L’Ésotérique et le Tragique

 Exils # 31 (15/05/2024)


Imagine, au moins un moment, le monde tel un multiplexe. Au creux coûteux des salles commerciales, cavernes modernes aux ombres peu profondes, durant des séances de cynisme plutôt que de spiritisme, à l’unisson, à profusion, défilent les films, les frimes, les images mirages du mondialisé formatage s’animent. Un spectateur esseulé, arrivé trop tôt ou trop tard, pas patients au milieu des calmes couloirs, cet invisible tissu sonore pourrait percevoir. Démuni d’harmonie, délesté d’horizon, au profit de la juxtaposition, fourni par défaut, voire provoqué par l’épouvante du silence, le montage acoustique, pas si anecdotique, a priori privé de sens, ressemble aux stations de radio, captées et dépassées illico presto, aussi successives qu’évanouies, émissions mutilées parmi la nuit. Il ne s’agit ici d’écouter des messages codés, par Cocteau concoctés, à l’abri de l’habitacle, poésie programmatique d’Occupation métaphysique, mais d’expérimenter la superposition des plans de réalité, de traverser des rivières d’énergies en se laissant, en se sachant, traversé par elles, impalpables et plurielles. Les « confuses paroles » et les « forêts de symboles », adoubées naguère par un visionnaire Baudelaire, qui décrit dirait-on l’onirique – en vérité machiavélique – et inquiétant écrin de séquoias de Sueurs froides (Hitchcock, 1958), l’étrange échange des échanges à distance, les immersives et imprévisibles « correspondances » des séquences, soudain surgissent de sources inaccessibles, dissimulées derrière des portes entrouvertes avec effort, lourdes comme les dalles tombales de nos maisons des morts. Souviens-toi, jadis déjà Artaud associait le ciné au tombeau, et le velours des sièges, nul sacrilège, évoque en effet le contrefort capitonné, effroyablement confortable, des cercueils haut de gamme. La fameuse « magie du cinéma » n’agit presque plus et de toute manière se révèle douce-amère, à des farces et attrapes hier analogiques ou aujourd’hui numériques se limite, médiocre making-of du morose magicien d’Oz, tristes coulisses de spectacle patraque. Cependant se dessine en sourdine la promesse empreinte de faiblesse des puissances persistantes d’un art funéraire vivifiant et mortifère. 

« De l’autre côté du miroir », donc en un instant de l’écran, que découvrent l’Alice de Lewis, l’Orphée de Marais, les hommes et les femmes immobiles, sur le seuil de l’ultime rive, au terme de leur « tunnel », à proximité d’une incompréhensible « lumière », eux-mêmes redevenus et revenus « témoins de la Lumière », rime laïque à Jean le Baptiste ? Clouzot cadre Picasso, à l’endroit et à l’envers sa caméra montre l’homonyme et créateur « mystère », la peinture sur la toile remplace la « poussière d’étoile ». Tandis que chez le poète précité, inspiré, ensanglanté, la surface de la glace, au plan suivant, dispose de la profondeur d’un fleuve, du vide d’une piscine, efficace effet spécial artisanal, transsubstantiation liquide revisitée via la virtuosité conclusive de Prince des ténèbres (Carpenter, 1987), la rebelle Annabelle, pas celle de Poe, quoique, car écho, ne croit au chaos, en quête du sens de l’existence, surtout la sienne. « Il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel, Horatio, qu’il n’en est rêvé dans votre philosophie » résumait Hamlet, mystificateur démasquant la familiale horreur, au prix de huit trépas, tant pis pour la frêle et flottante Ophélie. Au rêve éveillé du ciné répond le songe sentimental de Nerval, celui du lexique d’Alice, au premier l’avéré suicide, à la seconde l’inversée royauté. Si le discutable au-delà demeure en définitive une énigme, si les parcours parallèles procèdent du poétique autant que du quantique, si le « champ des possibles » possède ses vertus positives, le corps promis à la mort respire encore, l’esprit ne se contente du plaisir de vos ventres, une dissidence ou une indifférence continuent à t’écarter du réel consensuel, de ses vaines valeurs à la truelle, à mettre à la poubelle. La vie ne se réduit à la technologie, la bêtise devrait cesser de penser, Cocteau à nouveau, il faudrait faire sauter, d’une façon doucement radicale, le « film-réalité » de Bill Burroughs au-dedans et au-dehors de la salle. Alors peut-être, retour à Blake, à Morrison & Huxley, olé, enfin affranchis et dessillés, les « portes de la perception » purifiées, « l’infini » du défini nous « apparaîtrait ». 

Pourtant s’impose une assez déplaisante question : le supporterions-nous, ou supplierions-nous de finir fous ? Face au désastre, au déterminisme du destin, Œdipe décide de s’aveugler, au propre et au figuré, son désir de ne plus voir, ne plus savoir, annonçant le désir de ne plus avoir d’enfant et le sexe scellé de Sade, philosophe noir au débandé boudoir. Aux prises avec une maléfique épiphanie, Philip K. Dick se réfugie dans le mysticisme extra-terrestre. Aliénant, aliéné, l’enchanteur ciné déchante, désenchanté.   


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir