Le Sang des bêtes : Abattoir 5
Fonction heuristique du cinéma, au risque de couper l’appétit à la
cinéphilie jolie.
Dans l’envoûtant Les Yeux sans visage
(1960), Pierre Brasseur, chirurgien meurtrier d’une fille défigurée, finit
dévoré par ses propres chiens délivrés. Dans Le Sang des bêtes (1949),
point de chenil ni d’assistante dévouée, énamourée, moins encore de revanche
d’espèce, rien que la rationalisation, la banalisation, d’une extermination,
comme les camps du même nom, car ce court film courageux, malicieux, ose se
souvenir d’Auschwitz et se confronter à une difficile figuration. Dès
l’innocente brocante de Vanves, on pense aux biens spoliés, rassemblés en
pyramides dans des pièces vides, recyclables ou pas. Le métrage de Franju nous
apprend d’ailleurs que les sabots deviennent engrais, que des religieuses,
cadrées de dos, récupèrent les gélatineux amas de graisse, Dieu sait ce
qu’elles en font ensuite. En quatre temps ou stations, presque au sens
christique du terme, nous assistons sidérés à la mort rapide et au traitement
pragmatique d’animaux dits de consommation courante. « Les tueurs et les
ouvriers », évidemment forts comme des bœufs, parfois même anciens boxeurs
de championnat hexagonal, s’occupent d’un cheval, virginal, d’un bœuf, de
veaux, de moutons. À chaque type de bestiole correspond une arme, catalogue
d’outils létaux moins beaux que les épouvantables « instruments à mutantes »
des gynécos fratricides de Faux-semblants. Le personnel de la
Villette et Vaugirard, clope au bec, grand tablier sur le torse, sifflote,
chantonne, notamment La Mer, rouge, of course. Trenet, outré, s’en retourne et voici une silhouette en
plastique posé sur fond de terrain vague, en banlieue parisienne, au bord d’un
canal, à se pendre, rajoute Brel. Cela ne vous pas remémore point Les Mannequins
nus (1971) de Christian Bernadac ?
Plus loin, plus tard, Painlevé,
sommité du ciné scientifique, homme-scribe invisible doublé en voix off par Georges Hubert, remarque que les
membres du troupeau, guidés par un traître épargné, baptisé mignard, parfait
exemple de collaborateur à quatre pattes, « le suivent comme des hommes,
chantent comme des otages », même inutilement, leurs bêlements vite tus
par le couteau qui égorge avec une habilité admirable. Quant à l’épilogue, il
convoque des convois ferroviaires de « victimes » à venir, précédés
d’une grille évocatrice en train de se refermer sur leur destin d’inconscience,
peut-être de souffrance, laissons la question aux spécialistes de la SPA. Sur
celle-ci ne manque plus qu’une fameuse inscription sarcastique à propos du
travail libérateur, surtout en uniforme rayé, à l’ombre des miradors. Franju,
franc-tireur de valeur, co-fondateur de cinémathèque française, auteur d’un
chef-d’œuvre et d’une filmographie imparfaite, souvent superbe, je songe au
lyrisme enragé de La Tête contre les murs (1958), au whodunit réflexif de Pleins feux sur l’assassin (1961), à
l’élégance satirique de Thérèse Desqueyroux (1962), au
marxisme à tête d’oiseau de Judex (1963), dont se souviendra le
Michele Soavi de Bloody Bird, signe ici rien moins qu’un avéré snuff movie, un poème horrifique en digne et certainement unique rival du
Cannibal
Holocaust de Ruggero Deodato, lui-même épouvantail de tous les
défenseurs de la cause animale, vous verrez/savez pourquoi. Notre Georges
pratique un art du contraste similaire, mélomane, la ritournelle de Charles +
la soupe orchestrale de l’automnal Kosma substituées au thème sentimental de
Riz Ortolani, ou l’inverse, Le Sang des bêtes vidé de la
dimension méta des cannibales bouffeurs de journalistes sensationnalistes.
