She’s on Duty : Service commandé : Les Infiltrés
Oubliez vite 21 Jump Street (le film davantage que la série avec Johnny Depp) : voici une
inspectrice (et une actrice) à laquelle on tendrait volontiers nos poignets
pour ses menottes, dans cette ultime et chaleureuse pépite venue du « Pays
du matin frais », taillée par un réalisateur polymorphe, accessoirement
formé aux États-Unis…
En visionnant ce titre méconnu sorti
en 2005, on pense beaucoup au cinéma hongkongais des années 80/90, surtout à
Sammo Hung, souple colosse, partenaire amical de Jackie Chan et auteur de
l’émouvant First Mission, son Rain Man à lui, où il
s’auto-dirigeait avec talent. Park Kwang-chun livre un film ludique et grave,
acrobatique et adulte, commencé comme une comédie, poursuivi en mélodrame,
terminé en romance, l’action (registre pratique et sésame avant chaque prise) liant
les genres, le mouvement animant les images et les émotions. En Occident, on ne
pratique guère ce mélange (exceptions remarquables d’Almodóvar première manière,
de l’horreur appelant les sourires, par exemple Psychose, Massacre
à la tronçonneuse, Possession), on s’en méfie en union
illogique entre l’eau et le feu ; à Séoul aujourd’hui, à Hong Kong au
siècle dernier, ils s’épousent avec naturel et fluidité, figure calligraphique
et drolatique à l’instar de la vie elle-même, au miroir du rire, des larmes et
de tous les états intermédiaires. Les combats possèdent une grâce dont
Hollywood ne parviendra jamais à percer le secret, pas même en débauchant les
chorégraphes nationaux (Yuen Woo-ping, pour ne pas le nommer), ou en
acclimatant les univers (le pitoyable Tigre et Dragon d’Ang Lee).
Nul hasard dans cette démarche
faussement contradictoire, seule la volonté formulée du réalisateur de varier
les tons, les sensations, d’embrasser, avec enthousiasme et humilité, tout le
spectre des expressions, des représentations. Un « auteur » ne se
dissout pas dans le cinéma dit populaire, au contraire, il se déploie selon une
plus grande évidence, telle une ecchymose sur la peau blanche d’un genou
féminin lors d’une cascade (cf. De Palma et son diptyque destructeur,
structuraliste, Les Incorruptibles/Mission impossible).Dans le
prologue, la femme-flic fait semblant de s’étonner auprès d’une
prostituée : on ne va pas tourner dans un film grand public, malgré ou à
cause du court uniforme de lycéenne propre à ravir les fantasmes nippons ?
Bien sûr que non, et She’s On Duty va s’évertuer à
tromper les attentes tout en les satisfaisant, à s’inscrire dans un domaine
précis – la comédie d’action, donc – pour mieux s’en extraire, le transcender.
Film sur les apparences, les masques, les fausses identités et les vraies
douleurs (du corps, de l’âme), il se caractérise par un parfum presque baroque,
délicieusement sentimental, dans le sillage d’un Beaumarchais, disons (celui du
Mariage
de Figaro), et s’achève d’ailleurs, en bonne logique symbolique, par une
étreinte amoureuse à la Marivaux.
De façon plus souterraine, mais pas
tant que cela, cette histoire improbable d’une « fliquette » rebelle
affectée à un établissement scolaire pour piéger la fille d’un truand sur le
point de témoigner contre son supérieur – sorte d’impitoyable Aryen qui
rappelle le Sting de Dune –, propose une réflexion juste
et généreuse sur la filiation et l’héritage, de valeurs ou de malheurs. Les
figures paternelles, bien saisies (le père tendre et renié, l’oncle tabagique – « vice »
du cinéaste ! – et apprécié, le professeur adepte du « On va
s’aimer », flic refoulé, l’inspecteur assassin issu du « Pays du Soleil-Levant »,
le collègue traître par besoin d’argent familial) dialoguent avec des portraits
de femmes orphelines (de mère cancéreuse, de père disparu) à la recherche d’un modèle
masculin, fui dans un autisme light
ou une mauvaise humeur de façade. Modèle non pour se conformer, se soumettre à
l’on ne sait quelle « domination » sexuée, mais afin de trouver un
équilibre, une présence remplissant le vide de leur vie (la mélancolie tissée à
la joie, à l’exubérance, les comiques professionnels s’avérant souvent de « tristes
sires » dans l’intimité).
