L’eau douce qui coule dans mes veines : La Lectrice
Des miroirs au dédoublement létal, une âme entre déréliction et
ascension, un franc-tireur qui vise au cœur ; plongeons dans une rivière
avec retour (vers le jour), contrairement au torrent de Marilyn…
Céline, moins spirituelle que celle de Brisseau, quoique, ne va pas bien (mais
qui va aujourd’hui, surtout dans la France dépressive de 2016 ; laissons
donc à certains leur bien-être malsain, préférons de loin la « mauvaise »
vitalité nietzschéenne). Elle souffre d’Ultra moderne solitude, pour parler
comme Souchon, supposé chanteur ami du petit Nicolas (Sarkozy). Dans sa vie en
monochromie, peu de choses, à vrai dire, encore moins d’êtres dignes de ce nom,
sinon une encombrante meilleure amie (la maquilleuse du film, au
passage !) dotée d’un langage châtié, pas si amicale que cela, au fond (du
désespoir) et un petit ami (risible et infantile expression, l’anglais ne fait
pas mieux, voire pire, avec boyfriend)
usant d’elle à la façon d’une poupée gonflable grandeur nature, choisissant sa
bouche (importance du son, dans le X et ailleurs) pour se vider de sa
goujaterie (pas seulement d’elle, vous le devinez bien, mais un coup, sans jeu de mots, d’eau en
bouteille et la machine sexuelle repart), à l’intérieur d’un habitacle
automobile chipé au Cronenberg de Crash (on conseille au lecteur, ou à
la lectrice complice, d’aller lire comment Ballard, dans le roman hanté par Liz
Taylor, se sert d’un levier de vitesses). La sinistre scène de fellation –
appelons un chat une chatte – arrive vite, dans la double acception de
l’expression, et cristallise la tristesse (à pleurer, car Céline pleure
beaucoup, un peu trop à notre goût) du personnage principal, sa coupure d’avec
le monde alentour, son autisme aussi banal que le mal profane.
Dans une Lorient spectrale, assourdie
par la bande-son et le noir et blanc élégants de Julien Guillerme Lamothe (chef
opérateur à double casquette et à lunettes), elle erre à la recherche d’un
travail, plutôt d’un simple « boulot », au mieux CDI, au pire CDD, comme
des milliers d’anonymes fracassés par la fameuse « fracture sociale »,
que ne ressoudera nullement cette « gauche libérale » encore au
pouvoir, sous un ciel plombé à faire passer le couvercle de Baudelaire pour une
aimable treille printanière. Elle marche seule (que Goldman et tous ses euros
osent donner des leçons à la jeunesse contemporaine, notoirement oisive et
assistée), jusqu’au Pôle emploi (l’intérim, décrète le générique, autorisons-nous
cette licence) plus froid que la banquise, où une redoutable « conseillère »,
automate au rictus figé, à
l’inquiétante diction, lui déniche enfin une niche douillette et
maladive : lire de la poésie à un homme en fin de vie. Cuirassé dans son
peignoir, les yeux clos sur un monde qu’il ne veut plus voir, Œdipe de
province, Monsieur Giovanni, pourtant plus si jeune, achève son voyage immobile
en compagnie de la petite fille qui n’aime pas les sucettes mais les prodigue à
seule fin d’être aimée (Kim Novak, à son époque, allait jusqu’à se teindre en
blonde et à porter les habits d’une morte, pauvre folle effarouchée in fine
par une bonne sœur sonnant son glas en deus
ex machina de Sueurs froides). Sa petite voix
égrène les vers naïfs – ces poèmes ne passent
pas, vous ne nous en voudrez pas, cher Maxime, idem en version sous-titrée British,
mettez cela sur le compte de notre formation littéraire bien plus que cinéphile,
sur la « dureté » de notre sensibilité –, peu à peu s’affine et
s’affirme.
