Rouge baiser : Les Trois Vies de Marlène Jobert


Cocteau lisait dans le nom de Marlene Dietrich une caresse muée en cravache ; nous voyons à notre tour en Marlène Jobert un alliage antinomique, de tendresse et de douleur…   


Dans le cinéma français des années 70, bourgeois, libertaire et déjà « en crise », à l’image de la société du temps, Marlène Jobert éclaira de sa grâce mutine, sensuelle et tendre, des drames ou des comédies qui la révélaient bien plus forte que ses partenaires, amants, tourmenteurs masculins, dans une redistribution sociétale, mais sans militantisme, des rôles sexués « traditionnels », et des stéréotypes fictionnels allant de pair, sous l’influence contradictoire de l’essor des mouvements féministes et de l’acmé du film pornographique. Ni divinité, comme ses consœurs du muet ou du noir et blanc d’avant-guerre, ni fille d’à côté, encore moins femme-enfant, deux étiquettes un peu vite collées à sa persona, cette Fée Clochette et femme actuelle au caractère affirmé, à l’aise avec sa nudité, à la rousseur adorable, se situa quelque part dans le sillage de Romy Schneider et Annie Girardot, icônes tragiques au mal-être à fleur de peau, qui savaient pourtant rire, et faire rire, malgré tout – surprise des pénibles rediffusions de Noël : dans Sissi face à son destin, la jeune comédienne, encore chapeautée par sa vraie mère et partenaire de jeu immortalisée par Ophuls, manque de mourir, proie d’une mystérieuse maladie, et la scène de ses retrouvailles avec un Karlheinz Böhm (inoubliable Voyeur !) informé de son triste état nous vaut un joli moment silencieux, lui, effondré sur son bureau, la tête enfouie entre ses coudes, elle, debout à son côté, le couvant du regard, posture qui renverse le final déchirant de Twin Peaks: Fire Walk with Me, Kyle McLachlan veillant pour l’éternité sur la radieuse Sheryl Lee en larmes, et donnerait (presque) envie de réévaluer cette série de mélodrames « pâtissiers » que l’actrice austro-française détestait tant et qu’elle exorcisa plus tard sous la direction de Visconti dans Ludwig, le crépuscule des dieux...   


Alice égarée au pays des horreurs pour Clément dans Le Passager de la pluie, où elle tenait tête au taciturne Bronson, ogre étranger dans ce conte féerique, humide et abstrait pour adultes, la frêle Marlène y subissait un viol en bonne et due forme, crime sexuel, souvent collectif, alors très en vogue dans la cinématographie européenne, d’Enrico (Le Vieux Fusil, avec les cris muets de Romy) à Lado (Le Dernier Train de la nuit, aux atrocités pilotées par une saisissante Macha Méril), en passant par Yannick Bellon (dans L’Amour violé, Nathalie Nell subissait les derniers outrages d’un débutant nommé… Daniel Auteuil !) et américaine : Peckinpah, avec ses Chiens de paille, où la pauvre Susan George transitait par tous les états, de la colère au désir, de la rage au désespoir, et le spectateur avec elle ; Winner, avec son Un justicier dans la ville, qui voyait l’épouse et la fille de Bronson – encore – agressée par… Jeff Goldblum, mais également Boorman avec la sodomie « rurale » du porcin Ned Beatty dans Délivrance, avant que Noé ne surpasse tout le monde (ou ne fasse pire, selon le point de vue) avec son plan-séquence d’Irréversible, éprouvant ballet de mort qui permit à Monica Bellucci et Jo Prestia d’exceller comme jamais avant ni depuis. Marlène Jobert, à son corps défendant, se tint au carrefour dangereux des tensions sociales agitant les genres et des nouveaux standards de la représentation, cible d’un regard vraiment dévorant, telle une réponse obscène à l’adoration d’autrefois (Hitchcock, en grand voyeur puritain, métaphorise avec brio cette problématique dans Sueurs froides, double meurtre des actrices perçues à la fois en saintes et putains).           



Débutée, à la fin des années 60, au théâtre (en compagnie de Montand, pistachier notoire égratigné dans sa récente autobiographie, Les Baisers du soleil, ainsi joliment intitulée d’après les taches rousses de son visage) et à la télévision (Les Chevaliers du ciel), sa carrière sur grand écran se fit sous les auspices auteuristes de Godard (Masculin féminin, justement), Deville (Martin Soldat) et Malle (Le Voleur), mais, dès le commencement, ne rechigna guère à visiter d’autres univers qualifiés avec condescendance, par la critique passée autant que contemporaine, de « populaires », en l’occurrence ceux de Robert (le sociologique Alexandre le bienheureux) et Audiard (Faut pas prendre les enfants du bon Dieu pour des canards sauvages, avant que le scénariste-réalisateur ne trouve en Annie Girardot une autre égérie). De la nouvelle décennie, qui représente la part la plus importante de son travail et de son empreinte dans la mémoire cinéphile, parmi des films plus ou moins réussis signés Rappeneau (Les Mariés de l’an II, avec la belle musique d’inspiration baroque de Michel Legrand), Chabrol (La Décade prodigieuse pourrait servir de sous-titre à ce paragraphe, en ce qui la concerne), Boisset, Lelouch, Enrico (Le Secret et ses complots pas si paranoïaques), de Broca (Julie pot de colle, titre en avatar facile), ou Davis (La Guerre des polices, affrontement « viril » et convenu entre Claude Brasseur et Claude Rich), on retiendra surtout deux œuvres emblématiques : Dernier domicile connu de José Giovanni et Nous ne vieillirons pas ensemble de Maurice Pialat.



