La Nurse : Les Yeux de la forêt
Un Friedkin mineur vaut mieux qu’un… Non, on ne citera personne.
Retraversons plutôt cette forêt maléfique : nous pourrions bien y trouver
quelques trésors (à peine) cachés...
La Nurse ne relève pas des « parties
nobles » de l’œuvre friedkinienne et ses exégètes ne se bousculent guère
pour l’analyser sous tous les angles, le rattacher au reste du corpus via des thématiques et des images
récurrentes. En règle générale, le film appartient à sa période creuse, celle
des échecs critiques, commerciaux, successifs et consécutifs au naufrage du Convoi
de la peur, à présent réhabilité, porté aux nues des rétrospectives et
de l’embaument du BR, souvent par les mêmes qui le détestèrent alors cordialement,
avant la résurrection médiatique de Traqué. Sic transit gloria mundi… Friedkin, estampillé pour l’éternité
« le réalisateur de French Connection et de L’Exorciste » (on
gravera sans doute ce slogan commercial en épitaphe sur sa tombe !) doit
beaucoup s’en amuser en privé, car l’homme sait aussi faire preuve d’un humour
peu présent et repéré dans sa filmographie, qui comporte toutefois de
sympathiques mais bien anodines comédies policières (Têtes vides cherchent coffres pleins
et Le
Coup du siècle, pour ne pas les nommer, ou ses débuts en compagnie de…
Sonny & Cher).
Les critiques et les fans réservent à
ce duo le même sort qu’à son sportif Blue Chips – un silence poli et gêné
– ou au malséant L’Enfer du devoir – volée de bois vert contre la propagande
manipulatrice (pléonasme) des images militaires, dans une confusion paresseuse avec
les égarements plus discutables d’un Milius ou d’un Tony Scott, par exemple,
sans compter la foule innombrable de tâcherons hollywoodiens, du petit ou du
grand écran, aux basques de l’armée US et de l’idéologie-imagerie des
autoproclamés « gendarmes du monde ». Américain, Friedkin ?
Certainement, mais tout sauf soumis à l’Oncle Sam, bien que dans une posture
critique moins radicale que celle de ses confrères du genre, reconnus de l’autre côté de l’Atlantique pour leur
sensibilité « de gauche », les Romero, Carpenter et consorts – Killer
Joe faisait preuve d’assez de recul dans son jeu de massacre goguenard pour le
démontrer.
Jusqu’à un certain point, La
Nurse s’inscrit dans cette veine drolatique, le scénario de Stephen
Volk (auteur de l’excellente série anglaise Afterlife) multipliant
les clins d’œil à l’univers fantastique, depuis la couverture du pavé de
Stephen King, Ça, en gros plan dans une valise (Friedkin déclarait à la
sortie du film apprécier grandement ces « montagnes russes » de
l’horreur littéraire), jusqu’au prénom de la maléfique nourrice emprunté, moins
une consonne, à la succube vampire (et lesbienne) de Sheridan (le nom des
premières victimes) Le Fanu, en passant par la lecture à haute voix de Hansel
et Gretel. Recrutant le grand John A. Alonzo à la photographie (Chinatown
et Scarface,
pour indiquer deux facettes de son savoir-faire) et Jack Hues, l’un mes membres
de Wang Chung (parfaitement au service du climat cauchemardesque de Police
fédérale Los Angeles) à la composition, le réalisateur semble vouloir
se détendre, entre l’éprouvant Sang du châtiment et le désespéré Jade,
avec son histoire de rapt d’enfants sacrifiés à un arbre centenaire et sanguinaire.
Il s’amuse, en effet, mais ne se limite pas à cela, et son film vaut pour sa
noirceur profonde, son imagerie morbide, deux traits essentiels de la
mythologie érigée depuis quarante-cinq ans au fil d’une vingtaine de longs
métrages, du regard porté sur le monde et ses démons par notre cinéaste,
admirateur avoué de Cent ans de solitude (réalisme magique appliqué au Convoi
de la peur) et de Proust (opacité de communautés abordées presque en
ethnologue, sans parler de l’homosexualité, tentation et tabou, des Garçons
de la bande ou de Cruising). Même lorsqu’il se
divertit (avec un infanticide multiple !), Friedkin affiche plutôt un rictus, une grimace, qu’un franc sourire
lumineux et innocent – chassez le naturel (méphistophélique), il revient au
galop (de la dolly)…
Dans le « bleu Friedkin »,
après le « bleu Klein » (un plan à la clinique reformule Le
Cauchemar de Füssli), s’illustre la crainte majeure des parents :
perdre son enfant, ou, pire encore et en corollaire, pour ainsi dire, devoir
l’enterrer (voire le ressusciter, cf. le chef-d’œuvre de King, Simetierre).
Si La
Main sur le berceau représente le versant mainstream de cette hantise, Le Sang du
châtiment en donnera une version bouleversante et inoubliable.
