The Big Man : Fight Club
Entrez ici en laissant toute espérance, pour citer Dante : pas de
cape méphistophélique ni de pacte « sanguin » à signer, mais l’enjeu,
dans cette belle découverte venue d’Écosse, se situe pourtant bien au niveau de
l’âme et du corps en souffrance, dans un monde diabolique et bressonien régi
par l’argent – qui donc pour nous sauver de cet enfer dressé par nos soins,
sinon nous-mêmes ?
La noce, hélas – pluie de pétales
opales et roses, coiffures improbables, surtout pour les messieurs, laïus
drolatique attristant les beaux-parents de la brune bru rayonnante dans sa robe
trop blanche – se voit contaminée par
une grève de mineurs (jamais le temps d’être heureux, jamais le temps
d’aimer, seulement celui de mourir) : dans un parc où quelques gamins jouent au
ballon, des centaures armés apparaissent, presque oniriques, et se dressent les
pancartes aux slogans répétés, volent les lourds pavés en direction de la
police sans nom et sans visage, avant la charge des hommes en noir, munis de
matraques et de boucliers transparents, vers la foule dispersée avec l’usine de
charbon en arrière-plan, horizon de vie et de désespoir condamné à péricliter,
ses hautes cheminées phalliques comiquement dressées en surplomb de la foule
courante et criante aux allures de fourmis.
Dans cette petite ville ouvrière un
peu sinistre et beaucoup sinistrée, ses espoirs de jours meilleurs enterrés
sous les collines endeuillées des terrils, le Diable, dans l’incarnation
triviale d’un malfrat local, roule en Rolls Royce pourvue de sièges grenat et
attend patiemment son heure devant la salle qui fait office d’église
municipale. Sa proie ? Le couple
élu du début, bien sûr, piégé dans son triste lotissement vert (les pelouses à
l’entrée) et gris (les murs carcéraux). Le futur « boxeur » et ancien
ouvrier repasse le linge devant ses enfants et sa femme ravis, promène le chien
à vélo et part boire sa petite pinte
au pub habituel à la nuit tombée, le
vieux beau déjà là, guettant sa nouvelle victime. Tandis que son épouse rumine
la comptabilité domestique, forcément dans le rouge malgré ou à cause de la
faible allocation du chômage, il papote avec un ancien collègue de travail, qui
lui fait un état des lieux lucide et goguenard de la situation économique, du
déclin des luttes collectives, de l’individualisme impuissant. Après le premier
combat, expéditif, avec le poulain de l’Adversaire, le mineur aux poings
douloureux rentre chez lui, rejoindre sa femme maquillée à son intention, et exhibe
l’argent avec défi, avec colère, sous le regard trop sérieux de leur enfant
couchée. Il tient à continuer, elle ne veut pas qu’il se batte – comment
pourrait-elle le vouloir, à moins de ne pas l’aimer assez, ou mal – et il
faudra le lit conjugal occupé par les gosses pour que leurs mains se rejoignent
enfin, par-dessus les petits corps endormis.
Le boxeur à mains nues s’entraîne
dans des paysages vaporeux, fait une pause allongé nonchalamment sur le cadavre
de l’usine, grand squelette fossilisé en train de rouiller à ciel ouvert,
flanqué de son meilleur ami sur le point de le trahir en moderne Judas. On
jette gentiment des cailloux sur l’épave, et on se fait cruellement jeter : le bon père de famille voit
ses enfants et sa femme le quitter, partir dans ce bus trop rouge, direction le
castelet cossu et gothique des parents de la belle cruelle. Il ne court pas
assez vite, fatigué par son jogging,
et les petites mains s’agitent en salut, puis s’éloignent, puis disparaissent
enfin. Que reste-t-il à un homme abandonné par les siens, sinon son immense
solitude ? Que reste-t-il à une femme volontairement séparée de celui
qu’elle aime, sinon sa chambre d’adolescente, conservée intacte, et son père
chéri, silencieux mais compatissant, adepte des maquettes ?
Pendant ce temps, quelque part au
Sud, une fille en maillot de bain rouge sang et escarpins assortis se reflète
sur les lunettes de soleil d’un homme au nez pelé, accroupie sur lui, à
proximité d’un cendrier rempli de mégots noircis et d’une piscine trop bleue en
forme de haricot, et notre héros s’entraîne à boxer les ombres sous le ciel bas et la terre vide, suscitant la
sympathie générale, petit roi de son petit monde l’avisant (pour la bénir)
depuis une voiture au toit décapotable. Loin de cette célébration et des
supporters prolétaires, le caïd serre des mains dans une bibliothèque, alors
qu’un tueur poursuit son itinéraire sous le soleil aussi implacable que
lui-même, à partir d’un hameau misérable égayé par une affiche éclatante pour
un cirque enfui depuis longtemps, suivant des routes poussiéreuses aux étals de
pastèques trop vertes, épousant le contour des cols vertigineux et arides recouverts
de courts arbustes.
