Le Cid : Le Seigneur de la guerre
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre d’Anthony
Mann.
En 1961, on exploitait des films de
trois heures avec intermède musical. En 1961, on tournait en « 70 mm Super
Technirama », oh là là. En 1961, on se préoccupait de conflit
mauresque à l’ombre de la guerre d’Algérie, ce qui ne manquait pas d’ironie. En
1961, on co-produisait entre les États-Unis et l’Italie, on délocalisait les
extérieurs en Espagne, avec la bénédiction, sinon le financement, d’un certain
Franco. En 1961, Charlton Heston ne se faisait pas encore emmerder par le minable Michael Moore. En 1961, Sophia Loren étoffait son compte en banque et embrassait du
bout des lèvres un partenaire qui paraît-il le lui rendait bien. En 1961, Samuel
Bronston se prenait pour Pandro S. Berman ou Sam Spiegel et connaissait son
acmé, avant de définitivement se ramasser avec le sympathique et mélodramatique
Plus
Grand Cirque du monde (1964) puis de revenir vingt ans plus tard, en
mousquetaire amer, pour… Fort
Saganne, le film préféré d’Andrzej Żuławski, ébloui par sa Sophie. En
1961, Anthony Mann, formé au polar modique et maître du western tourmenté, remercié sur Spartacus par Kirk
Douglas en pleine lecture de Marx, Karl, pas Groucho, prenait sa revanche et
donnait dans le grand spectacle coûteux, dans la fresque individuelle et
collective, dans l’évocation de reconstitution, sans savoir que la chute de
l’empire romain ensuite retracée signait la sienne et celle du Samuel. On
ironise à dessein, le lecteur connaît notre caractère taquin, mais en vérité je
vous le dis, tout séduit dans Le Cid, possédé en DVD, revu hier sur mon PC, la
prochaine fois j’essaierai le cellulaire d’autrui, pardi, puisqu’un film réussi
résiste à tout, surtout à ses conditions de gestation, de projection, de
diffusion domestique. Le sens de l’espace assez sidérant de Mann occupe en
effet chaque centimètre du Scope et confère au prévisible pachyderme une grâce
et une élégance de danseur, ou de sabreur, cf. La Dernière Chevalerie de
John Woo, diamant méconnu sur une trame semblable, au moins dans l’esprit
honorifique et ce qu’il implique.
Basé sur un scénario de Ben Barzman,
inquiété par le maccarthysme et auteur du gentillet Garçon aux cheveux verts
de Losey, Fredric M. Frank, collaborateur de DeMille, et Philip Yordan,
notamment requis sur La Flèche brisée de Dmytryk, Johnny
Guitare + Le Roi des rois de Nic Ray et sous le chapiteau du Hathaway
précité, le film bénéficie aussi des apports de Veniero Colasanti,
costumier/décorateur sur les mésestimés Fabiola et L’Adieu aux armes, de Milton
Krasker, remarquable et remarqué DP de Brève Rencontre, Le
Troisième Homme, Senso, Trapèze, Alexandre
le Grand, La Chute de l’empire romain et Les Héros de Télémark,
final superflu de la filmographie mannienne, de Robert Lawrence, monteur du
Kubrick supra, et of course de Miklós Rózsa, sorti de la
Bible et en route pour Sodome et Gomorrhe, j’adore, outré de s’entendre couper
une vingtaine de minutes de sa partition importante plutôt qu’imposante. Quant
à la distribution, chorale et irréprochable, elle réunit entre autres Geneviève
Page à la place de la Moira Shearer du Voyeur, John Fraser, Massimo Serato,
Frank Thring, Raf Vallone et Douglas Wilmer, sans omettre évidemment Herbert
Lom, substitué à Orson Welles, en succulent caméo de cabot grimé en général fanatique
à faire presque passer notre Oussama pour un humaniste épris d’architecture
new-yorkaise à l’aise. Film sur le pardon, sur le pragmatisme, sur les pères,
les fils et les filles, film sur la frustration sexuelle, l’attachement
incestueux frère-sœur, sur la rivalité, la neutralité, la monstration et la
définition de la royauté, humiliant serment sacré inclus, sur une ville
assiégée, in fine nourrie et
remportée en douceur via des pains
catapultés, olé, Le Cid, fluide et gracile, constamment stimulant et plaisant, accumule
les scènes d’anthologie et multiplie les trésors de détail.
