Quo vadis : Le Corps de mon ennemi
En 2008, plus de cinquante ans après sa réalisation, le film de Mervyn
LeRoy sortait en double DVD dans une belle édition, ressuscité par une restauration exemplaire et réalisant le miracle de ne jamais ennuyer mais encore
d’enthousiasmer tout au long de ses 170 minutes.
Double surprise du début : le
ratio en 4/3 et l’ouverture
« contenue » de Rózsa (le film se réclame de l’opéra mais s’inscrit
davantage dans le théâtre de chambre). Techniquement, on parle de format
1,37 : 1, norme standard du cinéma parlant, directement héritée de celle
du muet, limitée à du 1,33 : 1. Ce cadre « carré », supplanté
dès 1953 par le CinemaScope de La Tunique, qui deviendra en quelque
sorte l’horizon de référence du genre (malgré le 1,85 : 1 des Dix
Commandements), renvoie aux origines, à la fois du septième art et de
la carrière de LeRoy, qui débuta chez DeMille et reconnut volontiers sa
formation admirative (on peut d’ailleurs considérer l’œuvre comme un hommage,
un aiguillon, à la fibre religieuse et spectaculaire du cinéaste, moins connu
de nos jours pour ses mélodrames « raciaux » à redécouvrir, dont
l’intéressant Forfaiture). Dans le sillage de Samson et Dalila (1949)
signé par le mentor en personne, Quo vadis, film séminal du renouveau
du péplum, lançant la vague du « Hollywood sur Tibre » (formule issue
de Time)
qui va durer un peu moins de vingt ans, avec ses tournages délocalisés, ses
stars californiennes sous le soleil italien, Cinecittà promue annexe et terrain
de jeux antique de Hollywood, ne possède pas encore, malgré son incendie de Rome
(réutilisé, une décennie plus tard, pour Atlantis, Terre engloutie de
George Pal !), l’ampleur de champ et d’événements de Ben-Hur (1959), aussi
produit par Zimbalist, acmé autant que chant du cygne du genre, promis ensuite
à la relecture auteuriste (Kubrick, Mann et Mankiewicz) et aux échecs
financiers ou critiques (ceux de La Plus Grande Histoire jamais
contée de Stevens et de La Bible de Huston, un temps pressenti maître d’oeuvre du titre étudié).
Notons qu’un cadre légal favorisa
cette « colonisation », celui de la loi Andreotti, alors chargé du
spectacle et des sports, basé sur le quota des films étrangers (toutefois
favorisés par une avantageuse politique fiscale à base de réinvestissement
national) et la « surveillance » du néo-réalisme, financièrement et
idéologiquement encadré (d’où les soucis de Vittorio De Sica avec Umberto
D., mise à jour animalière et
gérontophile, pour ainsi dire, du Voleur de bicyclette, peu reluisant
portrait de l’Italie d’après-guerre, pays pauvre accueillant les millions de
dollars américains de l’industrie du divertissement). Que les nouveaux
Barbares, aux yeux bleus et aux billets verts, se livrent à l’invasion
volontaire, consentante, de l’ex-capitale de l’Empire romain (et du monde,
jusqu’à un certain point), à l’intérieur d’un studio créé par Mussolini, renseigne
à l’évidence sur l’air du temps, mais pour en rester à un niveau purement
cinématographique, le fait constitue bel et bien un retour de manivelle (de
caméra des pionniers) : après le succès des péplums transalpins dans le
Nouveau Monde (le Quo vadis de Guazzoni, sorti en 1912, le Cabiria de Patrone, datant
de 1914, qui impressionna tant Griffith), ce dernier traverse un océan pour
relire in situ l’imagerie originelle,
conservée intacte, en dépit de la guerre achevée depuis peu (ou grâce à elle, génératrice d’autres
ruines et freinant le « miracle économique » des années 60, symbole
et symptôme de la société de consommation honnie par Pasolini, dépeinte par
Risi dans Le Fanfaron), à l’aune de sa propre histoire contemporaine,
évoquée sous les atours de l’Antiquité.