Dans ce diptyque, elle rencontre et affronte deux autres « ogres » de cinéma, Lino Ventura et Jean Yanne, dans des instantanés dépressifs de l’époque, autobiographies plus ou moins officieuses de leurs réalisateurs, en même temps que portraits très justes d’une certaine masculinité elle aussi « en crise ». Au contact de Marlène Jobert, de ses personnages de femmes déterminées sous leurs atours fragiles, les deux hommes et comédiens apprennent l’altérité, la force de vie, le charme libre et lumineux éclairant la grisaille d’un Paris en train de se bétonner ou d’une Camargue chauffée à blanc et peu propice à l’apaisement sentimental. Jamais incestueux, le rapport qui s’établit entre elle et eux relève de la séduction adulte, de l’apprivoisement, de la découverte d’une singularité capable de les emporter dans son élan, dans sa bonne énergie, loin de la désespérance et du dégoût de soi. Yanne, double cruel de Pialat, trouve une forme de rachat dans son amour pour sa maîtresse, et la veille figure vaudevillesque épuisée du triangle amoureux se voit transfigurée par cette découverte, assez peu « garrelesque » (re)Naissance de l’amour. Pareillement, le commissaire mis au placard incarné par Ventura, réduit à traquer les pervers dans des salles de cinéma (pléonasme, assurément) connaîtra un moment de répit, une sorte d’épiphanie laïque, en croisant le chemin de cette auxiliaire de police impuissante à conjurer la malédiction du monde. Les deux films s’achèvent sur une défaite, individuelle ou collective, en présage des « jours sombres » nationaux à venir, mais leur achèvement esthétique, leur modestie documentaire, intimiste, leurs couples improbables et cependant évidents, équilibrent ce sentiment d’échec, tandis que Marlène Jobert, candide, indignée, malmenée, survivante, participe pleinement de cette réussite.         
  




Plus rare dans les années 80, remplacée par la blonde Fanny Cottençon en petite sœur de cinéma, l’actrice entame sa deuxième vie (réservons son éphémère discographie aux fans hardcore) et devient auteur pour enfants, avant de se métamorphoser à nouveau, depuis quelques années, en « maman d’Eva Green », remarquable et remarquée chez Burton (son cœur brisé, littéralement, dans Dark Shadows) et ailleurs, les deux femmes semblant partager une sincère et jolie complicité – bon sang ne saurait mentir, donc. Primée en Italie, à juste titre, pour le Clément et le Giovanni, récipiendaire d’un « César d’honneur » en 2007, refusant 8 femmes d’Ozon, Marlène Jobert ne possède aucune raison de rougir de son parcours, assez court mais riche de belles rencontres. La volonté de s’adresser à des enfants, sans une once d’abêtissement, boucle la boucle, d’une certaine façon, puisqu’elle convie sa part d’enfance à s’exprimer en toute liberté, via cette voix reconnaissable et singulière, grave et acidulée : dans le regard bleu de Mademoiselle Jobert miroite un mélange attirant d’espièglerie et de gravité, la conscience lucide d’un milieu et d’une vie désormais livrée en toutes lettres aux lecteurs adultes, public parfois moins difficile que celui des « chérubins », prompt à s’enchanter de récits imaginaires mais impitoyable à démasquer les faussaires de la connivence angélique et de la bonne humeur intéressée.


Jean Yanne, dans sa fameuse tirade « automobile » de Nous ne vieillirons pas ensemble (scotchée sous le volant, vraiment ?), l’agonit en vain de compliments odieux et de reproches masochistes, car il se trompe, évidemment : ni « quelconque », ni « ordinaire », encore moins « fille de concierge », Marlène Jobert, grâce à une trentaine de films répartis sur un peu plus de vingt ans, témoignage, dans sa meilleure part, d’une ère enterrée du cinéma français, au miroir d’un état de la société tout aussi révolu, demeure une actrice à redécouvrir, son talent cristallisé en multiples facettes et sa « vérité » d’actrice, de femme, étonnamment présente et mélancolique (son prénom, abrégé en Mélie, du Passager de la pluie) au détour d’un plan, d’une réplique, d’un silence, comme une interrogation attachante, rieuse et blessée, lancée par-delà l’écran et les ans au spectateur/à la spectatrice d’aujourd’hui et de demain. 

   

Commentaires

  1. Merci pour cet élégant portrait brossé avec tact !
    Le Duo "Victor Lanoux Marlène Jobert" du film d'Alain BONNOT,
    metteur en scène d'"Une sale affaire",
    il me touche , sans doute mon côté romantique idéaliste ...
    Marlène Jobert et Victor Lanoux tournent "Une Sale Affaire" au Havre
    https://www.ina.fr/video/RCC06042069

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