Left Bank : La Flèche brisée
Viser
le cœur au risque de rater la cible cinéphile.
Après Anne en Allemagne, Marie en Belgique :
tel Blood
Trails, Left Bank épouse un parcours féminin, celui d’une coureuse et
non plus d’une coursière, usant encore du triangle puisqu’elle se trouvera in fine tiraillée entre deux hommes,
Bobby son amant, Dirk son ami. Une rivalité amoureuse ? Une opposition
mystérieuse, placée sous le signe de l’occulte celte. Le film commence comme du
David Lynch, se poursuit comme du Roman Polanski mâtiné de David Cronenberg
puis s’achève comme du Catherine Breillat ; notons itou un soupçon des
Dardenne, une pincée de Patrice Chéreau et une coda à la Kubrick. Filmé en Scope de
manière assez impersonnelle, co-écrit par son directeur de la photographie, Left
Bank revisite l’immeuble panique de Frissons mais en délaisse
la mélancolie disons canadienne au profit d’un optimisme mesuré. Ici, la vie ne
se termine jamais, jamais vraiment, elle se transforme, littéralement, elle
contamine un corps sportif afin de mieux recommencer, sous l’aspect d’un
nouveau-né précédemment annoncé. Pieter Van Hees, trentenaire qui travailla
naguère notamment avec Indochine, parsème son naturalisme linéaire, un brin arty, de ponctuations oniriques, de
ruptures temporelles, avant de conclure en boucle bouclée sa structure en
réalité circulaire sur une réincarnation de saison, l’entraîneur de l’héroïne
malade, sacrifiée, devenu papa d’un nourrisson portant son prénom, tandis que
la maman porte le prénom et le visage de la parturiente disparue du prologue,
l’accouchement déroulé dans un appartement semblable au principal désormais
privé de son occupante crédule. On le voit, Left Bank pratique les
correspondances, s’inscrit dans les héritages, assume une sensibilité
européenne dans sa cartographie, remarquez le plan urbain du générique de
début, d’un territoire à la fois réaliste et symbolique, intimiste et cosmique.
Il suffit d’emménager, de se mettre
en ménage, pour que le réel se détraque, pour que le bâtiment maudit, propice
aux névralgies, se révèle construit sur un trou noir, mare à la Under
the Skin explicitement baptisée par l’église médiévale cunnus diaboli. À défaut de simuler un cunnilingus, diabolique ou non, les
duelles scènes sexuelles rappellent celles de Intimité, Eline Kuppens
& Matthias Schoenaerts très à l’aise avec leur nudité déprimée dévoilée en
adulte, pas en mateur. In extremis,
le métrage reprend l’imagerie utérine de The Descent et Marie, une fois
traversées les eaux noires de la cave 51, une pensée pour le dossier homonyme
de Michel Deville, pareillement paranoïaque, s’extraie d’une grotte marine matricielle,
monte vers le ciel, sa face sanglante, hurlante, aussitôt associée à celle,
presque sereine, de la troisième mère, un salut à Dario Argento, au bébé
poussant son premier cri, projeté dans la vie et le récit aussi autarcique,
cyclique, qu’un dragon de pendentif se mordant la queue, avatar à Anvers du célèbre
et cosmopolite Ouroboros. Marie, atteinte d’une pathologie auto-immune,
emprisonnée dans une matérialité matérialisée par ses règles déréglées au
magasin de chaussures et de la poudre cendrée sur sa culotte immaculée, sans
omettre évidemment l’espèce de gangrène grignotant le cartilage de son genou,
cocon rougi-noirci pour petite créature grise, rongeur à peine aperçu, en rime
au rat lustré de l’intro, incarne une sorte de vierge s’enfantant elle-même,
autre résonance avec sa consœur germanique. Durant l’un des instants détachés précités,
elle ira jusqu’à s’illustrer en pietà
allaitante, son élu revêtu d’un linceul, parmi un parc lugubre, alors
qu’ailleurs elle coulera dans un puits de chantier pour vouloir se débarrasser
d’odorantes coquilles de moules, sans frites, merci.
