Le Chagrin pas la pitié

 Exils # 34 (29/05/2024)

Qui aujourd’hui oserait écrire ceci et l’écrire ainsi ? Quel éditeur débutant sauf jadis l’aguerri François Guérif posséderait le cran de le publier sans le corriger ? Quel confrère enfin sincère se risquerait à en faire un laudatif commentaire ? Peu importe sa place parmi le marché de masse ou dit de niche suivant la perspective le candide (l’inconscient) essuierait aussitôt les crachats de la clique féministe et du lobby gay friendly. Songez(-y) : J’étais Dora Suarez débute par un double « féminicide » comme certaines néologisent perpétré par un « tueur » anonyme – ça sent le sang le sperme et l’urine. Ça empeste aussi la détresse et la vieillesse la furieuse folie et la sordide ironie (l’une des victimes voulait se suicider éviter de voir ses souhaits exaucés ricane Oscar Wilde). L’assassin très malsain et dégueulasse hélas (un « étron » + un souillé pantalon ici puis durant les dernières pages un peu de coprophagie) manie la hache s’improvise Parque (horloge au cadran d’antan décoré endommagée nuque cassée net de la dame âgée) et Dracula dérisoire se masturbe sur le cadavre de la jeune femme malade doublement condamnée instrumentalisée mutilée d’un bras et d’un sein délestée amazone de Kensington dont lire d’abord le martyre et ensuite le non daté journal intime de déprime. Cette entrée en matière fatale et fécale la coda lui répondra lorsque le flic nécrophile idem anonyme aux manières dites expéditives expédiera ad patres l’épouvantable Spavento au connoté pseudo (« terreur » d’auteur en approximatif italien parce qu’il le valait bien) à la redoutable roue de vélo sado-maso et au trépas de « danseur de tango ». Entre-temps et sans perdre de temps le lecteur peut-être en proie à plusieurs haut-le-cœur assiste assez sidéré à une enquête express le conduisant au creux et à l’étage d’outrage du bien nommé Parallel Club (co-patron liquidé sa tronche de maître-chanteur explosée) où des « pédés friqués » atteints du sida de surcroît matent un spectacle plus que patraque à base de filles gerbilles sodomie insensée « côlon dilaté ».

N’omettons au milieu des atrocités du catalogue le passage à la morgue et l’examen détaillé de la dépouille maltraitée à l’affreux anus fracassé capable d’un infarctus causer aux cuisses « hideuses » à cause du « sarcome de Kaposi » eh oui. De « l’Usine » du commissariat à l’usine désaffectée qui fabriquait du caoutchouc lieu dangereux du duel et du dénouement métonymie de vies évidées vandalisées aucune seconde chance à foison de l’indifférence. Pourtant le policier séparé d’une épouse cinglante et cinglée frigide et infanticide (lutte des classes et lutte des sexes) suspendu pour coup sur collègue réintégré en recours dernier via une « Voix » a priori peu soucieuse de le secourir une fois le simple « sergent » obsédé obsédant dévié vers l’autre côté volontairement et définitivement adore Dora ne cesse épris de penser à elle de se souvenir de ses mots de ses maux quitte à esquiver de la locataire solitaire la propriétaire octogénaire une certaine Betty Carstairs elle-même pourvue d’un pedigree pas à envier en somme le sermonne son (bienveillant) binôme Stevenson. Fille de réfugié espagnol et de mère juive donc en résumé apatride au carré la chanteuse et voleuse amoureuse et la prostituée profanée endimanchée aux cheveux au shampooing à la pomme lavés hante sa conscience et notre homme sentimental au rêve explicite et symbolique de femme offerte et affable de sexe exhibé au café de maternelle marmaille en accepte toutes les dévastatrices et salvatrices conséquences il ne regarde à de soi-même la dépense il doit s’épuiser à la brigade des « Crimes non élucidés » il doit rendre justice à Dora sinon la ressusciter afin qu’advienne qui sait un monde moins immonde plus juste et généreux pourquoi pas autant heureux qu’au temps d’être enfant en compagnie de sa sœur Julie et de sa mamie jolie capsule temporelle bucolique et domestique en antidote à une époque médiocre à un pays pourri (de l’intérieur) et de pluie (à l’extérieur) à un mal de mâle qui ronge tous les concernés tel le rongeur précité.

