Le Diable probablement : La Musique de Jerry Goldsmith pour La Malédiction


Quand un compositeur sans peur (musicale) rencontre le Malin, cela donne, forcément, des étincelles, initiant un sabbat sonore toujours aussi séducteur – au sens étymologique et « maléfique » du terme – près de quarante ans après son surgissement. 


Expressément requis par Richard Donner, admirateur de longue date, Jerry Goldsmith, grâce à une rallonge budgétaire de la Fox, intègre un long métrage conçu par le studio – et le réalisateur – bien plus comme un thriller familial (ce qui ne veut pas dire qu’on le réserve au public du même type) qu’à la façon d’un film d’horreur de série cherchant à exploiter le succès commercial de L’Exorciste (d’ailleurs conçu par Friedkin comme un « drame sur les mystères de la foi », d’après la parabole de Blatty dévorée en une nuit – Polanski lira Rosemary’s Baby de Levin dans les mêmes conditions !). Certes, nous voici à Hollywood, territoire faustien par excellence, peuplé d’âmes perdues et d’anges déchus pas tous baptisés Lucifer, où trône le « Grand Satan » du capitalisme des images, menant, depuis au moins les années 30, en reflet des horreurs réelles, la danse endiablée des terreurs nationales, avec cependant quelques « poches de résistance » sises principalement en Europe (la France, l’Italie, l’Espagne) et en Asie (Japon ou Thaïlande).

Le Diable, ses facéties et ses abominations, font sans doute sourire sur la côte Ouest des États-Unis, fournaise matricielle élue en « Terre promise » par une poignée de Juifs venus d’Europe de l’Est au début du vingtième siècle pour y édifier Le Royaume de leurs rêves, d’après le titre de l’essai exhaustif signé Neal Gabler. Le Diable ? Une affaire de goys, au fond (du coffre à billets verts, aussi peu sémites que la spiritualité) et de Chrétiens, métaphore transparente des rapports de tentation et de damnation de « l’usine à rêves », justement, qui firent le miel du cinéma méta, de Mankiewicz à Lynch, en passant par Hitchcock ou Wilder (les adeptes de cette religion et les membres de cette culture affrontèrent, aux côtés d’autres hommes de bonne volonté, durant sept ans – de malheur – un démon bien réel, avec les conséquences que l’on sait : la réalité ne dépasse pas la fiction, elle la détruit, quand elle ne cherche pas simplement à l’exterminer).


Goldsmith, qui fit ses débuts à la TV, notamment du côté de la « zone crépusculaire » de La Quatrième Dimension, artiste, artisan et explorateur infatigable de la « musique de film », territoire encore à découvrir, dans sa luxuriance et sa diversité, put en toute liberté expérimenter, avec un bonheur identique, mais pas sériel, cette fois-ci, à celui présidant à la création de La Planète des singes composée pour son ami Schaffner. En 1976, La Malédiction va donc s’insérer entre L'Âge de cristal et Le Pont de Cassandra, une dystopie sur la vieillesse et un film catastrophe (avec une idoine distribution issue du Hollywood « glorieux » d’autrefois, spectres sacrifiés au genre) sur une maladie contagieuse, pièce centrale d’un triptyque placé sous le signe funeste des maux présents, passés ou à venir. Dès le départ, il envisage sa partition « d’avant-garde » à la façon d’une messe noire, et enrôle un chef de chœur londonien pour concocter, dans un latin fautif, le pastiche blasphématoire du texte de l’eucharistie (ce qui pourrait servir de définition à une vraie messe dédiée au Diable, si l’on nous autorise cet oxymoron). Dans cette liturgie inversée, explicitement nommée Ave Satani, le chœur fait allégeance à l’Adversaire avec un zèle de dévot, de nouveau converti, et envoûte aussitôt, à la première écoute, nimbé de cette puissance vocale et mystique repérée aussi dans le chant grégorien et la polyphonie corse, plus généralement, dans la musique vocale sacrée.

Un an avant La Guerre des étoiles, Goldsmith remet également l’orchestre symphonique à l’honneur, un peu (beaucoup) en retrait depuis l’émergence des compilations de titres pop ou rock en guise de « bandes originales », en partie due à un certain… George Lucas, avec son nostalgique American Graffiti. Plus tard, le compositeur découvrira les ressources de la musique électronique, et les synthétiseurs deviendront un élément récurrent de sa signature (nous pensons à Link, par exemple, œuvre excitante et méconnue, quelque part entre la musique de cirque et les arabesques exotiques d’un Villa-Lobos), mais, pour l’heure, il va exploiter merveilleusement (et avec de noirs desseins) la massive puissance sonore d’instruments organiques et charnels, afin de célébrer la cérémonie secrète de l’Antéchrist advenu (ou d’un très sale gosse faisant, au propre et au figuré, le désespoir des ses parents, pour rester dans un registre laïque).   