Voici ce qu’il arrive quand on fréquente le membre d’une confrérie d’archers
doté d’une face défigurée, de la troublante capacité de traverser les époques,
au rythme des moissons, des Toussaint, au prix d’une série d’holocaustes avec
victimes juvéniles passées à travers la porte sombre et mouillée des ères et des
règnes, sas supposé vers le monde des morts, en écho à Inferno et L’Au-delà,
davantage architecturaux, baroques. Anne, en pleine montagne, voulait se mettre
au vert, repartir de rien, Marie idem,
itou reflétée au miroir matinal et liminaire, guère heureuse de son ultime
course de compétition, passeport de championnat au Portugal ensoleillé, avorté,
à l’horizon, malheureuse de passer ainsi, par excès de discipline, à côté des plaisirs
d’autrui, de la vie, envahie par des vomissements persistants, apaisée par des
séances de piscine, lieu commun de la féminité associée à l’humidité surcadrée
depuis au moins La Féline, repris ensuite dans Suspiria et un peu
partout à la TV, au ciné. Film de femme(s), Left Bank esquisse en sus
une mère épicière, cuisinière, éprise de surnaturel a contrario de sa fille matérialiste, sceptique, ironique, une grand-mère
syndic du building et gardienne de clé dédoublée, plus tard grande prêtresse flanquée du vendeur de voitures
orphelin méconnaissable au cours du rituel inspiré de la fête de Samain, façon
de retravailler en horreur corporelle catégorielle Les Trois Âges de la femme peint par
Klimt. Quant à la langue flamande, à la fois gutturale et lyrique, elle possède per se un caractère fantastique, en tout cas pour une oreille francophone,
notez que le père purement épisodique, divorcé, accessoirement bassiste et
première partie d’un concert de Johnny en 78, olé, s’exprime en français.
Pendant cette réflexion en action(s)
sur la féminité, la maternité, la solitude ontologique des êtres, mortels ou
immortels, le cinéphile patient, indulgent, croisera en outre un vintage t-shirt d’Iron Maiden, entendra un évocateur chœur masculin écourté,
de la techno en mode strobo, fera
connaissance avec Vlad, pas vraiment empaleur, néanmoins copain mathématicien,
joueur d’échecs, trafiquant russe, fêtard sur le tard, occis dans le dos, fuyard menotté, délateur
salvateur, d’une flèche d’adresse de Bobby sans merci, à l’instar des deux
flics enquêteurs de trépas pas sympas transpercés quelques secondes plus tôt, bis à Blood Trails again. Autrefois quarantaine réservée
aux « parias, sorcières, criminels, pestiférés », la rive gauche, à
senestre, par conséquent funeste, se
réinventa en quartier bourgeois, en îlot claustro et molto maléfique. Pourtant,
en dépit d’archives anxiogènes, témoignage reconstitué, méta, des festivités
funèbres ou folkloriques, suivant le point de vue, mise en abyme renforcée par
la projection énamourée, acoustique, du Japón de Carlos Reygadas, les tournesols assourdis devant les trois tours continuent à osciller dans le vent léger, bercés par la
voix douce de Beth Gibbons chantant des mystères réconfortants. Tout ceci ne
saurait équivaloir à une valeureuse œuvre d’art, et Left Bank en refroidira plus
d’un, amateur de terreur ou point. Votre serviteur vous recommande toutefois,
pourquoi pas, d’y jeter un œil un soir, histoire de découvrir le premier volet
sérieux d’une trilogie sentimentale développée par le rire d’un Dirty
Mind, titre alternatif idoine pour l’opus abordé. Affaibli, alangui, inabouti, à l’image de son personnage trahi,
puni avec tendresse de son manque de foi, surtout en soi, le premier effort de Pieter
Van Hees s’avère au final un procès-verbal tenté par la poésie, un chant timide,
appliqué, trop sage, dommage, de renaissance et d’éternel retour, mon terrible
amour.
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