Seul dans sa chambre d’hôtel, plus
vaste que son appartement mais absolument vide de toute chaleur humaine,
l’homme contemple la ville qu’il domine provisoirement, ses toits gris, ses
façades en briques rouges, son clocher d’ébène, les grues immobiles des
chantiers navals tout au fond de la perspective, l’ensemble noyé dans un brume
noirâtre, à l’image de son propre cœur alourdi par la solitude et le maudit
combat prévu. Dans le cadre d’un miroir qu’il se garde bien de regarder en
face, de peur d’y croiser son reflet aliéné, il accroche les photos de sa
petite tribu, avant de rejoindre, le lendemain, le ring encore propre et la
salle de boxe peuplée de son équipe, notamment son entraîneur. On lui bande les
mains et sur un mur recouvert d’articles de journaux, d’affichettes, de
photographies en noir et blanc et de résultats sportifs, il avise un boxeur d’hier
surnommé le Grand Homme, puis s’entretient à propos de Dieu avec son employeur, petit parvenu mais puissant
potentat de la truanderie. Entre les
sacs de son et les râteliers d’haltères, ces deux hommes se jaugent pour la
première fois, dans une tension spéculaire, un rapport dangereusement filial.
Sa femme en profite pour renouer avec
un ancien flirt, sympathique bellâtre
évidemment prisé par la belle-mère, et le meilleur ami entreprend de noyer son
pauvre chien (une bouche de moins à nourrir, une distraction supprimée une
bonne fois pour toutes). Dans la demeure aux vitraux Art nouveau du seigneur
aux mains sales, le « lutteur » fait la connaissance des deux filles de la maison, une gamine et une jeune
femme sensuelle issue d’un premier mariage (il lui prend la main mais ne la baise pas, pas encore). Dans l’obscurité
solitaire et insomniaque, chacun vaque à ses occupations plus ou moins licites,
plus ou moins honorables, la mère, pensive et couchée entre ses deux enfants,
l’ami, en train de baiser une
prostituée de hasard, vite interrompu par le héros en colère à la recherche de
son fichu chien ! Dans une boîte de nuit aux néons flashy, après un échange convivial avec un Écossais d’origine étrangère sur les gloires
nationales du passé, le couple désuni se croise : il la voit dans les bras
de son rival, il comprend aussitôt : l’infidèle ne tarde guère à s’offrir
debout dans la maison de ses parents, avant un repas familial dont l’abondance
injurieuse de mets coupe son appétit, alors que le tueur professionnel passe
devant une affiche déchirée, ornée d’un tigre chatoyant, parmi des clients
attablés à des tables bleues ignorant tout de ses maléfiques desseins.
Au Nord, la drogue règne, laissant
ses stigmates sur les bras de la jeunesse. Le lutteur se gave de spaghetti avant la rencontre fatale, se déroulant sur le port, à l’ombre d’un cargo en
partance pour Shanghai, où lui-même n’ira sans doute jamais. Les meilleurs
ennemis, organisateurs du combat et mafieux jusqu’au bout de leurs lunettes
fumées, se sourient en cobras fraternels. L’arbitre, maître de cérémonie et du
Temps, muni de son chronomètre et d’un mouchoir rouge, sonne le début des
hostilités dans une salle abstraite, sans réelles frontières, garnie de chaînes
SM un brin homoérotiques (ah, ces hommes en sueur et en débardeur !) ainsi
que d’un public anonyme en silhouettes et ombres inquiétantes, que vient
parfois cueillir des lustres épars.
La salive et le sang fusent pour le plaisir impie de ces hommes bien habillés,
qui paient cher leur présence à cette cérémonie secrète, témoins enthousiastes,
en abyme du spectateur, des visages martyrisés, des mains déchirées, des torses
sanglants, réunis en cercle vraiment rouge autour des deux assaillants
engourdis d’épuisement et de brutalité, s’accrochant l’un à l’autre en une
danse macabre, doloriste, avant la levée des corps, quelque part entre la
victoire perdue d’une humanité défunte, le repos amer du Christ enfin déposé de
sa croix et la trivialité salissante des abattoirs. Les frères ennemis peuvent
s’étreindre, le tueur accomplir sa mission, d’une balle dans la tête du petit
malin qui comptait les doubler :
autre violence, autre mort radicale en gerbe écarlate.