Exit aussi la
couleur, demeure un noir et blanc transcendant, pas vraiment esthétisant ni
expressionniste, le cinéaste conservant la puissance des événements, mettant en
scène les gestes et les cadres avec, disons, une objectivité impliquée. Ni
lacrymal ni militant, le film ne condamne personne, portraiture des acteurs du
réel sur une scène de crime alimentaire, double sens, capturés dans l’exercice
d’un métier « pénible » et risqué, allez demander à celui qui en
perdit sa jambe droite, désormais Capitaine Crochet taciturne, au porteur du
kyste au poignet. Dénoncer, idéaliser, verser dans le pittoresque, le « tourisme
sombre » avant la lettre, Franju s’en fout et nous itou. Si Le
Sang
des bêtes, inévitablement, lesté d’impitoyable vérité, interroge sur
l’humanité carnée, sur la manière de supprimer nos congénères restés en rade
sur l’échelle darwinienne, il ne cède à aucune seconde à un pathos BCBG à la
Brigitte Bardot, il dépeint un prolétariat exploité en miroir, consommé par les
maîtres de l’économie de marché, par une société de consommation peu à peu mise
en place, à nourrir sans faillir après les famines de l’Occupation, jusqu’au
début des années 70, quand cet artisanat très physique, salissant, cessera ses
activités « aux portes de Paris », fermeture et démolitions
contemporaines d’une ouverture de démoralisation nationale pérenne, bienvenue
dans la crise des portefeuilles et des esprits. Sec et sanglant, Le
Sang des bêtes n’oublie pas de fuir les fumées corporelles durant de
brefs apartés visuels et sonores, par exemple un baiser à la Doisneau, un
tableau pianistique accompagné au piano, oh, oh, effet de synchronisation
dupliqué en chanson par pluie/jet, bergère/bouchère, roseaux/ joncs, des
marmots à la Chromosome 3 en farandole derrière un gros ressort, des vues
aquatiques ou géométriques aux alentours.
Mais toujours il revient au lieu du
crime, ce « lieu » que le conducteur de loco de Claude Lanzmann
désignera d’un vocable tautologique. En 1949, les images des camps nazis
surgissent même dans le cinéma mainstream,
Welles les jette à la figure du spectateur et de la pauvre Loretta Young dans Le
Criminel (1946). Comment les affronter, les digérer, leur
répondre ? Comment documenter un paysage promis aux barres d’immeubles,
encore abstrait dans sa nudité de borgate pasoliniennes ? Comment
juxtaposer, en héritier du romantisme puis du surréalisme révolutionnaires, des
imageries contradictoires, délocalisées, des émotions et des sensations
entrechoquées telles les particules dans l’accélérateur du CERN à Genève ?
En réalisant Le Sang des bêtes, œuvre graphique, double acception, et
politique ; en faisant dialoguer l’énonciation didactique, mécanique, masculine
et la distance, féminine, fragile, petite voix de la bressonienne Nicole
Ladmiral en présage de celle d’Emmanuelle Riva rivée par Resnais à
Hiroshima ; en révélant la violence
à peine cachée, exilée, mise au ban, en banlieue, hors de la vue du
centre-ville mouvementé, motorisé, d’une société au sortir d’un conflit qui
redéfinit en partie la réalité, pas seulement historique, accessoirement
cinématographique, je renvoie vers le Rossellini de Rome, ville ouverte et Allemagne
année zéro. Secondé par son fidèle DP Marcel Fradetal, même si Eugen Schüfftan
éclaira les méfaits du professeur Génessier, Mengele insoupçonné, Georges Franju immortalise à
trente-sept ans, via son premier
effort en solo, quelque chose de la France d’alors, pays presque mort,
cimetière de postes radio soldés, sans doute autrefois utilisés par capter
Londres ou Berlin, espace industriel à la Rembrandt, à la Zola, very parigot, capitale des tripailles, des décapitations effectuées
avec une discrète tendresse, les assassins sereins dépourvus de la moindre
haine personnelle, d’une colère supplémentaire, à la Baudelaire, simples
officiants d’un culte brutal et vital qui inspirera à son tour Boris Vian.
