Lettre d’une inconnue : Lisa et le Diable
Suite à sa diffusion par ARTE, retour sur le titre de Max Ophuls.
L’œuvre débute là où s’achevait Liebelei :
sur un duel, mais ajourné, prévu pour le lendemain, ce qui laissera la nuit entière
au protagoniste masculin pour lire cette épître adressée par une femme dont il
ne parvient pas même à se souvenir du prénom (son dévoué serviteur muet – comme
Bernardo, l’alter ego crypto-gay de
Zorro ! – le lui notera aux premières lueurs du jour). On se croit donc,
le temps de quelques minutes, en terrain connu, dans cette Vienne fantasmée par
Ophuls autant que par Zweig, qu’il adapte après Schnitzler, avec une fraternité
d’esprit naturelle. Il s’agit, en
réalité, d’un leurre, et le film ne respirera jamais (et nous avec) ce parfum
désuet de frivolité précédant les désastres, cette bohème sentimentale dans un
univers clos, condamné à disparaître, joli comme un jouet enneigé (la boule à
paillettes fracassée sur le seuil de Citizen Kane), caractérisant une
part de la fameuse culture Mitteleuropa. Le spectateur admiratif et familier de
ce « maître du travelling analytique » – juste formule signée
Kubrick, qui chorégraphiera pareillement la guerre, Grande ou de Sept Ans, les
couloirs d’un hôtel (peut-être) hanté ou la formation des Marines – doit déchanter : à peine remarque-t-on deux ou trois
mouvements ascendants à la grue, épousant le contour un escalier
intérieur ou extérieur ; disparues, donc, les arabesques de naguère et,
surtout, celles à venir, dans le suprême quatuor testamentaire composé par La
Ronde, Le Plaisir, Madame de… et Lola Montès.
Dans Lettre d’une inconnue, la
caméra, jamais prima donna, ne se
livre à aucun de ces ballets grisants et veloutés, parfois aussi un peu écœurants à force de virtuosité en apesanteur, leurs suaves déliés en train de
se déployer sur l’écran à la façon des volutes onctueuses d’un café liégeois,
justement. Elle reste sagement à sa place,
comprendre, à hauteur d’homme (et de femme, bien sûr) du cinéma américain. Réfugié
en Amérique, Ophuls se plie à la « démocratisation » de la
réalisation, qui interdit toute emphase et toute sensualité formelle, à
l’exception notable de la comédie musicale (a
fortiori dirigée par Minnelli) et du maniérisme d’un De Palma, réalisateur doté
d’une notoire sensibilité opératique. Sa métamorphose, son acculturation, oserait-on dire, rappellent celles de Fritz Lang, prié
de laisser au vestiaire allemand son sens du kolossal et qui en profitera pour dresser un portrait vitriolé de
la société américaine dans sa volonté (et son échec) égalitaire, avec, en guise
de sommet, le virulent Furie (mais pas celui de Brian,
quoique !). La missive s’avère très américaine, et le décor (d’opérette)
viennois se donne exactement pour cela : un décor de studio fermé sur
lui-même, avec ses fiacres à la Dickens agités devant des transparences
discrètes, sa fausse neige et ses pavés trop luisants éclairés au réverbère.