Les séquences « infernales »
du début – suite de fondus enchaînés dans la minuscule cuisine, un bras tendu
depuis la table d’une seule place suffit à atteindre l’évier coincé entre un angle
de bar et un frigo riquiqui surmonté d’une cafetière : philosophie
suicidaire de l’ameublement, pour pasticher Poe, avalée au moyen de cachets –
s’éloignent et paraissent un mauvais rêve (le film entier baigne dans une
atmosphère cauchemardesque, avec d’étranges cadrages « flottants », rappelant
celle de Carnival of Souls, déjà récit d’une morte qui s’ignore). Céline
commence à s’épanouir, mais avant cela, il lui faudra encore tomber plus bas
(sur le sol immaculé de sa salle de bains, exactement), dépasser la tentation
de se tailler les veines à coup de cutter,
cesser de se meurtrir l’entrejambes en vaine tentative de s’accorder quelques
secondes de plaisir solitaire sur la litanie de ses sanglots, onanisme
enregistré frontalement mais en sous-vêtement, dont on nous informe qu’il se
dispensa de simulation, en dépit de cette dissimulation (on veut bien le
croire). La scène réveille le souvenir de sa sœur dans Exhibition, avec Claudine
Beccarie simulant à confesse (l’univers mélancolique du « divertissement
pour adultes » servit antérieurement de cadre méta à l’auteur, son premier
long métrage, entrevu, à la provocation scatologique, au dispositif méta et au
beau titre anarchiste/ironique de Destruction massive, s’y déroulant
dans un itinéraire inversé de celui de notre héroïne, comprendre, de la lumière
aux ténèbres). La masturbation féminine comme origine du monde, cf. Courbet, et
la lecture comme moyen d’évasion de ce monde anxiogène et asphyxiant, démarche
(et marche quotidienne, pendant une semaine de création biblique) vers l’autre
qui se meurt en douceur, qui transmet ses dernières forces comme un parent peut
gentiment pousser son enfant en train de s’élancer sur sa bicyclette.
Nous ignorons si Maxime Kermagoret
croit en Dieu, peu importe lequel, mais cela, finalement, ne possède pas grande
importance, puisqu’il croit au cinéma, que son film, totalement autonome et
indépendant (remerciements à Emmanuelle Baby Blood Escourrou & Laurent Zonzon Bouhnik), sur lequel il occupe des postes majeurs
(scénario, réalisation, montage, production), démontre une foi en lui-même,
œuvre de petits moyens (1 500 € sans le matériel de prise de vues, un mois
de tournage, dont huit journées avec l’actrice, participation de proches, par exemple Gisèle
Boussard Kermagoret en directrice de stage) et de grandes ambitions, labour of love, diraient les
Ricains (pas ceux de Sardou, non, merci), dans tous les sens des mots, sans
financement participatif mais avec beaucoup de bénévolat et des projections
éparses compensées par la chaleur de l’accueil. Voici un DVD reçu par courrier,
visionné sur PC, un réalisateur à l’âge christique rencontré via un (trop) célèbre réseau social –
camarade cinéphile 2.0, les choses se passent ainsi, aujourd’hui. Reprenons le
rosaire : L’eau douce qui coule dans mes veines (nul doute qu’elle
coulera bientôt entre ses cuisses, comme dans De l’eau tiède sous un pont rouge,
l’euphorique opus d’Imamura dédié à
une femme-fontaine, ou comme le miel salé de l’amante du Cantique des Cantiques)
donne à voir un calvaire, un chemin de croix, qui mène, après la rencontre avec
un bon samaritain alité, vers la rédemption et le rachat. De Stéphane qui se
fait égoïstement sucer à Antoine
(prénom d’un saint) qui lui téléphone pour prendre
de ses nouvelles, chastement l’embrasser, Céline ne passe pas de Charybde en
Scylla mais du mutisme à l’écriture, de la nuit au jour, du noir et blanc à la
couleur, littéralement.
Que les plus cyniques se gaussent de
son parcours, de la sentimentalité assumée de l’ensemble, qu’ils restent
insensibles à la morale un brin manichéenne de la fable – pas d’amour sans
amour, pas d’identité sans altérité –, nous disons dix fois oui à cette envie
de cinéma irriguant chaque plan, à cette maîtrise du cadrage et de la durée
(soixante-quinze minutes, ni plus, ni moins), à cette route vers la grâce, à
cette fille sauvée par des mots, devenue femme dans la dernière séquence, les
yeux grands ouverts, le sourire aux lèvres et au coin de l’œil, les mains de
son amoureux un instant posées sur ses paupières, afin de lui offrir la beauté
du monde, lui révéler/renvoyer la sienne. Entreprise humble et originale de
dévoilement, de seconde chance, L’eau douce qui coule dans mes veines
« rime », à un moindre niveau, certes, avec les expériences intimes
et cosmiques autrefois proposées par Bresson (Pickpocket), Eustache (La
Maman et la Putain), Polanski (Répulsion), Żuławski (Possession),
Kitano (Hana-bi), références écrasantes et non pertinentes, au
demeurant. Kermagoret, dans sa Bretagne dépouillée de bonnes fées, de glaives
phalliques, de forêts froufroutantes, ne quitte pas d’un pouce ni d’un pas son
petit soldat meurtri, qui finit par relever la tête et se blottir tout contre
le cœur d’un homme solaire, dans un regard caméra qui en dit long, s’imprime agréablement
en nous.