Sous ses allures de divertissement
inoffensif, l’œuvre recèle à qui sait voir (et se laisser émouvoir) une
tapisserie chamarrée, maîtrisée, remuante, parfois poignante, avec pour motif
central – chercher la femme, disait Colette, percevoir le détail dans le
tableau, chez Argento profondo rosso ou au-delà – la féminité au
vingt-et-unième siècle, à l’ombre de la paternité, de la duplicité, des
nouveaux standards de figuration (Lara
Croft et autres caricaturales Amazones atteintes du « complexe d’Électre »).
Élève, amie, presque sœur, fille, jeune femme, amante, rivale, ennemie, beauté
glacée, létale, chipie à mater (les bras levés en signe local de punition), « vache
à gros seins » (et à lunettes, comme Véra dans Scoubidou), guerrière et
stéréotype, putain et policière,
objet sexuel et sujet conscient, toutes ces facettes de « l’éternel
féminin » (Goethe buvait-il du saké ?)
apparaissent au cours du film, kaléidoscope apte à nourrir le questionnement
féministe et cinéphile (notez la chambre rose de la seconde héroïne).
Comme ses glorieux aînés de HK, She’s
on Duty ne s’interdit pas d’associer le noble et le trivial, une
discussion entre un père et sa fille (touchante révélation :
« Papa » se dit aussi ainsi là-bas), judicieusement reflétée par une grande
glace murale, avec les plaintes scatologiques de lycéennes suppliant
l’ouverture de la porte des toilettes. Les relations entre les générations, les
genres, les espaces (le lycée, le repaire du méchant, avec sa cage pour combats
de chiens), les rythmes et les enjeux travaillent le film en profondeur, lui
confèrent sa charge et sa visée. En bon athée, on ne peut que remarquer un
christianisme diffus, à base de prière, de croix, de pietà (beau plan du père à l’agonie sur les genoux de sa fille
effondrée), qui nous ramène évidemment à celui d’un certain John Woo. Les corps
voltigent, ne saignent quasiment pas, mais on ressent (et on entend) leurs
craquements, leur violence « réaliste » (dans le final, la policière,
déguisée en bonne sœur pour les besoins d’une nouvelle mission, retrouve son
amoureux de mauvais garçon irrésistible et nanti d’un bon fond, épiphanie
sentimentale contrebalancée par le geste de son pied, d’abord levé en délicat mouvement
de ravissement sensuel puis écrasé sur le dos d’un quelconque délinquant plaqué
au sol, habile et exemplaire métonymie du métrage).
Une double pincée de critique sociale
(les fonctionnaires, pauvres, doivent espionner/protéger les gosses de riches,
si seules dans leur vaste villa
acquise via l’argent sale) et de
rivalité traditionnelle (avec le Japon, la Corée acquérant son indépendance en
1948) vient épicer l’ensemble, qui repose sur les épaules et les jambes
sportives et sensibles de Kim Sun-ha (le reste de la distribution ne démérite
certes pas, loin de là, notamment la belle Nam Sang-mi et le doux Gong Yoo).
Quelque part entre Sophie Marceau (les yeux) et Isabelle Adjani (la bouche),
l’actrice amuse, réjouit, séduit (au lit de la diégèse et au naturel dans la
vraie vie), n’en fait jamais trop, dotée d’un timing comique parfait, d’un engagement physique forçant le salut,
d’une nature de boute-en-train et de casse-cou, pas de garçon manqué (et elle sait
jouer du piano, en plus !). Passer deux heures en sa compagnie, même par
procuration, même « en service commandé », s’avère un vrai plaisir et
ne peut que faire surgir dans notre mémoire de cinéphile énamouré les ombres
chères et chéries de Maggie Cheung (jeune retraitée), Anita Mui (hélas regrettée)
ou Michelle Yeoh (riche mariée).