Ophuls, grand cinéaste conscient de
ses moyens et du langage qu’il utilise (et magnifie) révèle le pot aux roses (blanches, celles reliant
les amants séparés) le temps d’une séquence méta. Le couple se rend au Prater
et s’adonne à l’attraction d’un train touristique immobile, dans la fenêtre
duquel défile un ensemble de toiles peintes figurant des destinations
idylliques à l’eau de rose (encore),
dont Venise, évidemment, et la Suisse, pays neutre
qui se contenta d’inventer les pendules à coucou, comme le rappellera
perfidement Welles du haut de sa roue du destin dans le même lieu pour Le
Troisième Homme un an plus tard. La mise en abyme vaut pour ce film-ci
plus encore que pour l’art par essence artisanal du cinéma, puisque le lyrisme
passé ou futur cède la place à un bovarysme de midinette tombant amoureuse,
encore gamine, d’un Casanova de province (autrichienne), grâce à son mobilier
de prix exposé lors de l’emménagement et un air de piano, certes de Liszt (on
pense à Miss Lonelyheart de Fenêtre sur cour, identique fleur bleue ravie par une poignée de
notes retenties de l’autre côté de sa solitude et sœur inversée d’une autre
Lisa, grande lectrice de magazines dits féminins). Galatée sans Pygmalion, la Lisa
d’Ophuls troquera vite les amours contraires et ferroviaires d’une Anna
Karénine (similaire présence d’un train fatal, ici porteur de maladie) contre
le bonheur bourgeois et (bien) rangé offert par un militaire plus âgé, paternel
et paternaliste, que son fils reconnaissant, né d’une nuit d’égarement avec Stefan, se doit d’appeler « Père », bien
que l’enfant demande, dans un réflexe œdipien, à occuper le lit marital en
l’absence des époux, comme pour remplacer, au moins symboliquement, le géniteur
insaisissable et obscur objet du désir occupé ailleurs, à féconder d’autres
matrices naïves et sans horizon, nuptial ou pas.
La médiocrité de l’héroïne (frémissante Joan Fontaine, en apparence moins
malmenée que dans Rebecca, où elle occupait déjà une place inconfortable dans un
triangle amoureux, y luttant avec une morte, mais au final sous le joug d’un
sort funeste), vague mannequin mondain en doublure
des aspirantes comédiennes (et de Kim Novak relookée
par Scottie Ferguson) rêvant ses amours dans une confession-réminiscence épistolaire, rejoint celle du pianiste, piètre interprète dont le
visage angélique finit par prendre les ombres et la blancheur malsaine de sa
vie dissolue, en écho figuratif au destin de Dorian Gray, voire au teint
maladif des adeptes orgiaques châtiés
par la syphilis. Nous voici donc au pays
des opportunités, où l’homme de la
rue peut devenir star et
président (parfois les deux simultanément, ou presque, à l’instar d’un certain Ronald
Reagan), où la nuit, l’hiver factices et la romance cousue de fil blanc (et
noir) évoquent davantage les films de Capra (New York-Miami et La
vie est belle) que l’Autriche ironique réglant les affaires de cœur à
coups de mousquets à l’aube (« Absurdité romantique ! » résumera
le pragmatique Johann, alors qu’il accomplit à son tour ce rituel). Au lieu du
lyrisme de Liebelei, du carrousel doux-amer de La Ronde, du tragique
solaire du Plaisir, de la passion douloureuse (pléonasme étymologique) de Madame
de… et de la réflexivité impitoyable de Lola Montès (vrai-faux biopic mais admirable leçon de cinéma
spéculaire), Lettre d’une inconnue se tient au ras de l’anecdote de son
roman-photo, et son portrait de femme se limite à celui d’une voisine éprise
d’un bellâtre transparent (excellent Louis Jourdan, à redécouvrir également chez
Minnelli). Ici, pas de « comédie du remariage », en référence aux
travaux de Stanley Cavell, mais une union sans cesse différée, reportée, rompue
par un double adieu amant-père/fils sur le quai d’une gare, avec les mêmes mots
faussement rassurants sur la séparation provisoire : « Deux
semaines ! »
Ce conte édifiant se garde bien