Sans entrer dans les détails techniques forcément rébarbatifs pour le profane (et l’auteur de ces lignes), finalement de peu d’importance en soi (autant vouloir expliquer la sensation de vitesse d’une automobile par l’agencement de son moteur), puisque chaque grande œuvre – musicale, cinématographique, littéraire, picturale ou autre – s’avère in fine irréductible à son analyse objective,  la musique de La Malédiction s’articule autour de deux brefs motifs (comparables aux fameuses « cellules » usitées par Bernard Herrmann), de sept et huit notes, le premier entendu à l’ouverture (de la musique et du film) au piano sur un fond dissonant de cordes, sorte d’anxiogène berceuse des ténèbres (alors que sa sœur mélancolique signée par Krzysztof Komeda pour Polanski s’ornait de la voix délicate et fragile de Mia Farrow) ; le second, lors des « scènes d’action » (parmi lesquelles l’attaque au zoo des singes, encore eux !).

Maître reconnu du rythme (remember Totall Recall), Goldsmith fait à juste titre de celui-ci l’élan majeur de sa composition. Les deux lignes s’associent à son  lyrisme intrinsèque (tissé à des harmonies volontiers « abruptes »), magnifiquement cristallisé dans les mélodies à fleur de peau de La Canonnière du Yang-Tsé, Chinatown ou Capricorn One, que représente ici le « thème d’amour » bucolique et idyllique (voire ironique dans ses lyrics) unissant Gregory Peck à Lee Remick, interprété dans une version chantée par la propre femme du musicien, Carol Heather (sur des paroles d’elle-même, au hasard et enregistrée à son insu !) et uniquement disponible sur disque (sous l’intitulé The Piper Dreams, qui renvoie implicitement au revanchard joueur de flûte de Hamelin, filmé par Demy en 1972). Rappelons au passage qu’il fit également preuve d’une touchante finesse pour L’Autre, similaire récit d’un second enfant inquiétant, de surcroît dédoublé.   

On néglige souvent cet aspect de son travail, et de cette composition en particulier, alors qu’en lui résonne le cœur battant de ses notes, le feu profondément humain auquel vont se réchauffer, en vain, des personnages dépassés par une énigme diabolique promue à un bel avenir (président des États-Unis – une fiction, assurément). Sa riche palette orchestrale aux couleurs de l’Enfer urbain et moderne comprend une (L)égion d’instruments : carillon, violoncelles, hautbois, percussions, cor d’harmonie (French horn en VO), trompette (court clin d’œil à celle des amours blessées de Faye Dunaway et Jack Nicholson), trombones « bouchés » et même une pincée synthétique, allouée au sinistre Rottweiler en Cerbère mis à jour. Tout cela fit beaucoup pour le corporatiste Variety, qui jugea le film « overscored » (surmusicalisé, dirions-nous) par sa « lourde » musique (honte à eux !). 

Le film de Donner comporte de nombreuses scènes remarquables, qui permettent au compositeur de démontrer tout son talent multiple, bien épaulé par les fidèles et habiles Arthur Morton aux arrangements, Lionel Newman à la direction et Stuart Baird au montage, lequel, en retour, décuple leur impact avec brio. Goldsmith commente et retrace la genèse de certaines d’entre elles dans les bonus de « l’édition spéciale vingt-cinquième anniversaire » parue en DVD. On apprend ainsi que l’arrivée de Damien à l’église doit beaucoup au thème en ostinato de John Williams pour Les Dents de la mer, très apprécié par Donner, et que le chœur dans la scène de l’attaque des chiens (bel hommage à la Hammer) contient d’expressifs « grognements ». Il sait pourtant, du haut de son excellence, le vrai prix du silence ou de la discrétion, et la scène de pendaison de la première nourrice en pleine fête pour les bambins (citée, inconsciemment ou non, par David Fincher dans The Game), à peine soulignée d’un carillon céleste, celle de la chute fatale de Lee Remick renversée par son petit diable au tricycle (présage de Shining ?), celle, encore, de la décapitation très graphique et au ralenti de David Warner, le souffle de la grande vitre mêlé aux voix graves en sourdine, s’inscrivent aisément dans la mémoire cinéphile en moments virtuoses de pur cinéma.   