Loin des bouleversements esthétiques
et sociaux de 1968, de l’avènement proche du Nouvel Hollywood, cette matrice
humble et superbe – tirant son orgueil de sa beauté, donc, étymologiquement
parlant – se focalise sur ses personnages, contourne les pièges du décoratif et
de la surcharge ; si l’on y compte sur les doigts d’une main les
panoramiques et les travellings, rendus plus significatifs par leur rareté, le
film ne souffre d’aucun statisme académique, pompier ou télévisuel, ni ne
présage le hiératisme des aventures de Moïse devant la caméra du
« maître » DeMille, ainsi appelé par tout le monde et surtout par son
protégé, acteur débutant dans la version muette. LeRoy, qui dirigea aussi des
comédies musicales, dont le lucide et virevoltant Chercheuses d’or de 1933
(chorégraphies de Busby Berkeley) et Le Petit César, autre moule d’une
autre imagerie, celle du biopic de
gangster enchâssée dans le film noir (le petit Napoléon de Robinson annonce
bien sûr le Néron d’Ustinov, même délesté du sous-texte gay, pourtant prégnant dans le péplum, cf. l’histoire d’amour
contrariée entre Boyd et Heston chez Wyler d’après un scénario de Gore Vidal,
et la réplique finale de l’empereur fou fait écho à celle de Rico, tous deux
agonisant), filme avant tout des visages, des émotions, sans faire du tourisme,
sudiste ou sulpicien, sans que la débauche (relative mais conséquente alors) de
moyens, en miroir de l’époque portraiturée, mise en avant par la publicité, n’étouffe
les enjeux moraux et le souffle profondément humain, plutôt que mystique, d’un
film qui charme aujourd’hui par sa modestie, sa juste mesure.
Pareillement, on le disait plus haut,
l’introduction et les autres morceaux du compositeur, dotés d’une saveur
« archéologique », voire « ethnique » (inspirations arabe,
grecque et sicilienne tissées dans la trame orchestrale et Mitteleuropa de
« l’âge d’or hollywoodien » de la musique de film), se trouvent
étonnamment dépourvus du romantisme noir et frénétique identifiant son style,
atteignant lui aussi des sommets avec le lyrisme doloriste de Ben-Hur,
bien que certains accents le laissent présager – la fuite ou l’exil, en somme,
ne ramènent souvent qu’à soi-même (l’un des thèmes de la fable et une réponse
possible à l’interrogation du titre)… Rózsa, comme LeRoy, connaît avec Quo
vadis une première fois, pénètre dans un univers épique – mais encore à
taille humaine, ici – qu’il ne quittera plus guère, contribuant à l’ériger
musicalement, en particulier pour Anthony Mann, assistant réalisateur non
crédité sur le film, en compagnie de Leone et, de façon plus surprenante,
Adrienne Corri, Sophia Loren, Elizabeth Taylor (un temps pressentie pour le
rôle de Lygia) et Bud Spencer dans la figuration. Soutenant le cadavre du Cid
dans son ultime parade mystificatrice, l’impétueux Hongrois joue cette
partition « en sourdine », oserait-on formuler, sans la fougue
dangereuse et fatale de ses atmosphères nocturnes ou de ses psychobiographies
névrotiques pour Hitchcock, Wilder et les autres ; rendons grâce au
mélomane Resnais pour son exploration d’une autre veine du musicien et
musicologue, voisine de sa discrétion présente, avec la sublime valse
mélancolique de Providence.
Tandis que la quatorzième légion
revient à Rome, Walter Pidgeon énonce la dialectique du film, sa tension
féconde entre l’Empire et le Royaume des cieux, entre le pouvoir et la foi,
entre l’esclavage et l’amour (personnel et de son prochain). Si LeRoy sacrifie
parfois à l’iconographie traditionnelle, sans heureusement verser dans
l’imagerie saint-sulpicienne, si son film peut ressembler en surface à un tract
pour le christianisme, le prosélytisme de Quo vadis se voit bien tempéré par
la volonté de puissance de Marcus, droit dans son armure et ses sandales, qui
s'exprime parfois à la façon de Nietzsche (une religion d’esclaves abreuvés de
ressentiment, dit le philosophe dans sa Généalogie de la morale). Il peut
bien suivre Lygia in fine, il le fait
plus pour elle que pour son dieu, dont il brise rageusement le fétiche. Que
l’on interprète ce discours autour de la conversion, soutenu par l’un des
morceaux de bravoure du film – le martyre des chrétiens dans l’arène, dévorés
par des lions sous un soleil tout autant impitoyable – comme une volonté de
sensibiliser le spectateur d’hier à la montée du péril rouge durant la guerre froide, bien connu pour son athéisme
et défini en adversaire du monde libre américain (l’antagonisme se fait aussi
linguistique, avec les anglophones américains, du « bon côté », et
les autres, puissants ou tyrans), ou que l’on s’attache au message pacifiste au
sortir du grand massacre de la Seconde Guerre mondiale, le film fonctionne par
lui-même, accueille aisément les lectures et les interprétations, parce qu’il
n’oublie jamais de suivre des personnages vivants et non des idées qu’ils véhiculeraient
en simplistes étendards ; leur humanité de bon aloi équilibre ainsi le
didactisme, religieux ou politique.
