La Traversée du temps : Irréversible
Si le futur était entre vos mains, le changeriez-vous ? se demandait
Cronenberg (ou plutôt l’affiche française de son film) au temps de Dead Zone…
Une fille, deux garçons : le quatrième
long métrage de Mamoru Hosoda, dont nous vantions récemment le magistral Les
Enfants loups, Ame et Yuki, débute à l’instar d’un Jules et Jim adolescent,
entre baseball, vie quotidienne au lycée, éternel été (Camus) des grandes
vacances quand, soudain, la découverte de son pouvoir temporel par l’héroïne
vient chambouler cette routine un rien nostalgique ; elle en profite pour
se goinfrer de flans, obtenir d’excellentes notes en un temps record, tandis
que les autres élèves s’échinent à suer sur leurs copies de maths, chanter sans
se lasser dans un karaoké rayé (tel un disque) – autant de petits plaisirs
innocents, croit-elle, de joies itératives assumées face à sa « tatie
sorcière », grande brune restauratrice d’art aux faux airs d’Amélie
Nothomb (en beaucoup mieux, certes).
Mais bien sûr, telle la cigale de La Fontaine, il va vite lui falloir apprendre
le poids et la valeur des minutes et dès lors son existence, menée à un train d’enfer, celui qui manque de la
tuer dans les premières minutes de son récit, ouvert sur un mauvais rêve, va
devenir une lutte contre la montre,
contre le Temps qui court plus vite que tout le monde et n’épargne personne,
pas même les jeunes filles en fleurs : bienvenue dans l’âge adulte, bonne
chance dans ce combat perdu d’avance contre l’horloge baudelairienne…
Pourquoi cette chronique amoureuse et
métaphysique en forme de fable sur la responsabilité nous émeut-elle
autant ? Sans doute parce que le réalisateur dresse le portrait d’une
« brave idiote » maladroite et attachante, déjà plus petite fille,
pas encore jeune femme, bien saisie dans son milieu scolaire empreint d’une
secrète mélancolie, d’une violence pas si larvée (harcèlement au jet d’eau à la
Rambo), où chacun de ses actes possède un impact inattendu, souvent néfaste, la
contraignant à réparer ses erreurs et ses lubies, dans l’optique bouddhique de
l’équilibre des contraires, nouvelle Pénélope défaisant ce qu’elle tressa la
veille ; ce qu’elle prend de bon temps, il faut le rendre aux autres,
qu’elle rend malheureux, même sans le vouloir. La morale de l’œuvre pourrait
tourner à l’histoire édifiante, paternaliste, culturelle (le « respect des
aînés », si ancré au Japon). Heureusement, Hosoda fait preuve de finesse,
de nuances, et sa ravissante ingénue aux cheveux courts, garçon manqué en
jupette d’uniforme obligatoire, si elle chute souvent, sans montrer pourtant
ses sous-vêtements, ne tombe jamais dans les travers faussement exemplaires de
la parabole. Son parcours fantastique la confronte au réel, assurément, mais se
garde bien de la juger, surtout pas par le spectateur, qui assiste amoureux et
ravi à sa belle et douloureuse métamorphose.
On retrouve quelque chose de la
Petite Sirène en Makoto, avec cette mue qui fait mal et exalte en même temps,
ce corps qui change et abrite un cœur trop grand malgré l’infinité des
possibles narratifs et existentiels, ce retour d’une éternité assez peu
nietzschéenne scandé par les chiffres rouges sur fond noir d’un compte à rebours. Les heures
s’affolent au rythme de ses battements cardiaques, elle entraîne son monde et
ses amours dans la ronde des aiguilles rendues folles, les sauts dans le Temps
deviennent de plus en plus sérieux, éprouvants, désespérés, jusqu’à l’acmé d’un
accident qui voit – ou plutôt garde hors-champ – périr deux élèves, dont Kôsuke,
le second jeune homme, juchés sur son vélo sans frein, roulant vraiment « à
tombeau ouvert » en direction du trépas de métal, à proximité d’un cadran
en surplomb d’automates colorés, égrenant sans pitié les heures désormais
perdues. Mais au cinéma, art funéraire entre tous, nul ne meurt vraiment,
puisque par essence fantôme, et le couple inconscient du sort funeste connaîtra
un salut in extremis grâce à un
inattendu voyageur du futur, pourtant bien présent depuis le début…
Outre le point commun d’un
extincteur, usité différemment, pour employer un euphémisme, le film de Mamoru Hosoda
partage avec celui de Gaspar Noé, auquel nous empruntons le sous-titre de notre
article, une même vertigineuse et au final radieuse réflexion sur le Temps.
