La Femme flambée : Mémoire(s) de Christine Pascal
Une actrice, une réalisatrice et une femme à ressusciter : au cinéma, Eurydice nous attend toujours, son beau regard vertigineux droit dans le nôtre…
Avant de passer derrière la caméra, alors que les femmes, dans un milieu majoritairement masculin, se trouvent plutôt devant, en obscurs et lumineux objets du désir, en idoles (presque) toujours sur le point de subir les derniers outrages (puritains) de l’attraction/répulsion scopique (cf. Hitchcock ou Le Voyeur de Michael Powell sur un scénario de Leo Marks, en passant par l’évolution du glamour hollywoodien jusqu’au gonzo du « divertissement pour adultes »), la jeune et innocente Christine Pascal, native de Lyon et sans liens particuliers avec les « professionnels de la profession », suivit des études de lettres et les cours du Conservatoire à rayonnement régional de Lyon, naguère fréquenté par Françoise Arnoul. Comédienne de formation, amoureuse des mots, en position excentrée par rapport au microcosme cinématographique parisien (ce qui ne l’empêcha pas de présider le jury d’examen d’entrée à la Fémis en 1995) : on décèlera vite les natures apparentes de son pedigree – au sens que Modiano donne à ce terme – dans ses films à venir, tournés en marge du milieu, écrits avec finesse et précision, immédiatement remarquables (et remarqués) pour la qualité de leur direction d’acteurs (surtout d’actrices).
Bertrand Tavernier, son « compatriote », la « découvre », on le sait, à vingt-et-un ans et la filme pour la première fois dans son grisâtre Horloger de Saint-Paul, d’après Simenon, pour un (petit) rôle… muet. Deux décennies plus tard, sa quarantaine à peine entamée, Christine Pascal décidera de se taire définitivement, de rompre une fois pour toutes son isolement, et se défenestrera d’une clinique psychiatrique, où elle survivait à une « grave dépression » dans le silence blanc et vide d’une chambre individuelle, sur les traces de Nicolas de Staël se jetant, sous le soleil du Sud, du toit-terrasse de son atelier/appartement. Chaque mort volontaire demeure un mystère, cependant le suicide apparaissait dès son premier film en tant que réalisatrice, signé à seulement vingt-cinq ans – comme Orson Welles Citizen Kane ! –, le mal nommé Félicité, puisque son frère de fiction (incarné par Rémy Pascal : un lien de parenté ?) s’y donnait la mort en ouverture. Une citation sans source de 1984 lui prête en outre ces mots éloquents, à la question « Comment aimeriez-vous mourir ? – En me suicidant, le moment venu. » Quant à son dernier long métrage, Adultère (mode d’emploi), échec critique et commercial, au scénario retoqué par Tavernier en père symbolique, il semblait reprendre, par inadvertance ou comme un aveu (de plus) teinté d’humour noir, le titre d’un célèbre « manuel » paru en 1982 et rapidement censuré : Suicide, mode d’emploi…
Entre ces débuts et cette fin, l’actrice figura dans un peu plus de quarante titres, sur grand ou petit écran. Elle poursuivit sa collaboration avec Tavernier pour cinq films, dont le méta Les Enfants gâtés, qu’elle co-écrivit avec lui, fréquenta l’univers de Miller, figurant dans Félicité (le troublant La Meilleure Façon de marcher, entre deux Patrick, Dewaere, autre « suicidé célèbre » et Bouchitey ; le grimaçant Le Sourire), et de Caroline Huppert (dont un biopic télévisé d’Alice Guy, pionnière et lointaine ancêtre), emprunta le (trop) joli Grand Chemin de Jean-Loup Hubert et se rendit aux anodins Guichets du Louvre de Michel Mitrani (son premier grand rôle, grâce à un assistant de Bertrand T. qui se souvint d’elle), côtoya l’inénarrable Roger Hanin dans Au bon beurre, Le Train et… Navarro, s’accorda même une imbuvable Pause-café avant de rejoindre les languides Patriotes de Rochant ou de Regarde[r] les hommes tomber pour Jacques Audiard (on peut préférer son père), faisant, au passage, un petit détour chez Wajda et s’égarant chez le redoutable Boisset (La Travestie – non merci !). On ne s’attardera pas sur ces œuvres bien souvent, hélas, inférieures à son talent, qui permettaient toutefois de suivre, de loin en loin, son beau visage sérieux et rieur, d’entendre sa voix douce mais déterminée, pour aborder plutôt sa carrière de cinéaste, plus brève mais aussi plus riche.