Superbe orfèvre de sa vaste
tapisserie, Tony Mann élabore chaque plan, chaque mouvement, y compris de
bataille à la fois latérale et frontale, au grand dam de sa star, qui préférait le style de Wyler, avec
une maestria qui laisse coi, qui ravit l’œil et l’oreille, écoutez-moi ce son
de lourde épée tirée du fourreau, ces cantiques en fond sonore d’un duel
fratricide, matez-moi ces plongées sur les amants souterrains, cette prise
panoramique sur le survivant solitaire de l’ordalie orgasmique, oh oui. Non
seulement il magnifie le parfum européen de son métrage dépourvu
d’enfantillages, que l’on peut rapprocher, allez, du beau Ladyhawke, la femme de la nuit,
de Dick Donner, au romantisme tragique similaire, la sorcellerie en moins,
certes ; non seulement il donne aux spectateurs, aux réalisateurs, a fortiori d’aujourd’hui, une leçon de
cinéma, et peut-être itou une leçon d’Histoire, croyons-en les experts et les
professionnels nourris de chronologie – de surcroît il déploie une
parabole politique à propos de paix possible, de raison d’État digne de tous
les sacrifices, par exemple celui d’une femme en noir et d’une mère gémellaire,
dont l’appel à l’union pacifiée, à la concorde féconde, par-delà les cultures
et les couleurs de peau, renvoie vers le film lui-même, entreprise à plusieurs,
artisanat créatif, cosmopolite, voire humaniste, tant mieux, tant pis, manière
d’entrer même en macchabée dans la légende dorée, au moins celle de la
cinéphilie, jouée en dernier baroud d’honneur contre le téléviseur envahisseur,
ainsi que je l’interprétais dans l’un de mes « essais », filigrane
méta posé dès le générique en forme de story-board.
Avec Heston, le biopic pictural et
vital devient une passion, audacieuse et religieuse, celle d’une figure
discrètement christique, mue par un amour incompréhensible, plus grand que sa personne, que sa mission de nation et insoumis au visage pourtant érotiquement
voilé-dévoilé de la sudiste Sophia.
Mann, peu suspect d’être une hideuse
grenouille de bénitier, même SM, disons à la Cecil, ose souligner cette
dimension spirituelle sur le calvaire au lépreux assoiffé prénommé par hasard Lazare,
épisode directement repris, retravaillé, de Ben-Hur, et dans la coda
à la Jeanne d’Arc, avec apparition du cadavre harnaché à cheval auréolé à la
manière d’une épiphanie laïque, orgue ad hoc, terrassant littéralement le très méchant
musulman dément. Pour mémoire, le premier geste de la première apparition du
protagoniste consistait à redresser un crucifix
grandeur nature, à le disposer sur une monture, CQFD. Exilé, rappelé, balafré, roi
élu par ses troupes, éphémère dépositaire du bonheur de la chair à peine
entrevu parmi la paille d’une grange de crèche, père vieilli de gamines
juvéniles en miroir – appréciez la délicatesse morriconesque du thème attribué
sur la BO – qu’il ne verra pas grandir, héros charismatique et héraut tragique,
Rodrigue succombe à son tour à une flèche brisée, fichée dans sa poitrine, du
côté du cœur, et en perdant son dernier combat, contre la mort, cette fois, comme
nous tous, d’ailleurs, anonymes ou notoires, aimés ou détestés, il remporte in extremis, sur une plage fraîche et lisse,
présage antithétique de sa consœur de malheur dans l’épilogue mémorable de La
Planète des singes, fable « interraciale » et martiale
mimétique, bien que davantage eschatologique et matérialiste, son ultime
victoire, celle de transformer un vrai-faux zombie,
cavalier à la Pale Rider, en homme de valeur, en
personnalité mystérieuse, malheureuse de sa morale inattaquable, quasiment
inhumaine à force d’éthique aristocratique. Bouclant la boucle, la caméra
d’Anthony Mann abandonne Chimène et les fillettes sur les fortifications en
panoramique vertical, en assomption de ciné, emplit le cadre du ciel, majuscule
optionnelle. Incorruptible et magnanime, Le Cid, cinquante-sept ans après sa
sortie, conserve sa magnificence, sa violence, sa pertinence, sa beauté, sa
sensualité, sa foi, voilà, dans les puissances pas pesantes du cinéma dit
classique, riche d’une plénitude sereine et pérenne.
Gérard Philipe - Le Cid - Acte 1 scène 6
RépondreSupprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=DYXaQjSRRIc
https://www.youtube.com/watch?v=sn6Q5vzN7xg
Supprimerhttps://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2020/04/les-grandes-manuvres-le-pari_12.html