Le boxeur/mineur renaît dans une
baignoire, mais sa résurrection prélude à une dernière tentation, avec poudre
blanche et toison sombre à la clé. Il faudra la rage indignée vomie par le
frère du vaincu et la dernière – et vraie première – rencontre entre les deux combattants,
scellée par l’échange des noms et d’une poignée de mains, sans une once de
haine ou de ressentiment, dans la chambre d’un hôpital tout autant gothique,
pour qu’enfin ses yeux se dessillent : ce combat douteux, dans tous les
sens du terme, tout ce fric impur dérobé
au Diable (jeté au visage par lui-même, plutôt) dans son coffre-fort jouxtant
le tableau d’une madone, avant une fuite et les sourires brouillés des deux
sœurs réunies, ne visait au fond qu’à cela : un pari pour déterminer qui
devait se débarrasser de la brebis
galeuse et payer les frais de la came envolée, du deal perdu, un jeu cruel tressant exploitation des corps, faillite
des utopie sociales, marché de dupes et farce sinistre. Les deux homes
aveuglés, au propre et au figuré, finissent par recouvrer la vue, dans une
épiphanie marxiste et identitaire. Le voile des apparences déchiré, il ne reste
plus qu’à partir, un peu d’argent glissé dans la main bandée, à retrouver les
cendres du foyer, où l’épouse et femme adultère, Pénélope des faubourgs
paupérisés, attend vaillamment son nouvel Ulysse groggy.
La communauté se ressoudera une
dernière fois, affrontant en plein jour le Diable qui humilie ce pauvre diable à terre et à genoux, devant sa famille, devant tout le
monde. Adam et Ève se retrouvent alors, font même une place à Judas puni par
une jouée tailladée (il portera donc éternellement la cicatrice de sa faute).
La parabole s’achève sur un baiser, des sourires, un élan solidaire rassurant,
une belle unité de classe et d’origine, mais la lucidité du réalisateur
l’empêche de terminer sur une fin totalement heureuse : après le générique final, dans les ténèbres de la nuit et surtout de l’âme, le Démon revient (sur
ses pas, comme il le promettait ?), en quête d’un autre sacrifice, d’un second
grand homme à soumettre, à réduire à sa merci, dans ce combat métaphorique,
plus proche de Goethe que de Ken Loach –, bien que la dimension politique du
récit s’avère indiscutable, cousue à sa trame fantastique, religieuse, morale,
voire métaphysique – que nous menons tous (que nous devrions tous mener) au
quotidien, lutte avec l’ange déchu en écho à celle, très mystérieuse, de Jacob
avec son Créateur, match perdu d’avance, contre la mort et le Temps qui détruisent
tous les « boxeurs » et les profiteurs du monde entier ; mais,
pour reprendre le titre du beau film en rime de Robert Wise : Nous
avons gagné ce soir et cela, nul ne peut nous l’ôter, mon amour.
Achevons cette évocation, dédiée à un conte (rohmérien)
très attachant et stylisé, par un
pastiche des génériques conclusifs de certains titres de Dario Argento,
autre formaliste naguère préoccupé de beauté sauvage, de mort violente et de
fable scopique édifiante (dans le bon sens du mot) : vous venez de lire un film du méconnu David Leland
(réalisateur de Wish You Were Here, scénariste pour Mona Lisa et The
Borgias), adapté par Don MacPherson (Absolute Beginners) du
roman de William McIlvannney, fils de mineur, superbement interprété par Liam
Neeson, ici dans l’un de ses plus beaux rôles, avec ceux de La
Liste de Schindler et du Territoire des loups, bien soutenu
par la belle, douce et déterminée Joanne Whalley (encore compagne de Val
Kilmer), avec un clin d’œil direct au cinéma dit engagé de Loach via le caméo de
Peter Mullan (on note aussi l’apparition du jeune Hugh Grant), accompagné par
la musique tendue, lyrique et poignante d’Ennio Morricone (à l’unisson des Incorruptibles,
disons), photographié de façon remarquable par Ian Wilson (Capitaine Kronos : Tueur de
vampires et The Crying Game), avec pour acmé un sidérant et inoubliable
combat arrangé et chorégraphié par John Murtagh et John Mullen, dans un long
métrage tourné à Glasgow, Coalburn et en Espagne, en l’an de grâce 1990…
PS : les curieux compareront
l’original avec le remontage par Miramax – baptisé Crossing the Line – à
destination du public américain, amputé d’une vingtaine de minutes…
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