’agit d’un crime de guerre – pas Einstein, partie prenante du processus de
destruction et homme haïssable en privé, nous apprenait la TV ; pas nous
non plus, à vrai dire.
Mais l’Histoire toujours
écrite/filmée par les vainqueurs.
Jugement à Nuremberg et bombardements
alliés.
Dresde, Le Havre, même Marseille.
Qui juger ?
Qui enterrer ?
Victimes collatérales, fin justifiant
les moyens.
Où nous mènent ces images terribles,
que nous ne voulons pas voir, qui n’existent pas (ou peut-être, selon JLG).
Un aperçu de l’Enfer sur Terre, un
lieu innommable, un trou noir de la mémoire.
Toi qui pénètres ici, oublie toute
espérance, mais pas ta caméra.
Mille questions et une ou deux
réponses.
Ne pas recourir au pathos.
Ne pas requérir les sanglots longs des violons sur l’air du Zyklon (dans Le Bon, la Brute et le Truand,
Leone, enfant du fascisme, associe musique classique et exécutions collectives, comme cela se pratiqua dans les camps).
Ne pas céder l’imaginaire du passé
aux éphémères manuels scolaires.
Ne pas laisser le champ (de bataille)
livré à des produits du type Apocalypse, sa dramatique colorisation dramatisée (Kassovitz, twice) imbuvable, malgré les notes de Kenji Kawai.
Ne pas donner dans l’antiquité du
détail qui fait vrai, mais dans une stylisation raisonnée, la partie en appel du
tout, un numéro sur la peau bien plus explicite que tous les baraquements
reconstruits à l’échelle.
Aller sur les lieux, s’en imprégner,
au risque de n’y rien ressentir, à part le froid ou la douceur des saisons,
amnésiques aux crimes de l’espèce et aux détresses humaines.
Avoir le droit de filmer cela, même
mal, même pour de bonnes raisons.
La lucidité, la sensibilité, la postérité,
sépareront, ou non, le bon grain de l’ivraie.
Aucun livre moral ou immoral mais
bien ou mal écrit – c’est tout, objecte Wilde dans la préface du Portrait
de Dorian Gray (on gaza aussi des pédés,
des cocos, des romanichels, des mal-foutus, des résistants, des opposants, on
gaza beaucoup, les crématoires tournaient à plein régime, gigantesque brasero incompréhensible et logique, son
feu noir dévorant jusqu’aux horreurs passées et futures, image manquante
occultant toutes les autres, par exemple celle de Rithy Panh – tu n’as rien vu non plus à Phnom Penh, tu ne
vois rien désormais à Damas).
Tresser l’éthique à l’esthétique, insécable
noyau de singularité ouverte sur l’altérité, projeté via l’accélérateur de particules du « septième art » contre
ses confrères, en épiphanie laïque, en éclaircissement nocturne de nos parcours
absurdes et incomparables, à la fois vils et admirables.
Pourquoi écrivez-vous sur cela, et de
quel droit ?
Arrivé trop tard, réfléchissant trop
tôt, alors que les trains de la SNCF, pour une fois, arrivaient à l’heure, kolossale organisation.
Parce que cette problématique pose
problème, nous questionne et confronte les mots et les images à ce qui les nie,
les abolit, les légitime, aussi.
Parce qu’humain dans l’Histoire, habitant
(pas habitué) de l’horreur ; parce que des yeux, un cerveau et un cœur pas
encore évidés par Alzheimer ; parce que du sang versé pour
s’exprimer ; parce que la poésie survit à Auschwitz (et Hiroshima),
contrairement aux propos d’Adorno (qui revint dessus, d’ailleurs), même si plus
personne n’en écrit, n’en lit (double mort de l’oubli).
Parce que nous aimons le cinéma,
continuons, envers et contre tout, contre trop de films infimes et infirmes, à le
fréquenter, à interroger ce qu’il peut montrer – tout, toujours, tout le temps
– et dire : nous dire au présent, nous faire nous souvenir de notre
ignoble et glorieuse humanité, nous accorder la beauté, à défaut du pardon, de
la rédemption, de l’absolution.
Guère de joie à écrire tout ceci,
vous vous en doutez bien, mais nul ne doit nous confisquer l’allégresse, la
tendresse, la hardiesse d’une expression et d’un silence.
Une telle infamie, un tel
déchirement.
Neuf heures de film et treize pages
de texte : comment cela pourrait suffire ?
Cela ne suffira jamais, cela ne
s’arrêtera pas demain.
D’autres œuvres, d’autres avis,
d’autres événements irréversibles et histoires muettes, aveuglées.
Dehors, le soleil joue à cache-cache
avec les nuages, le bleu du ciel en mouvement souligne la chevelure noire d’une
jeune femme au bord de la mer éternelle.
Nous respirons, vous et moi.
La vie se poursuit, les atrocités
aussi, donne-moi la main, mon amour, et regarde-moi tomber, pourtant.
Ne pas filmer, ne plus écrire,
ressasser sa mort et celle de ces encombrants prédécesseurs, dépourvus de
sépultures ?
Non écrit en palindrome à oui :
filmer mieux, écrire vite, célébrer la vie dans ses états les plus paradoxaux,
à l’instant même où elle paraît sur le point de se briser, comme un crâne (sous la
crosse du fusil), un objectif (de caméra libre) ou un idéal (exister ensemble).
Alors moral, fatalement, mais surtout
vital, et croyant, en soi, en toi, au cinéma.
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