Comme tout péplum – et le roman de
Sienkiewicz visait déjà l’orthodoxie du tsar imposée aux Polonais –, Quo
vadis évoque davantage son époque de réalisation que le temps et les
mœurs qu’il prétend reconstituer, pratiquant volontiers les parallèles et l’analogie :
Néron résonne aussi bien avec Mussolini que Hitler (un reflet souhaité par Dore
Schary, promu président de la MGM, redouté par Mayer, plus enclin au
divertissement consensuel) et la maquette de sa future Rome, un véritable objet
sous le regard du vrai dictateur fasciste, rappelle les projets urbains
d’Albert Speer pour la Germania du Führer. Là encore, servi par un scénario nanti
de solides fondations, ponctué de dialogues emplis d’esprit et de double sens
sexuel (un peu à l’image des huîtres et des escargots dans Spartacus, titre apprécié
par JFK !), du à Sonya Levien, S.
N. Behrman (grand connaisseur de Garbo) et John Lee Mahin, LeRoy ne se laisse
pas dominer par l’Histoire, il conte principalement des destins individuels, au
travers de trois couples réunis par les jeux souvent cruels de l’amour (suicide
de la belle esclave Eunice, passionnée Marina Berti – son baiser à la statue en
rappel de L’Âge d’or –, revue dans Cléopâtre, amoureuse de son maître Pétrone, ironique Leo Genn, balancier faussement cynique de la folie impériale, qui
l’affranchit et la rejoint dans la mort, tout en dictant une lettre
testamentaire et incendiaire à Néron).
Excellent directeur d’acteurs et d’actrices, il permet à toute la distribution
de briller à l’unisson, soigne chaque second rôle ou figurant (direction
artistique au diapason, sous la houlette de Gibbons et Carfagno), délivrant un
film choral avant la lettre, avec des accents inattendus de délectable soap (envahisseur du petit écran), expliqués
par la durée du film et la guerre amoureuse que se livrent Robert Taylor, impérial et cependant en retrait, moins
flamboyant que dans l’héraldique Ivanhoé, et Deborah Kerr (iconique
première apparition, épiphanie de cinéma avant sa réplique dans Sueurs
froides, avec Kim Novak identiquement filmée en portrait de médaille ;
et son personnage surmonte le dilemme chair/esprit de la nonne du Narcisse
noir). Spectacle destiné à combattre l’influence domestique de la TV, le
film comporte trois grandes séquences, dont le triomphe de Marcus, souligné par
la marche irrésistible de Rózsa, payant logiquement son tribut à la mise en
scène du faste militaire version Leni Riefenstahl, juste retour des choses, mais
sans le filigrane morbide de la talentueuse (hélas) égérie nazie, couplé bien
sûr, en antithèse, à l’incendie de la capitale, ordonné par un artiste raté
(toute ressemblance…). Peter Ustinov, magistral dans l’immaturité, le ridicule,
la trivialité, confère à son ange exterminateur, nanti d’une lyre maltraitée, une
mélancolie certaine, parvient à ne le rendre jamais haïssable ; il mourra d’ailleurs
« secondé » par la main d’une femme qui l’aime, la fidèle Acté, malgré
ses actes et sa « nature » tout sauf démocratique (un repoussoir pour
les pères fondateurs des USA, désireux d’imiter les républicains en toge).