Cette ancienne colocataire, dans les années 70, des deux Isabelle, Adjani et Huppert (on imagine le contenu audacieux des conversations de ce trio foncièrement féministe mais sans allégeance à un mouvement particulier), adolescente élevée « chez les bonnes sœurs », admiratrice de Cassavetes mais ne supportant pas Francis Huster, mise à nu par sa propre caméra dans un long métrage inaugural très mal reçu par sa mère et la (petite) communauté du cinéma français – ce qui la blessa mais ne brisa pas son envie d’écrire une « lettre d’amour » filmée à son métier avec le dernier volet de sa trilogie apocryphe, après un détour par le film noir à tendance SM –, déclarait aussi à Thierry Ardisson, quelque peu déplacée dans le décor kitsch d’une célèbre boîte de nuit parisienne, sa cigarette bien peu politiquement correcte entre ses lèvres très rouges sur une peau blanche, détester le sentimentalisme dans la sexualité, voir dans son mariage avec le producteur suisse Robert Boner « le plus beau jour de [s]a vie » et n’envisager, au début tout au moins, ses études de comédie que comme un moyen de mieux explorer la littérature.
Christine Pascal passa donc du jeu à la réalisation avec une trilogie de portraits féminins narcissiques, tourmentés, audacieux et commentés – Félicité, La Garce (avec Isabelle Huppert et, déjà, Berry), Zanzibar (avec Fabienne Babe, étoile filante, ou « intermittente », capturée par Brisseau dans De bruit et de fureur) – traçant la voie, disons, à une Catherine Breillat, qui lui dédiera Romance, avant de signer, en 1992, Le Petit Prince a dit, éprouvant mélodrame médical sur une enfant cancéreuse lui valant un succès public, critique (bel entretien dans les Cahiers du cinéma) et professionnel (quatre nominations aux César, dont celle, très rare, de la meilleure réalisatrice, deux trophées à Montréal pour le jeu de Berry et le scénario co-rédigé avec son mari, et le prix Louis Delluc « décroché »). L’acteur, qui voit en elle, à raison, « le metteur en scène de [s]a vie », évoque un tournage « très douloureux » puis un « état psychologique dévasté » durant l'élaboration de son dernier film Adultère (mode d'emploi), bien moins reçu. Christine Pascal, étrangement, développa une certaine rancœur après l'accueil du Petit Prince a dit, preuve indirecte de sa grande éthique de cinéaste, ressentant la gêne d'un Fellini devant l'ovation faite aux larmes du final de La strada : « C'est ça qu'il leur faut ? Une enfant qui crève ? »
Elle ne devait pas rougir, pourtant, de ce film majeur, littéralement tourné en urgence et cadré au scalpel, à la fois d'une haute tendresse et d'une grande cruauté, qui réalisait le miracle d'une épiphanie au sommet d'une colline, durant laquelle la gamine, telle Ingrid Bergman perchée sur son volcan dans Stromboli, découvrait enfin le monde tout entier, l'éprouvait dans sa déchirante et fugace prodigalité (beauté du papillon sur sa main) pour mieux le perdre durant l'agonie de son petit corps achevée par un fondu au blanc aveuglant ; à ce moment-là, elle en faisait partie de la plus intime façon, et nous avec, grâce à l'exigence du regard de cette jeune femme fragile, talentueuse et marquante derrière l'objectif. Toute la beauté du film provient de sa capacité à prendre la fuite et passer les frontières, géographiques ou symboliques, à saisir avec superbe (au double sens du terme : de belle et orgueilleuse manière) cette course éperdue contre la montre – Berry se sépare significativement de la sienne –, contre le défilement implacable et impitoyable de la projection mimant la progression de la maladie, les deux lignes rejointes en une même fin définitive, bien qu’au cinéma, les morts, tel Nosferatu dans son cercueil, finissent toujours, au détour d’un plan ou du film revu, par se relever, contrairement au spectateur destiné à mourir pour de vrai.
