La Chouette et la Pêche

 Exils # 33 (27/05/2024)

Réentendu en VF délavée, revu samedi en salle vidée, sur un grand écran lui redonnant son « lustre d’antan », surtout cette double et fondamentale dimension spatiale, celle du récit, celle du widescreen, Labyrinthe (1986) demeure un divertissement séduisant et stimulant, pour petits et grands enfants, un conte pas con de compte à rebours et d’émancipation, certes moins sexuel que La Compagnie des loups (Jordan, 1984), certes moins sentimental que Legend (Scott, 1985), connus et reconnus contemporains, idem modèles d’un cinéma disons démultiplié, de l’imaginaire, du fantasme, du studio, encore doté d’une analogique matérialité, avant l’avènement du numérique hégémonique, souvent castrateur et sans saveur (puisque tout paraît possible, plus rien ne devient crédible). Dans Dark Crystal (1982), le père des Muppets n’animait que des marionnettes, leur humanité se passant des humains, parce qu’elles le valaient bien. Ici, il conduit Connelly & Bowie, tandem amène, au creux et au cœur d’une féerie féminine, à la culpabilité, passion non partagée, rédemption en sourdine. Une gamine à demi orpheline y fourbit fissa un fraternel infanticide, effectue de facto une traversée (du miroir, où une dernière fois les revoir) d’initiée, à la Alice de Lewis, peuplée de craquants complices, dont le vrai-faux sosie de Jean d’Ormesson, croyez-le ou non, comme jadis Dorothy à la poursuite en esprit du mystérieux et démystifié magicien d’Oz, clin d’œil au livre en prime, égaré parmi un volume des Grimm, de Blanche-Neige, une affiche de Cats, des clichés d’actrice sur une coiffeuse symbolique, comédienne de mère en fille, possible, renversement des rôles en épilogue. L’esseulée Sarah donc son frérot voleur de Lancelot (le chien se nomme Merlin) in fine sauvera, une seconde maman deviendra, libérée de l’emprise, mot désormais très connoté, d’un jongleur de malheur, au collant éloquent de svelte danseur, point de pénis, please, aux boules en verre de solitaires, énamourées, chimères.

Dans Poltergeist (Hooper, 1982) une gosse disparaissait aussi, avalée par la TV, sa famille combative finalement se recomposait, à proximité d’une piscine putride aux corps décomposés. Dans Labyrinthe, Jareth joue au kidnappeur, au baby-sitter, au révélateur. Si Bowie, crinière impeccable à la Limahl, aède espiègle de son Histoire sans fin (Petersen, 1984) à lui, (s’)amuse, émeut, entre improbable puériculture (saut de marmot) et romantique mélancolie, s’il chante et enchante, durant une rêveuse et conséquente séquence de bal spectral, en écho rococo à celui de Minnelli (Madame Bovary, 1949), danse de dames et de messieurs masqués, danse d’âmes et de désirs démasqués, la fragile et fière Jennifer, gracieuse et talentueuse, deux ou une années après l’onirique et nostalgique Il était une fois en Amérique (Leone, 1984), l’imparfait Phenomena (Argento, 1985), refuse le souhait exaucé (alarme d’Oscar Wilde), la panoplie de princesse, l’hypnose du deal en rose, fait un tour de piste et pourtant résiste, persiste, accomplit une quête intime, programmatique, énoncée dès le prologue illusoirement ancien, victorien, aux piaules à la Hopper, à la pluie à la Argento (Suspiria, 1977, déjà l’avers et le revers d’Escher), aux parents absents, belle-mère en colère. Au terme de l’aventure, elle se découvre adulte, loin du domestique tumulte, elle regagne le bercail, à présent apaisée, responsable, morale conservatrice, guère progressiste, en dépit de la coda pourfendeuse d’incestueux patriarcat (personne en somme ne blâme Peau d’Âne), qui ne contredit la valeur du voyage, la portée du paysage, s’autorise aux retrouvailles de final festif et régressif, consécration et non plus confusion (collusion) des univers et des êtres chers, solidaires, enfin sereins, tout à leur joie d’être là, familiers, étranges, ensemble.

Fable fréquentable d’amitié inaccoutumée, soumise en coulisses à la trahison de saison, abondante en bestiaire drôle et sincère, film fantastique d’adolescence et de résilience, chant du cygne d’une industrie en train de muter, Labyrinthe déploie une direction artistique exemplaire, démonstration d’un peut-être perdu savoir-faire, due à Elliot Scott (La Maison du diable, Wise, 1963). Éclairée par Alex Thomson (Excalibur, Boorman, 1981, La Forteresse noire, Mann, 1983, Legend), musiquée par Trevor Jones (Excalibur, Dark Crystal, Le Dernier des Mohicans, Mann, 1992, Dark City, Proyas, 1998), à plusieurs reprises réécrite, cette mésestimée réussite l’amnésie ne mérite, charme autant par ses instants de réflexion que par ses scènes d’action. Kubrick relookait via l’Overlook le dédale d’Ariane, perdait un possédé papounet au sein malsain du labyrinthe de ses errances, de son impuissance, l’immortalisait au milieu d’une fameuse et finale photographie de festivités figées (Shining, 1980). Henson filme la métamorphose d’une jeune fille sur le fil (d’Ariane), innocente et coupable, manquant de mémoire et de maîtrise, maîtresse de ses sentiments et de son avenir in extremis. Au jeu jamais vraiment dangereux (mais au majeur enjeu) du « complexe d’Électre » actualisé au moyen d’un remarquable village médiéval, presque obsolète, digne du Golem, l’héroïne retrouve le sourire et le spectateur conquis aussi.

Avec sa chouette virtuelle de boucle bouclée chipée au Choc des Titans (Davis, 1981) ; avec son essaim de mains, mimines en rime à Cocteau (La Belle et la Bête, 1946), Polanski (Répulsion, 1965), Leroi (Rêves de cuir, 1991) ; avec sa pêche de « table rase » chapardée aux Lotophages (à la place de la pomme mortelle de Blanche-Neige) ; avec sa porte inamicale d’armure monumentale évoquant un samouraï colossal (Brazil, Gilliam, 1985) ; avec la participation à la production, la rédaction, le montage, d’un certain George Lucas, récemment honoré à Cannes ; avec sa foi dans les puissances impressionnantes (sens duel) du cinéma, sa capacité poétique et politique à explorer la psyché (au lieu de la classer, la commercialiser, les imageries lumineuses et assombries telle de l’individuelle et collective antipsychiatrie), associer le corps au décor, apparenter la puberté à une distrayante et accommodante odyssée, ce film mental, pardon du pléonasme, modeste et honnête, dialogue à distance et à sa façon avec Le Garçon et le Héron (Miyazaki, 2023), autre conte en crise, doux-amer et testamentaire, au pragmatisme expéditif. Se souvenir de l’enfance, d’une phrase, protéger un héritage, ou redessiner le dess(e)in, le destin, tourner la page : deux philosophies de la vie, deux visions de l’animation, deux périples d’apprentissage pour tous les âges.  

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