Têtes de pioche
Un métrage, une image : Le Récupérateur de
cadavres (1945)
Film horrifique ? Tandem de totems ? Stevenson selon
Lewton ? Mélodrame domestique et marxiste, qui fait se confronter,
s’affronter, l’idéalisme et le cynisme, le sentimentalisme et le pragmatisme.
Au sortir d’une Seconde Guerre mondiale elle-même odieuse et généreuse en accumulés
cadavres, notre trentenaire Robert, troisième essai à durée limitée, met en
images, loin du moindre enfantillage, un conte pas con adapté de façon (in)fidèle
par Philip MacDonald (La Fiancée de Frankenstein, Whale,
1935 ou Rebecca, Hitchcock, 1940), corrigé, donc corédigé, sous
pseudonyme selon le producteur majeur. Aimablement musiqué par Roy Webb (La
Féline,
Tourneur, 1942), doctement éclairé par le DP Robert De Grasse (L’Étrangleur,
Wellman, 1943), servi via un casting choral impeccable, The
Body
Snatcher
s’ouvre sur une street singer, à la complainte écossaise à vous
crever le cœur, vingt avant La Mélodie du bonheur
(1965). On y aperçoit aussi une petite paraplégique autant poignante que la
revenante Audrey Rose (1977). L’essentiel, cependant,
se situe ailleurs que dans l’horreur, en silhouettes suspectes suggérée, la
présence absence d’un Lugosi déjà très amoindri, dont la maladie, l’épuisement
évidents, sur et hors écran, participent du climat macabre de l‘ouvrage digne
d’hommage. Grand petit opus de
classes dissemblables acoquinées, flanquées en reflet, Le Récupérateur de cadavres
carbure à la complicité, à la culpabilité partagées, au passé impossible à
semer, toujours au milieu, au propre et au figuré, cf. la coda dramatique et
symbolique, en nocturne et orageuse carriole d’incarné faux fantôme, d’hommes
et de femmes malheureux. Comme chez Reiner, certes d’une différente manière,
les cadavres ne portent pas de costard, le docteur et le cocher, ex-portier, miroités, finissent par se
ressembler, sinon fusionner, bagarre murale, sous regard animal, de pugilat expéditif
et expressionniste en prime. Tandis que les souillés gentlemen à sauver les apparences provisoirement parviennent, au
risque d’effrayer la gamine lucide, à l’instar du commanditaire des célèbres et
sinistres Burke & Hare, à maintenir la comédie sociale de la revêche
recherche, de l’enseignement auquel ne sacrifier aucun engagement, désagrément,
quitte à faire passer son épouse pour une simple servante, passer du corps
déplacé, dépecé, à celui désormais trucidé, monétisé, ils ne sauraient
illusionner leur némésis, témoin à décharge de jadis, meilleur tourmenteur et
pauvre de malheur, sa dignité de paria désargenté dépendant finalement de
l’existence du toubib à surnommer, à sermonner, superbe scène d’explication
masculine et linguistique, où Karloff développe illico au compatriote Daniell le distinguo entre knowledge
et understanding, la connaissance et
la compréhension, la guérison liée en réalité à la compassion, à l’empathie,
plutôt qu’à la réparation, à la pédagogie. Ces avatars de traquenard de Jekyll
& Hyde in extremis déraillent, suppression suicidaire du maître-chanteur
patibulaire par l’enseignant médecin assassin, réversibilité des identités, cancer explicite du passif personnel
élargi à l’échelle d’une société clivée, celle d’un dix-neuvième siècle sis
sous le signe du scientisme, peu propice à l’éthique et au pathétique. Le
peuple sert ainsi de spécimens, canicide en sus, la bourgeoisie souffre de
traumatisme, la psychanalyse va en profiter, la domesticité, curieuse, candide,
termine étouffée, étranglée, humide. Wise filme avec maîtrise, intensité,
humanité, ce portrait contaminé d’une médecine de déprime, aux inégalités
d’actualité, non délesté d’un soupçon d’humour noir et de silencieux désespoir,
je pense à l’arrêt définitif de l’innocente et triste voix féminine,
démonstration des puissances du son. Il faut en définitive se salir afin de soigner
son prochain, creuser des tombes et surtout la sienne, déterrer des macchabées et les crimes d’hier, Hippocrate patraque, dépouilles commercialisées, blessures incicatrisées. Il ne s’agit plus de s’imaginer démiurge à la Frankenstein,
seulement de réparer les vivants en mort-vivant, discourant et exécutant,
moralité désenchantée, démissionnée, d’un capitalisme daté, pas encore mâtiné
de pandémie politique, transhumanisme technologique.
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