Œuvre souvent bouleversante, notamment dans sa première partie assénée avec une franchise et une absence de merci surprenantes dans ce contexte, où chaque terme technique blesse à l’instar d’une gifle ou d’une balle, en digne résonance avec La Chambre du fils de Moretti, Le Petit Prince a dit fait redécouvrir le monde, vu par une enfant mourante mais bien plus vive et présente à lui que nombre de gens bien portants, au cinéma et ailleurs. Le chant de mort devient ainsi danse de vie, lutte au quotidien, à la seconde et vingt-quatre images dans celle-ci, pour arracher un peu de bonheur au drame intime, avec cette singulière perception rendue à sa puissance virginale par l’imminence du désastre (à mettre en relation avec son équivalent précédant, dit-on, un suicide). Osons une mise en parallèle entre deux récits d’enfants maudits, éprouvés dans leur chair trop tendre, condamnés ou sauvés (et les deux ensemble). En 1973, William Friedkin faisait subir à Linda Blair toute une « batterie » d'examens dans l'une des scènes les plus traumatisantes de L'Exorciste ; en 1992, Christine Pascal donne à voir le scanner de la petite Marie Kleiber, et surtout la détresse rageuse de son père, incarné par un comédien en état de grâce (flanqué d’une Anémone presque supportable), filmé avec un amour fraternel d’actrice et de femme, dans l'un des moments les plus inoubliables et douloureux du Petit Prince a dit, à l’unisson de la musique composée par Bruno Coulais, alors grand nom de son domaine. Double anecdote véritable : dans le premier film, un assistant deviendra tueur en série ; dans le second, il s'agit d'un véritable médecin et non d'un acteur...
Après un dernier titre dont il faut surtout retenir une troublante, émouvante et par conséquent très réussie « scène sexuelle », entre la trop rare Anny Romand et le jeune Vincent Cassel, qui ouvrait d'autres pistes à l'érotisme au cinéma, comme Le Petit Prince a dit réinventait le mélodrame, cette admiratrice de Godard finit ses jours et ses nuits, plus belles et tristes que les nôtres, dans un établissement psychiatrique pour se protéger avant tout d’elle-même (le médecin qui la suivait, pâle ersatz du docteur Gachet surveillant van Gogh, pictural « suicidé de la société », pour parler tel Artaud, écopa d'ailleurs d'une condamnation). Par-delà des hommages à la Cinémathèque française ou à l’Institut Lumière, demeurent de son court passage dans cette « vallée de larmes » (et de coûteuses jouissances) quelques images âpres et fiévreuses, sereines et tournées du côté de la vie, malgré tout, admirables exemples de son charme singulier, lucide et sans compromis – oui, Christine Pascal nous manque toujours autant, vingt ans après sa dernière fugue...
Merci pour ce très très bel hommage au... en regard quasi hypersensible
RépondreSupprimerà l'aune de celui magnifique et bouleversant de Christine Pascal...
"La comédienne est interviewée par Christian Defaye sur le tournage du téléfilm "Au bon beurre" dirigé par 'Edouard Molinaro. Christine Pascal porte un regard lucide sur son époque et son métier d'actrice et de cinéaste. La jeune femme a signé le scénario et réalisé le film "Félicité" dans lequel elle tient le rôle principal."
https://www.youtube.com/watch?v=l91vBkHImvE&feature=emb_logo
Merci pour ce bel et bref entretien dû à la souvent estimable RTS, surtout en matière de ciné interviewé.
SupprimerUne autre actrice/réalisatrice à vite (re)découvrir, souvent saluée par mes soins et référencée en "Libellés" : Ida Lupino, bien sûr...