Si Friedkin, cinéaste mélomane pas encore recyclé en metteur en scène d’opéra, affichait un modernisme agressif pour narrer le calvaire de Linda Blair (les cordes incisives de Penderecki, les cloches tubulaires irritantes de Mike Oldfield) ; si Boorman, à sa suite, injectait le tribalisme « pasolinien » et tiers-mondiste d’Ennio Morricone dans son souffreteux L’Exorciste 2 : l’hérétique, et si Schifrin, recalé par « Hurricane Billy », évoquait l’horreur économique au moyen d’une perverse berceuse dans sa maison hantée d’Amityville, Donner, héritier avoué du classicisme hollywoodien, opte pour une approche musicale à la fois traditionnelle (chœur, même impie, pour une musique religieuse) et surprenante, notamment parce qu’au-delà de son petit budget, elle ne cesse jamais de prendre l’histoire qu’elle embellit, assombrit, entraîne vers les rives nocturnes du fantastique, au sérieux. Goldsmith se garde bien de pratiquer le second degré, cette complicité musicale post-moderne qui ruine majoritairement, avec d’autres raisons, le cinéma d’horreur contemporain. Le compositeur, dans ses propos futurs, trahira une certaine amertume vis-à-vis de son métier (au double sens du terme) et succombera aux comparaisons stériles (la musique classique contre la musique de cinéma, au détriment de la seconde), mais, pour l’instant, il crée avec une foi absolue dans son art et dans les puissances des notes tressées aux images, même les plus improbables.

Conte (de diables et de fées) pour adultes sur les tourments intemporels de la paternité, du deuil, de la séparation et du reniement, relecture inspirée, à l’envers, de l’Odyssée couplée au sacrifice d’Abraham, La Malédiction, avec Superman et Ladyhawke, la femme de la nuit, forme une trilogie officieuse et novatrice sur l’enracinement réussi des mythes (messianique, diabolique, amoureux) dans le terreau du réalisme urbain ou médiéval, chacun des titres innervé par un romantisme directement issu de l’amour courtois, qui devient le sujet même de l’action dans le dernier film. La musique de John Williams, Jerry Goldsmith et du Alan Parsons Project, à la façon des enluminures, sublime les images oniriques de Donner, dues à des directeurs de la photographie renommés (Geoffrey Unsworth, Gilbert Taylor, Vittorio Storaro). Entre ombres et lumières, ses couples glamour et terriblement humains charment toujours, car ils cherchent un sens à leur vie, à leur généalogie, à leurs métamorphoses, et la musique participe de cette quête existentielle (Donner, hélas, décevra par la suite, avec des histoires consensuelles peuplées d’adolescents insupportables ou de grands enfants bagarreurs, avant de ressusciter, brièvement, à l’occasion de Complots).        


Plus sombre et irrésolu que l’épilogue apaisé de L’Exorciste, celui de La Malédiction se déroule dans un cimetière, lieu idéal pour reformuler le climat paranoïaque de l’Amérique d’alors, non plus sur un plan politique mais bel et bien eschatologique. Le méchant Richard (Nixon) fait place au malin Damien, recueilli par un autre couple, présidentiel. Il nous regarde directement, droit dans les yeux et un sourire moqueur au bord des lèvres (Harvey Stephens, très jeune acteur d’un seul rôle angélique et démoniaque à souhait, dut son embauche à son audace enfantine : il frappa Donner dans ses parties intimes à sa demande !) : le Diable, au soleil californien et ailleurs, connaîtra encore de beaux jours, semblant mener sa danse macabre dans toutes les langues (comme l’horloge de Baudelaire) et aux quatre coins du globe (ce monde lui doit son existence, pensaient les Cathares). Goldsmith l’accompagnera du reste un bout de (mauvais) chemin, bien que les autres volets des aventures du rejeton d’un chacal (scène terrible et poignante de la découverte des petits ossements, esseulés dans une lande malsaine, du vrai fils de l’ambassadeur) ne nous laissent qu’un piètre souvenir : il faudrait sans doute les réécouter, à défaut de les revoir…  


Le voici donc à nouveau, dans toute sa ténébreuse majesté, immortalisé dans le chef-d’œuvre terrifiant et tendre, épique et intimiste, horrifique et lyrique, classique et révolutionnaire de l’admirable Jerry Goldsmith, auréolé de son unique Oscar et de la nomination dAve Satani dans la rubrique Best Original Song (!), à croire que s’acoquiner avec le Démon présente un ou deux avantages, malgré un prix exorbitant, et rendu incandescent par l’interprétation énergique, « œcuménique » et généreuse du Tenerife Symphony Orchestra avec le Tenerife Film Choir, sous la direction « possédée » de Diego Navarro... Côtoyant l’Enfer et le Paradis, proches voisins, en miroir dans la poésie incantatoire et déliée de William Blake, saluons la musique de film hollywoodienne – avec Sueurs froides, Pulsions, Conan le Barbare et une poignée d’autres « poèmes symphoniques » – à son sommet, sur le point de nous ravir, une fois encore, comme un assoiffé au désert (de préférence prénommé Simon) – mais diaboliquement !  

        

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