Et tu t’amènes au cinéma

 Exils # 32 (16/05/2024)


À dix euros le ticket (qui n’explose, n’en déplaise à Bill Burroughs), mieux vaut ne pas se planter. Si l’on se dit que ce prix moyen d’une place de cinéma en monnaie de singe communautaire devrait décourager le « grand public », a priori impacté par la « paupérisation » économiquement constatée d’une croissante partie de la société, il convient de se souvenir du succès financier du classé « septième art » en période de désespoir, donc durant la Grande Dépression aux États-Unis puis pendant l’Occupation ici. Avec son prologue explicite et symbolique – future et point pure nouvelle Ève, l’anti-héroïne y dérobe une pomme parmi la « Grosse Pomme » – de chômeuse voleuse ; avec son dépaysement aussi fantasmatique et fantastique qu’érotique et exotique ; avec son parallélisme spatial, une jungle insulaire et autarcique au large de Sumatra versus de la capitaliste et phallique New York la fameuse « jungle d’asphalte » (John Huston ne s’endort, d’accord), sans omettre bien sûr sa dimension méta, sur laquelle je ne reviens pas, relisez-moi, King Kong (Cooper & Schoedsack, 1933) cristallise ceci, parvient à capturer un état d’esprit, un air du temps très stimulant. Quant au Corbeau de Clouzot, éclat controversé de la contradictoire Continental, productrice complice d’assez sombres divertissements, le méprisant Goebbels n’en demandait pas tant, distribué dix années après, pareil précipité impressionnant itou en noir et blanc, doté d’une célèbre scène d’ombre et de lumière existentielles, Hitchcock un peu beaucoup la plagiera au cours du climax taxidermiste de Psychose (1960), il dut ensuite subir en toute logique la vaseuse vindicte d’un moralisme œcuménique et politique incapable d’en accepter le clair et magistral miroir d’œuvre au noir. Sortir pour s’enfouir, s’aérer pour s’enfermer, s’évader pour se retrouver : ainsi se dessine, aujourd’hui et jadis, le paradoxe fixe du box-office, se justifie la fréquentation des salles hexagonales vaille que vaille, dont se félicitent à présent les sains et saufs exploitants, rescapés du psychodrame pseudo-pandémique et survivants de l’offensive du cinéma à domicile. En somme, face aux plates-formes en bonne forme, ça persiste, ça résiste, ça ploie mais ne rompt pas, ça emploie du monde, même malmené, même mal payé, cf. une récente manifestation cannoise.

La distribution d’avant diffusion d’abord en salle, messieurs, mesdames, relève de facto de l’efficace business model, alloue un lustre au produit souvent co-produit, représente l’équivalent payant, sens duel, du dépucelage et du baptême. Peu importe en définitive les sièges remplis ou vides, la cérémonie doit sans cesse se dérouler, les cinéphiles doivent ce lieu fréquenter, le critique, risible Sisyphe, s’extasier ou s’irriter. Un siècle plus tard ou presque, les monkeys de Disney et le village (de colonie de vacances) français d’Artus ressemblent à d’infidèles reflets des deux titres précités. La Planète des singes : Le Nouveau Royaume (Ball) et Un p’tit truc en plus occupent les premières places du classement, sur des monts en amont de franchises défraîchies, fournies en fantômes, kung-fu de panda, fadaises de Kong (encore) & Godzilla. L’euphorie des chiffres nécessite d’être nuancée, sinon (re)mesurée, puisque, résume leur spécialiste, « 70 % de la fréquentation est générée par le top 3. D’autre part, les continuités enregistrent en moyenne une forte baisse par rapport à la semaine dernière. » Sur votre marquise, acception américaine, tout va très bien, Madame la Marquise, dessous, derrière, le regain ressemble un brin à une chimère, à l’auto-hypnose de « professionnels de la profession » moroses. En 1935, le compositeur et parolier Paul Misraki – collaborateur de Clouzot, encore, Yves Allégret, Jacques Becker, Welles, Vadim, Buñuel, Melville ou Godard – satirisait avec le succès que l’on sait, via Ray Ventura, la vie de fleuve intranquille d’une aristocrate au bout du fil, chansonnette alerte et plaisamment suspecte, capsule temporelle croquignolette et cruelle, euphémisme de catastrophisme. Quatre années après, les citoyens et les « collégiens » rigoleront moins, comme notre époque médiocre, en art et ailleurs, ne se prête, aux prises avec ses propres misères, terroristes, militaires, hypocrites, planétaires, à la galéjade générale, à la santé mentale, d’où le refuge facile vers une sagesse simiesque ou du feel good movie en famille. L’abri autorisé, aux fauteuils veloutés, silencieux et confortable à la façon d’un utérus, accueillant et apaisant tel le ventre d’une parturiente, nous coupe du monde immonde, en écho a contrario au tombeau sado et scato des Cent Vingt Journées de Sodome. De la projection à la prostitution, du répit au trépas, de la comptabilité de spectateurs à celle de cadavres, les situations en opposition se répondent, se disposent sous le signe d’un docile ou servile exil.

Les plus lucides ou cyniques objecteront que la séance la plus stupéfiante, insistante, désolante, se situe en réalité (« augmentée », diminuée) à l’extérieur de ces établissements d’un autre temps, que le spectacle sociétal, quotidien et malsain, se donne à voir, à recevoir, tous les jours et toutes les nuits de nos avérées et fictives vies. Au creux du canapé ou de la rangée, onaniste ou orgiaque, passif et patraque, le quidam et la masse devant l’écran légalement se cament, logiquement à cran. Tandis que la police macroniste fait « place nette », film d’action malhonnête, systémique du trafic versus storytelling du médiatique, les yeux sans visage, vieillis avant l’âge, (re)prennent leur dose d’opium optique, la révolution suivante attendra, car vous n’en voulez pas, car vous ne la valez pas. Alors on (s’)imagine, on active son cerveau et sa mimine, pas seulement aux Minimes, à l’instar du maniaque insomniaque de Legrand & Nougaro guère admiratif de Brigitte Bardot – la délectable Nathalie Dessay se fiche de Brad Pitt – et, timide, livide, en solo ou en duo, on s’en va au cinéma, qui sert aussi à ça, vous ne le saviez pas ?

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