d’emprunter les chemins parfois sublimes du mélodrame ; Jane Wyman, femme mûre dépourvue du glamour virginal de Lisa, éprise de son jardinier – le très
sous-estimé Rock Hudson – dans Tout ce que le ciel permet de Sirk,
nous bouleverse mille fois, quand l’historiette de Joan Fontaine nous donnerait
presque envie de sourire dans sa lourdeur de trait, incarnée, au hasard, dans l’incipit
involontairement lovecraftien (« Quand vous lirez cette lettre, je serai
peut-être morte ») ou ce plan de l’actrice derrière une porte dotée de
carreaux en verre, frontière diégétique et miroir aux alouettes matérialisés
par un accessoire trivial et sexuel – ouvrir le battant/écarter les jambes
(quand Judy fait son chignon, elle enlève sa culotte, racontait Hitchcock à
Truffaut à propos de Sueurs froides) –, et comme si cela
ne suffisait pas, le cinéaste et son directeur de la photographie la cernent
d’ombres verticales cellulaires, expressionnisme scolaire sans doute à l’usage
du public de l’Americana profonde. La seconde chance, obsession américaine niée par Francis Scott Fitzgerald, régit
l’épilogue, qui ne craint pas de charger la barque au point de faire sombrer la
missive tardive : Lisa meurt à la suite de sa progéniture, victimes
expiatoires emportées par le (train du) typhus – comparez le traitement organique réservé à ce motif par Żuławski dans La troisième partie de la nuit – et le
mari provoque en duel le lecteur nocturne enfin éclairé sur le sens de sa vie
par ce sacrifice ultime d’une lettre inachevée, écrite avec le sang (Chopin
crachait le sien sur son clavier forcément romantique
dans La
Note bleue), pacte faustien dévalué porteur de vérité dans l’acception
la plus religieuse du terme. Ophuls, là encore, rejoint Capra, et la défunte,
tel l’ange venu en aide à James Stewart, sauve in extremis le falot don Juan marchant vers sa mort avec le sourire
de son honneur retrouvé (« un luxe pour les gentlemen », se
moquait-il en introduction) et celui de son cher fantôme revenu le saluer une
dernière fois (avant leurs retrouvailles au septième ciel, assurément). L’ombre d’une certitude moralisatrice
plane sur le film, et la rédemption se paye de mots, littéralement.
On le voit, l’élégance naturelle, le
raffinement calligraphique, la cruauté doucereuse du réalisateur, égaux à ceux
de Zweig, s’égarent dans la convention sulpicienne, crucifix, infanticide et
prière culpabilisante de la mère supérieure compris (mais l’occultation bienséante
des cadavres, Dieu merci, vaccine le « message »
contre tout risque d’abjection). La nouvelle de l’écrivain-biographe, plus
humble, adulte et moins pédagogique, supprime le duel et le mari en avatar de
la statue du Commandeur, prêtant de surcroît à son héroïne une ronde amoureuse
et sexuelle en reflet à celle du protagoniste. L’adaptation du bientôt blacklisté Howard Koch souligne au
contraire, avec une finesse kolossale,
la fable sur le déterminisme et la responsabilité, au détriment de personnages
de chair et de sang heureusement retrouvés dans les titres d’Ophuls précités
(notons au passage que Le train sifflera trois fois, avec
son scénario dû au Rouge Carl
Foreman, reprendra cette chronologie « en temps réel » pour narrer
une parabole sur la même problématique, mais élargie à l’échelle politique de
la communauté), tirant le métrage vers un équivalent du roman de gare (un film de
gare, si l’on veut, dans le fond et la forme, avec une mélancolie hélas ad hoc). L’échec – ou, disons, la
délivrance d’un titre mineur – d’un grand cinéaste, d’un véritable auteur, pour utiliser ce vocable
sacralisé par les critiques des Cahiers du cinéma, qui réhabilitèrent
à juste titre l’ultime opus d’Ophuls, surpasse-t-il nécessairement les bons
films d’artisans plus modestes à la
moindre renommée ? Laissons ce genre de question à ceux qu’il intéresse, afin
de proposer une dernière interprétation, dans sa robe d’apparat et d’hypothèse.