Suivant le précepte de Hitchcock, LeRoy
réussit son méchant et par conséquent son film, qui séduit encore, plus de soixante ans après, par sa
sensualité, celle des images, signées par Robert Surtees, le père de Bruce
célébré ici même (le sermon sur la colline et la nuit enflammée annoncent les
ténèbres eastwoodiennes) et William V. Skall (un spécialiste du Technicolor),
celle des corps féminins (et masculins) qui donnent au film sa dimension terrestre,
charnelle, hédoniste, son climat de beauté solaire et sudiste refusant le
manichéisme : l’amour divin passe par l’amour humain, le physique s’avère
indissociable du spirituel, mais guidé par lui, prenant non plus le chemin de La Part
maudite explorée par Bataille (la guerre, l’orgie) mais celui de
l’accomplissement individuel dans le foyer pacifié, recomposé : la famille
de cœur qui s’éloigne dans l’épilogue, constituée d’orphelins à des titres
divers, escortée par Ursus (protagoniste à part entière d’une série de films
italiens la décennie suivante), le colosse au cœur tendre, ne se pose pas en
modèle mais en pari sur l’avenir, en cellule dite nucléaire à réinventer, composée
de survivants plutôt que de héros, adultes et enfants fatigués mais réconciliés
avec eux-mêmes, riches de blessures à panser ensemble, dans la lumière céleste
d’une crosse fleurie. On trouve encore d’autres menus trésors dans ce film jamais
colossal, toujours sincère, comme les prémices d’une réflexion sur la société
du spectacle, observée, déplorée par l’empereur à travers sa lunette colorée en
vert (Poppée, féline mante religieuse, à laquelle Patrizia Laffan prête ses
traits aigus, possède la sienne en rouge, évidemment), que Mankiewicz
développera brillamment dans le funèbre Cléopâtre, équivalent en costumes
antiques du constat désespéré dressé par le Fellini de La dolce vita. Pour cela
et le reste, Quo vadis nous parle encore de nos jours – il faut donc le revoir avec reconnaissance et le pouce haut dressé…
J'aime beaucoup ce péplum qui effectivement lance toute la grande vague du genre à venir dur 15 ans. Comme vous le dites l'intérêt et l'originalité tiens en grande partie au fait que malgré les moyens on reste à dimension humaine et intimiste (c'est le cas des premiers films qui relance le péplum comme Samson et Dalila un peu avant et les moins bons mais pas inintéressants La Tunique et sa suite Les Gladiateurs), loin du gigantisme qui aura cours par la suite. Il y a vraiment des compositions de plans stupéfiantes dans ce film et l'incendie est un grand moment.
RépondreSupprimerLeRoy découvrit aussi Lana Turner, Gable, Mitchum, entre autres, et participa, en tant que producteur et réalisateur non crédité, au "Magicien d'Oz".
SupprimerRichard Burton (à revoir en Alexandre le Grand pour Rossen, flanqué de Danielle Darrieux) et Jean Simmons pour Koster, Susan Hayward et Victor Mature pour Daves, formaient en effet de jolis couples, parfois très sensuels.
Parmi les péplums récents, j'avoue un faible pour la Passion selon Gibson, commenté ici même, et le roman graphique et spartiate de Frank Miller, plutôt que son illustrative adaptation par Snyder.
Oui le renouveau récent du péplum a donné pas mal de chose intéressante. J'aime beaucoup aussi le Gibson dont le parti pris extrême marque durablement la rétine. Le Alexandre d'Oliver Stone (dans son montage final cut plutôt que la version ciné bancale) était captivant aussi, j'aime bien aussi le "Troie" de Wolfgang Petersen. Sinon de l'époque en beau péplum romanesque et intimiste je recommande aussi le "David et Bethsabé" d'Henry King avec un magnifique couple Gregory Peck/ Susan Hayward.
SupprimerAutres réussites de King, longtemps (toujours ?) mésestimé par la critique, "Les Neiges du Kilimandjaro" (encore avec Peck) et "Tendre est la nuit" (avec la sublime Jennifer Jones) - deux titres qui doivent beaucoup aux partitions de Bernard Herrmann.
SupprimerStone et Petersen livrent d'agréables relectures contemporaines, mais ils firent mieux auparavant : je vous conseille le bizarroïde "La Main du cauchemar" ou le claustrophobique "Bateau".
A lire un tel billet touffu, si sensiblement imagé, on se prendrait à espérer la publication d'un Billet Cinéma en douze stations, florilège des films chers à votre coeur...
RépondreSupprimerQui vivra/visionnera verra, "voile de Véronique" ou pas...
SupprimerCroix en écho, de votre serviteur point trop catho :
https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2018/04/le-roi-des-rois-cecil-b-demented.html