La filiation et l’héritage, la plage
et la mort, le drap et la main, un recueil de poésies et un film foutrement poétique : L’eau
douce qui coule dans mes veines, au-delà de ses imperfections – et tant
mieux, ainsi le jeune cinéaste pourra progresser, faire mieux la prochaine fois
–, s’avère une sympathique réussite bien portée par Élodie Vagalumni, découverte
naguère, sous un « noble » pseudonyme (Charlotte de Castille !),
dans Dis-moi que tu m’aimes, un John B. Root (la littérature dite de jeunesse mène à tout,
même à filmer d’innombrables paires de fesses) mineur en mode estival et insulaire, qui ne démérite pas et parle bien, douce et drôle, de son avatar (un peu) autobiographique durant un
« monologue » en supplément. Nous aimons le film pour ce qu’il dit,
pour la manière dont il le dit, mais également parce qu’il offre à cette fille
attachante un beau rôle et lui fait confiance, avec enthousiasme et exigence,
alors que le cinéma qualifié de traditionnel méprise ceux qui viennent de là,
tout en bas de l’échelle d’eXploitation (Brigitte Lahaie ne nous démentira pas).
« C’est un film d’amour » dit-elle à raison, et cet amour-là – au
sens large, ni sentimental, ni sexuel, que l’on se rassure ! –, il faut
d’abord l’éprouver, en tant que cinéaste, pour son « modèle » (nous
parlons comme Bresson, pardon), pour celle qui affronte la caméra et le regard
critique sans peur, puisqu’elle se sait filmée avec respect, tendresse et
générosité.
Si l’auteur peine parfois à
convaincre, la faute à un vieillard trop bien portant, à l’aspect synthétique
de la musique (Jérémy N. séduit davantage lorsqu’il se risque au lyrisme), à une
distribution au talent aléatoire, il remporte la mise (en perdant de l’argent,
sans doute, car ni TF1 ni ARTE ne diffuseront L’eau douce qui coule dans mes
veines en première ou seconde partie de soirée, dommage, on aimerait bien
pourtant, et le film plairait probablement à beaucoup de jeunes filles, dans sa
dimension générationnelle et temporelle) au final et tout au long. Cédant à ses
confrères les hommages, les plagiats, le fétichisme, la nostalgie, Maxime
Kermagoret peint avec délicatesse et opiniâtreté un joli portrait de femme. La
métamorphose s’accomplit sous nos yeux, nous assistons à la naissance d’une
conscience, d’une liberté, la « larve » grise du début mue en
papillon (imago, so) réchauffé par l’amour, et tout son univers avec elle reprend
des couleurs.
Cet article conviendra-t-il au
réalisateur, qui « batailla » un peu avec le CNC pour un classement
interdit aux moins de seize ans (il obtint la mention moins de douze, ce qui ne semble pas si injustifié, spécialement au
regard de ce que les bambins peuvent croiser sur la Toile) ? On peut
certes nous reprocher deux ou trois traits (de caractère, d’écriture) mais pas
celui de la complaisance, moins encore de la flagornerie. Alors, pour finir, invitons
ceux qui nous font l’honneur de nous lire à découvrir par eux-mêmes ce poème
aux accents inattendus de Jean Rollin (d’aucuns font la grimace, hélas), sans
vampires (à moins de considérer Stéphane ainsi) ni jeunes filles en fleurs
(Céline s’épanouit, cependant) mais filmé, comme les contes du feuilletoniste
évocateur et romancier désargenté, avec peu d’argent, peu de temps, un grand
amour du cinéma et des femmes, en bordure nécessaire de la mer, qui nous
enseigne à mourir et à vivre, qui nous fera un beau linceul émouvant et mouvant,
qui suscite dans l’Hexagone ou en Asie, force organique et mécanique autant
qu’un projecteur, des allégories revigorantes et volontairement tournées du
côté de la vie.
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