Comme s’il rembobinait en palindrome son requiem ténébreux et aveuglant,
Friedkin fait débuter son « divertissement » là où s’achevait le
portrait de son tueur en série vampirique : sur un couple WASP emménageant
dans un quartier huppé de L.A. Les accords stridents de Hues peuvent bien
singer les cordes de Penderecki pour L’Exorciste, le deuxième pan de ce faux
diptyque renverse le postulat formel du premier. Le Diable ne s’invite plus
dans la modernité en crise des années 70, il refait surface, sous la forme d’un
arbre cannibale, dans le confort cynique et post-moderne de la décennie 90, à
l’intérieur d’une maison d’architecte secouée par les tremblements de terre, non
plus dans la rudesse « documentaire » héritée du reportage télévisuel (formation de Hurricane Billy) mais dans le raffinement
esthétique d’un conte de fées pour adultes tendance Hammer (King, encore lui, agira en chœur
avec Les
Yeux du dragon, son unique opus de littérature
enfantine, écrit pour sa fillette). La morale demeure cependant identique –
à travers cette histoire de sorcière (ses cheveux tirent sur le roux, elle dit
venir de La Nouvelle-Orléans, ainsi que la lignée Mayfair d’Anne Rice), de
nourrisson sacrifié à un dieu végétal, revers ricanant de la tradition
druidique, Friedkin affirme la persistance du Mal par-delà les âges et les
styles de vie, sa vivacité obscène dans la cellule familiale ou le destin
individuel (le père Merrin déterrait un Pazuzu en érection, galvanisé par son
sommeil millénaire dans le sable irakien), cette fois-ci à l’ombre protectrice
ou fatale du matriarcat.
Bien avant von Trier, il fait de
l’arbre – déplié dans un album, peint sur le mur d’une chambre d’enfant – et de
sa gardienne (titre original du film et jeu de mots sur l’agence spécialisée
des « Anges Gardiens » ) les véritables protagonistes de sa parabole
sur les joies de la maternité, bien plus captivant malgré le danger mortel que
l’autre binôme « humain » en position défensive (le maquettiste natif
de Chicago, comme Friedkin, vient tenter sa chance dans la Cité des Anges et
des âmes damnées, alliant de fait autobiographie et autofiction). Jenny
Seagrove, baptisée Mademoiselle Grandier (Urbain, le bouc émissaire des
diablesses de Loudun, portraiturées par Ken Russell d’après Huxley ?),
objet de désir adultère, différenciée du reste de la distribution par sa
blondeur létale à la Rebecca De Mornay et son accent britannique, en écho à la
séparation linguistique et politique du péplum (l’aristocratie décadente,
corrompue et tyrannique aux descendants de Shakespeare ; la liberté,
l’élan démocratique et la révolution du cœur aux fils de Mark Twain & Lincoln), incarne une servante inquiétante et fascinante, fascinante parce
qu’inquiétante, maîtresse des coyotes (des loups) et surnaturelle fille des
eaux, telle la vouivre d’Aymé ;
vers la fin du film, elle se met à nu et révèle son vrai visage, qui ne peut
que rappeler celui d’une sœur/comparse démoniaque et maquillée de Police
fédérale Los Angeles. On l’oublie souvent, mais dans son univers
foncièrement masculin, volontiers homoérotique, Friedkin sait mettre en valeur
des héroïnes et des actrices marquantes. Ellen Burstyn, Grace Zabriskie ou
Linda Fiorentino ne diront certes pas le contraire…
Le film mérite encore sa redécouverte
pour des moments vraiment dérangeants, suffoquant la mort, tel ce plan aussi
court qu’un flash, que le souvenir d’un mauvais rêve, d’un cadavre de femme –
une malheureuse postulante auprès des parents – jeté sur un cactus en bordure
de route, en métaphore de l’ogre sylvestre. Durant quelques secondes à peine,
le voile de la fiction convenue, mais pas consensuelle, en dépit de sa
« fin heureuse » (qui voit le mari sanguinolent survivant à la fable
primitiviste, armé d’une tronçonneuse, quelque part entre Raimi et McTiernan,
rejoindre sa chère et tendre sous l’œil du hibou impénétrable et impassible de
l’ouverture), se déchire et un autre monde apparaît, se laisse entr’apercevoir
à la dérobée : celui exploré par le cinéaste dans ses redoutables et
courageuses symphonies de l’horreur des années 70, celui plus fermé, plus asphyxiant
encore, des musiques de chambre d’après, culminant dans la claustrophobie
amoureuse et aliénée de Bug. Que Friedkin parvienne, le
temps d’un éclair, avec un simple bout de pellicule, à provoquer un vertige si
intense, malgré ou en raison de sa fugacité, renseigne à la fois sur son talent
et les puissances inouïes du cinéma, encore et toujours à défricher (on pense
au coup de feu de Peter Weller tuant sa femme à répétition dans Le Festin
nu).