Et si, finalement, Lettre
d’une inconnue, sous son vernis spirituel en ersatz wildesque (« Les
Américains aiment l’argent, et leurs femmes, les Européens »), dans sa
facture policée, au-delà ou à cause de son production
design en low key placidement
germanophile, se lisait comme une satire de la psychologie amoureuse au pays de
l’Oncle Sam, de Walt Disney et des sex-symbols,
dans le sillage d’Alfred Hitchcock illustrant le « cauchemar
climatisé » de Miller avec ses drolatiques La Mort aux trousses et Psychose
? Trois ans après la boucherie héroïque
de la Seconde Guerre mondiale, avec ses vétérans traumatisés (cf. Comme
un torrent), Max Ophuls témoigne de la fin d’un monde, non plus cette
Europe cosmopolite, esthète, brumeuse et sentimentale chérie par Stefan Zweig,
encore regrettée au soleil exilé du Brésil, durant son effondrement définitif provoqué
par l’essor nazi, le poussant au mystère désespéré du suicide, mais bien
l’Amérique d’avant-guerre, puérile, donneuse de leçons, confite dans sa
religiosité de patronage et ses rêves d’adolescente. Joseph L. Mankiewicz, dans
Chaînes
conjugales, reprise contemporaine et inversée du procédé postal (trois
lettres à des épouses s’interrogeant sur la fidélité de leurs maris) pour un
instantané acide des mœurs publiques et privées, mais encore Nicholas Ray, John
Cassavetes, Stanley Kubrick ou William Friedkin, parmi beaucoup d’autres, exécuteront leur danse macabre dans ce
champ de ruines métaphorique d’une nation, qui ne connut en matière de bombardements
que celui de Pearl Harbor, à la recherche de nouvelles raisons de vivre (avec
fureur), d’aimer, de se révolter (sans cause), de rire jaune (et noir), de filmer, avant tout, surprenants et imprévus
destinataires de ce courrier d’entre les mortes (le pianiste se tient devant
deux lyres, Orphée au petit pied, pas
même fichu de ressusciter sa blonde Eurydice, contrairement à DiCaprio dans Inception),
et tous, à un degré ou un autre, auteurs de vrais mélodrames, d’histoires
déchirantes de couples imparfaits, humains, de Kammerspiel films sondant les ténèbres de l’âme (viennoise ou non),
dignes enfants « naturels » du grand Max dans sa lucidité tendre et
son humour (la scène du bal abandonné par les musiciennes exténuées) toujours
au bord des larmes…
Merci Arte, j'ai découvert l'autre jour "Gigi" de Minnelli amoureuse de Louis Jourdan, "Lettre d'une inconnue" Joan Fontaine amoureuse de Louis Jourdan, la même Joan Fontaine qui lutte avec le fantôme "Rebecca" (et Mme Danvers) sous la direction de Hitchcock mon cinéaste préféré... Ophuls à découvrir pour moi je n'ai vu que ce film de gare - roman photo transparent comme le bellâtre Louis Jourdan excellent, mais peu émouvant face à la trop claire Fontaine, contrairement au Procès Paradine où il est face à l'ignoble Alida Valli... J'étale ma culture mais vu vos articles j'ai encore d'innombrables merveilles à découvrir dans le cinéma classique !
RépondreSupprimerPas le meilleur Minnelli, celui-ci, malgré la délicieuse Leslie, aperçue aussi à Paris, en compagnie (et au bras) de Gene Kelly (sans compter un Truffaut amoureux des femmes, un Malle pas trop fatal, tant pis, une Croisière s'amuse à l'usure et même un amant à la Marguerite Duras enregistré). Le plus grand mystère de Rebecca ? Le nom de l'héroïne bien vivante, ni revenante ni "femme fontaine" (de blue movie), en effet. Une aimable faiblesse pour ce film de procès, tradition statique et politiquement correcte du cinéma US, dont Jim Morrison, à raison, disait qu'elle constituait une façon d'encadrer la monstruosité (d'une nation, rajoute Griffith, amateur incorrigible et sudiste de kagoule immakulée pour traquer le Blak épris de peaux blanches, de préférence féminines) ; Hitch ne l'aimait pas non plus, mais la Valli vaut vraiment le détour, aristocrate dans et hors du cinéma, croisée via Senso, Les Yeux sans visage ou Suspiria, trois sommets morbides et opératiques. Marlon Brando étalait autre chose sur le derrière de la pauvre Maria Schneider dans le tango de Berto(lucci à Paris, bis), mais je vous souhaite de bons voyages littéraires et cinématographiques, plus ou moins classiques ou modernes (étiquettes purement pragmatiques, comme celles des "genres"), oui !
Supprimer