Alex n’enfantera pas et il reste du temps à Makoto pour devenir mère (« Je
t’attends dans le futur » lui murmure à l’oreille Chiaki, avant de la
décoiffer tendrement à la façon d’une enfant) mais les deux héroïnes, fées très
féminines – célébrées ou châtiées pour cela, en raison de cette énigme magique
incompréhensible aux hommes – dominent des récits énamourés et cruels les
plaçant au cœur d’événements qui les dépassent, les meurtrissent, les rendent
plus fortes ou les tuent (presque, dans le cas de cette pauvre Monica momifiée
sur son lit d’hôpital, en relique pathétique des yeux sans visage immortels
d’Édith Scob). Lyrique (saluons la musique de Kyoshi Yoshida) et non
moralisateur, le cinéaste épouse son trajet en allers et retours plus ou moins
catastrophiques, relisant les arcanes du hasard jadis empruntés par Kieślowski.
Il atteint même le sublime dans une séquence de temps suspendu (« scellé »,
dirait Tarkovski) renvoyant les Wachowski à leurs petits jeux d’artificiers
pseudo-baudrillardesques. Comme chez Nolan, il s’agit bien ici de se connaître
et d’affronter la dernière seconde impartie : découvre-toi enfin et souviens-toi que tu vas mourir.
La conscience de la mort s’accomplit
simultanément avec la naissance de l’amour, et les larmes drues de Makoto, tout
droit issues du mélodrame nippon (Akira Kurosawa ou Hideo Nakata) se lisent en
métaphore des menstrues magnifiées naguère par Brian De Palma, dans sa
biographie d’une autre magicienne urbaine et moderne. Les nuages en forme de
champignons atomiques, image latente de la cinématographie de l’Archipel,
aperçues aussi dans l’aviateur historique peint par Miyazaki, peuvent bien la
surplomber de leurs augures sinistres, la force de son nouvel amour, cet élan
vers la vie et les autres qui la caractérisent (« Tu as une nature moins
mélancolique que la mienne » lui confie sa tante, admirative) lui
épargneront, au moins pour un temps, les ravages de l’âge qui détruit tout, et
principalement les illusions de la jeunesse. L’œuvre, enjeu esthétique,
politique et religieux, se dévoile, en reflet méta, en mise en abyme habile,
dans sa qualité de défi aux époques et à la ruine qui nous menace tous, ce
naufrage dont parlait autrefois un certain général. La tante restaure un
tableau inconnu, pour lequel le jeune homme du surlendemain enfreint la loi de
son temps, que l’on imagine volontiers dystopique, motif pictural associant
ensemble, à nouveau, De Palma et Tarkovski. Au-delà de l’obsession, de la nostalgie,
s’impose la beauté sereine (à conserver, à protéger, de surcroît dans
l’actualité iconoclaste de ce début de siècle) d’un visage surgi parmi les
atrocités guerrières des années de l’artiste – et le visage en coda de Makoto face au ciel lui répondra
bien sûr, comme une évidence porteuse d’espérance, un signe adressé dans la
joie et la confiance au cher disparu : si « le Temps n’attend
personne », les amoureux conjurent sa malédiction par la seule force de
leur épiphanie, en un fidèle défi sans cesse reformulé, se hissant sans effort à
la hauteur des sombres uchronies de Dick ou des drolatiques et inquiètes
pérégrinations de Wells…
Que ne dit-on plus souvent du bien de Mamoru Hosoda. Caché derrière les somptueux nuages qui enveloppent les forteresses volantes de la maison Ghibli, on aurait tendance à penser que l'anime nippone ne se résume qu'à ces seuls traits. Cette savante et néanmoins séduisante analyse de "la traversée du temps" dans le miroir tarkovskien vient dissiper à raison le voile de confidentialité dans lequel se nimbe ce réalisateur plus que prometteur. Elle révèle de surcroît une soudain parenté avec un autre maître de marionnettes animées qu'est l'excellent Mamoru Oshii, dont le travail n'a de cesse de translater nos esprits pragmatiques dans des mondes alternatifs cyberconnectés. Dick et Wells en seraient assurément fort charmés.
RépondreSupprimerGrand merci pour cet élégant éloge ; en effet, l'arbre (magnifique) de Miyazaki ne doit certes pas cacher la luxuriante forêt de l'animation nippone (pensons, par exemple, à Takahata et à son bouleversant Tombeau des lucioles)... Et oui, Oshii résonne avec Hosoda, notamment au niveau de la sensualité : "l'esprit dans la machine", qui tant le fascine, s'exprime aussi avec le corps de l'héroïne, dans ses propres métamorphoses métaphysiques en écho à celles de Makoto... Dans tous ces dessins très animés, in fine, on ne parle que d'âme, en bonne logique étymologique !
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