Oui, il nous plaît de consacrer notre
trois centième article (en vingt mois de blog)
à ce film vivifiant pourtant tourné en février, avec sa lumière claire et ses
feuilles brunes, avec sa douceur hors saison et son désir de cinéma logé dans
le moindre photogramme. Aucune idéalisation de notre part, au demeurant :
le cinéma de Séoul compte sans doute d’irrattrapables ratages et des renommées
galvaudées, mais ce que nous en voyons ici, depuis quelques années déjà, en confirme
l’excellence, l’énergie, le beau souci de faire du cinéma au présent, sans
ressasser son histoire, ses formes, ni les recycler, les subvertir, leur rendre
hommage (le postmodernisme en lèpre compulsive de ceux qui ne vivent rien, qui
n’osent pas regarder le monde autour d’eux). On aime à finir notre mini cycle
asiatique avec ce titre précis, commercial et abouti, enlevé/dédoublé (dans les
rôles et les situations), avec cette femme et comédienne découverte ce samedi, avec
cette équipe soudée, solidaire et respectueuse, dévoilée par les suppléments de
l’agréable édition DVD parue chez Elephant Films.
Le lecteur (la lectrice) le
sait : nous écrivons pour louer, très rarement pour maudire, et She’s
on Duty s’attire facilement et naturellement notre sympathie, à
l’unisson de son succès public (d’autres sources indiquent un échec, allez
savoir). Rails de travelling et
câbles invisibles, grue nocturne sur un quai maritime, clap frappé dans la bonne humeur et l’attachement à ce que l’on
fait ensemble, absence réconfortante de vulgarité, de cliché (ah, la jeunesse
perdue de l’époque, ma bonne dame), la magie opère sans heurts et l’opus nous offre une coda à la Capra, le couple réuni in extremis à Noël pour un baiser de cinéma sous les flocons d’une
neige artificielle : le faux se marie au vrai, le récit rencontre la
vérité des contes (du cœur qui bat plus vite, de la chair qui enlace, les identités
sexuelles gentiment renversées) et le cinéaste réussit son film. Go East, young man !
Salut cinéphile J-P. Bonne anniversaire pour ton 300e Articles,ce qui n'est pas rien au vu de tous les thèmes et pays proposer dans ton blog et de tous cinéastes qui mérite bien leurs place au panthéon du 7° art. Pour revenir a l'article, le film me fait penser un peu (beaucoup) au film Coréen MY GIRL FRIEND IS AGENT SECRET sortie en 2007 ou 2008 (peut-être même son remake) je vais le visionner si j'arrive a y tomber dessus. Mais surtout j'apprend que tu n'a pas aimer TIGRE ET DRAGON de ANG LEE? C'est vrai que il n'y a pas de quoi sauter au plafond mais j'ai bien aimer (peut-être que c'est pour CHOW YUN FAT?) il faudra que je le revois. A bientôt et au 400e articles, mon cher ami.
RépondreSupprimerBonsoir, Jamel, et merci beaucoup pour ton commentaire très cordial. Pas vu celui-ci, ni Fight Back to School, un film de Gordon Chan avec Stephen Chow, sorti à HK en 1991, dont semble lointainement s'inspirer She's on Duty (à vérifier, donc). Le wu xia pian de Mister Lee, efficace mais sans grâce, paresseusement filmé "à l'américaine", fit découvrir à certains (étasuniens, surtout) un univers narratif et formel bien antérieur et bien supérieur à ce bestiaire cacochyme, que ne put pas même sauver un trio héroïque (d'acteur et actrices), pour faire un clin d’œil à Johnnie To. Oui, rendez-vous pris ! D'ici là, longue vie à toi et à ta cinéphilie, asiatique ou cosmopolite...
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