On frémit devant Le Sang des bêtes, on
sourit aussi, lorsque le cadavre d’un veau amputé au quintuple semble électrisé
par une polka drolatique, manifestation « d’une vie purement végétative »,
trémoussements déments de réflexes d’outre-tombe. Plus sérieusement, le noir
regard des animaux à l’abattoir nous regarde droit dans les yeux, nous regarde
en permanence en 2018, a fortiori
après des faits divers médiatisés de maltraitance animale, possible pléonasme,
d’hypocrite déontologie entichée d’hygiénisme et rétive au stress. Avec une vraie douceur et un sourd dégoût, Le
Sang des bêtes prend acte, à sa mesure claire et obscure, du film
d’horreur dans lequel nous figurons tous, chacun dans son rôle, dans son temps
d’apparition à l’écran sanglant, depuis cette époque, la tradition de
l’équarrissage et de l’abattage, datée du dix-neuvième siècle, photographie à
l’appui, soudain innervée par la problématique philosophique et artistique du
système concentrationnaire. Le règne des objets déjà épuisés, délaissés, paraît
contaminer la pellicule, un éventail en liaison d’occasion. La mélancolie,
étymologiquement sang noir, coule comme le liquide noirci des bêtes ouvertes. Une
horloge à midi sonne le glas, pour eux, pour toi, pour moi et une criée prend
des allures de four crématoire. Dans cet univers d’hommes, quelques femmes
cependant se devinent, tandis que le film établit un pont à l’instar de celui
permettant « le transbordement du bétail ». Ainsi, Le
Sang des bêtes relierait Hôtel du Nord, L’amour existe et Série
noire, annoncerait Massacre à la tronçonneuse, Hostel,
remember sa cheminée mémorielle, Still
the Water, ah, ce sacrifice de chèvre auteuriste, inclut in extremis la péniche de L’Atalante
semblant glisser sur le sol, fantastique naturaliste de cadrage repris
quasiment à l’identique par le David Lean de Lawrence d’Arabie,
ensablé à Suez.
Dans le sillage de la Shoah, nul ne
saurait dorénavant regarder passer les trains innocemment, et après avoir vu le
métrage faussement sage de Franju, vous regarderez autrement vos barquettes de
supérettes, vous bouchers à moustache, ou bien vous vous convertirez sans
tarder au végétarisme le plus strict. Grand petit film rempli de terrible
beauté, de désinvolte cruauté, Le Sang des bêtes constitue en tout
cas une leçon de cinéma documenté, en mode Vigo, que l’on n’oublie pas, que
l’on se devait de célébrer fissa, en écho au bien moins convaincant Petit paysan abordé-labouré récemment.
Dans le film "Un homme qui dort"", l'un des moments le plus terrifiant selon mon regard ultrasensible est la mort du cheval blanc , la sort de l'innocence et de la beauté, la mort du père et de tout ce que représente un grand cheval plein de santé, la grande question demeurée sans réponse, le blanc ...et le dieu absent dans l'univers concentrationnaire...Selon Porphyre de Tyr
RépondreSupprimer". Ces animaux entendent aussi la voix des hommes, soit qu'ils soient en colère, soit qu'ils les caressent, soit qu'ils les appellent, soit qu'ils les chassent ; en un mot ils obéissent à tout ce qu'on leur ordonne, ce qui leur serait impossible, s'ils ne ressemblaient pas à l'homme par l'intelligence. La musique adoucit certains animaux, et de sauvages les rend doux : tels sont les cerfs, les taureaux et plusieurs autres. Ceux même qui prétendent que les animaux n'ont point de raison, conviennent que les chiens suivent les règles de la dialectique, et sont dans quelques occasions des syllogismes. Lorsqu'ils poursuivent une bête, et qu'ils sont arrivés à un carrefour qui se termine à trois chemins, ils raisonnent ainsi : Elle n'a pu passer que par l'une de ces trois routes: or elle n'a passé ni par celle-là ni par celle-ci donc c'est par cette troisième-ci qu'il faut la poursuivre. On répondra sans doute, que c'est par un instinct naturel que les animaux agissent ainsi, puisqu'ils n'ont point été instruits. Mais ne recevons-nous pas de la nature notre raison ? Et, s'il faut croire Aristote, il y a des animaux qui apprennent à leurs petits à faire plusieurs choses, et même à former leur voix ; tel est le rossignol. Il ajoute que plusieurs animaux apprennent diverses choses les uns des autres et des hommes : ce qui est confirmé par tous les écuyers, par tous les palefreniers, par les cochers, par les chasseurs, par ceux qui ont soin des éléphants, des boeufs, des bêtes sauvages et des oiseaux. Tout homme raisonnable conviendra que ces faits prouvent que les animaux ont de l’intelligence. L'insensé et l'ignorant le nieront, parce que la gourmandise les empêche de raisonner. Il ne faut point être étonné de voir tenir de mauvais discours à cette espèce d'hommes, lorsqu'on les voit mettre en pièces les animaux avec la même insensibilité que si c'étaient des pierres. Mais Aristote, Platon, Empédocle, Pythagore, Démocrite et tous ceux qui ont recherché la vérité, ont reconnu que les animaux avaient de la raison."
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