Paru en 1990 J’étais Dora Suarez croise ainsi en surface le contemporain American Psycho (ah l’horrible merveille d’un rat en bouteille visitant un vagin) et le prophétique Café Flesh (Sayadian, 1982) cependant il ne satirise ni ne post-apocalyptise. Le déjà « scandaleux » Ellis rendait la dinguerie douteuse puisque son familier et infâme Patrick Bateman possiblement impuissant fantasmant plus infréquentable que coupable. Les « positifs » et les « négatifs » se livraient à de drolatiques et mélancoliques peu priapiques exercices de style dans une mise en abyme du dispositif pornographique : épier se palucher incapable de participer. Cook s’écarte de cela de ces symétriques et graphiques voies. Le rape and revenge post-mortem ne l’intéresse guère pas davantage l’apologie d’une exécution d’occasion désarmée assumée. S’il fallait affilier ce brutal et lacrymal mélodrame à un métrage de cinéma (Deray & Audiard adaptèrent On ne meurt que deux fois, 1985, Charlotte sans culotte Michel à moustache) on citerait allez L’Inspecteur Harry (Siegel, 1971) idem modèle de masculine et monstrueuse mélancolie au « charognard » froidement enragé en sourdine aussi « endeuillé » que le roman de l’Anglais. Dora prend en pitié l’impitoyable Tony le paiera de sa vie a contrario du flic contrarié tourmenté présentant son flingue (un Smith & Wesson) au pitoyable dingue en écho à Clint vantant pince-sans-rire au « punk » les mérites du phallique Magnum. De Scorpio à Spavento de San Francisco à Londres illico d’un insigne de police foutu à la flotte en épilogue à l’arrestation de conclusion du représentant des forces de l’ordre lui-même désormais serviteur du désordre et se rappelant ses larmes de seize ans et pleurant surpris sur la « colère légitime du peuple » on passe du western urbain solaire et crépusculaire au cas clinique européen et pessimiste digne indeed de « Krafft-Ebing ».

Robin Cook on le sait détestait la tasse de thé d’Agatha Christie cette façon rassurante rationnelle et remplie de façons (celles du psychorigide Poirot celles d’une société corsetée) de mettre le meurtre et la violence à distance de les élaguer avec élégance. Adoubé par le spécialiste David Peace – « le roman noir le plus obsessionnel et bouleversant jamais écrit » proclame l’épitaphe du bandeau jaune comme le cordon des condés d’une récente édition – doté de dialogues  en forme de gifles sadien et non sadique J’étais Dora Suarez sonde le désespoir et la déréliction des destins humains trop humains sans consoler sans racoler ni commettre le crime de la complaisance de la bien-pensance. Cook creva du cancer à peine sexagénaire fit quelques illégales affaires considérait sans doute à juste titre ce livre difficile à écrire (pour d’autres à lire) comme son meilleur. On peut pinailler à propos d’expressions appuyées (« le bruit de linge mouillé d’un cerveau heurtant le fond d’un crâne » « un unique soupir, macabre réplique d’un sanglot ») on peut applaudir la traduction primée de Jean-Paul Gratias on peut s’offusquer d’une ficelle de photographe de presse bien placé en hauteur situé on peut déplorer le manque de substance du panorama politique tradition du polar des années trente ou soixante-dix des deux côtés de l’Atlantique toutefois faire le reproche de ne pas faire du Loach ou du Hammett ou du Manchette ne sert à rien relève du mesquin. Trente-quatre ans après son surgissement de néant séduisent son enténébré chemin de croix traversé de lumineux éclats sa radicalité à contre-courant de la camelote (pas que littéraire) du courant dominant et du dolorisme victimiste ambiant (l’esquisse de banditisme transalpin ne rendra le lecteur italien serein ? Cook s’en contrefout et nous itou).

Si pareille noirceur dépourvue de peur la sienne et celle d’autrui pardi évoque ad hoc la nuit infinie des hommes de Jim Thompson si l’empathie pour les « épaves » en (sur)vie revisite les émouvants perdants de David Goodis le requiem concentré décanté 264 pages en poche se pose en équivalent fictif et subjectif direct et au style indirect du crève-cœur documentaire Ma part d’ombre de James Ellroy (Guérif again) ouvrage majeur et certes supérieur récit d’une similaire entreprise magnifique mais impossible : ranimer une femme morte aimée entre l’effroi et les fleurs redonner une identité un visage une voix à Celle éternelle évanouie et plus là à l’instar de Laura décédée ravagée souriant irradiant dans l’au-delà auprès d’un enquêteur doté d’un cœur (Twin Peaks: Fire Walk with Me, Lynch, 1992).       


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