Grand petit film, psychodrame aux
allures de survival, habile tour de
magie d’un professionnel transmuant la superficialité en mystère, tableau
impressionniste d’un lieu et d’une époque, La Nurse s’avère une modeste mais valeureuse
pierre de taille dans la forteresse noire d’un réalisateur lucide, qui sut
enraciner ses visions inconfortables au sein d’un quotidien transfiguré (telle
la nuit de Schönberg), pour narrer des contes moraux et lucides au parfum dostoïevskien.
Je te félicite pour cette brillante revalorisation d'un Friedkin sous-estimé ! Comme tu viens de le démontrer, il existe de nombreux points communs entre "La nurse" et les chefs-d'œuvre du cinéaste.
RépondreSupprimerMerci - il faudrait également reparler de "Jade", dont la poursuite en voiture égale (et dépasse ?) largement les versions précédentes de "French Connection" et "Police fédérale Los Angeles". Quant au "Sang du châtiment", autre diamant noir et aveuglant, je te renvoie sur le blog dans la rubrique "Bandes originales" (viva Morricone !)...
SupprimerBonjour,
RépondreSupprimerbravo pour vos textes toujours riches en enseignements (et en poésie).
Suis impatient de vous lire un jour sur JADE de Friedkin que vous êtes un des rares à défendre visiblement (avec Friedkin, qui, il me semble, avait dit un jour que c'était son meilleur film à ses yeux)Nikola
Bonsoir Nikola, et merci pour ce double compliment (je ne crois guère être digne du second, mais tant pis).
SupprimerOui, Bill Friedkin considère à juste titre cet opus comme l'un de ses meilleurs, notamment en raison de personnages jugés "fascinants". J'aimerais certes écrire sur Jade, mais nulle vie ne s'allonge, ni la mienne ni celle du cinéaste...
Pour finir, une invitation, si cela vous dit, bien sûr :
https://plus.google.com/u/0/communities/108687867792930927558
Anyway, belle fin de soirée cinéphile et à très vite !
Merci pour le lien... J'ai toujours trouvé bizarre qu'il traite John Boorman ainsi - même si je peux comprendre qu'il ait été offusqué par L'Exorciste 2. Mais John Boorman ce n'est pas rien...
SupprimerPour Jade, j'avais beaucoup aimé ce film, d'ailleurs alors que je ne l'ai vu qu'une fois, j'en garde encore plein d'images en tête (Linda Fiorentino bien sûr, mais les couleurs du film, la chanson de Loreena McKennitt... il y a des films à priori bien supérieurs dont j'ai tout oublié aujourd'hui.
Je me permets de vous donner le lien de mes deux blogs
http://abientotjespere-nikola.blogspot.fr/
http://unfilmdeterrencemalick.blogspot.fr/
Amitiés cinéphiliques,
Nikola
Boorman signa le beau Duel dans le Pacifique, atteignit son acmé avec l'ironique Délivrance, s'égara dans des fresques pas inintéressantes mais ratées (Zardoz, Excalibur et cette suite hérétique), joua les Malick en Amazonie (La Forêt d'émeraude), ressuscita joliment ses souvenirs d'enfance martiale (Hope and Glory), adapta nonchalamment John le Carré (ah, le sein marin de Jamie Lee Curtis dans Le Tailleur de Panama) - pas rien, en effet, mais assurément pas l'homme de la situation, avec ses sauterelles mystiques pourchassant le pauvre Richard Burton (partition de Morricone à sauver, cependant).
SupprimerSouvenirs audiovisuels similaires...
Félicitations pour votre blog exigeant et pertinent, et beau boulot sur le tarot de Terrence, cinéaste qui m'intéresse assez peu, je l'avoue (politesse de l'euphémisme).
Je viens d'y déposer plusieurs commentaires lapidaires en graines d'échanges futurs et le place aussitôt dans ma liste de liens ici même (je diffuserai itou votre travail sur G+ et FB).
Quant à la poésie, elle vous revient de plein droit, à ce que je vois, en prose ou rimée !
Précisions : je n'ai jamais osé revoir JADE déjà parce qu'il n'existe pas de copie acceptable (director's cut uniquement en VHS, film recadré en dvd, blu ray mais de la version coupée), plus honnêtement, parce, sans que je puisse vraiment l'expliquer, le film m'avait "ému"... je ne sais pas si c'est le bon terme, mais je garde le souvenir d'un film secret, minimaliste, beau épuré... (d'ailleurs je ne me souviens pas vraiment de l'histoire".
RépondreSupprimerBref, sans texte à la hauteur des films, les films n'existent pas vraiment. je suis donc persuadé qu'il manque à JADE un texte pour que son fantôme émerge de l'oubli
Pas revu non plus (depuis longtemps) cette tragédie féminine déguisée en thriller érotique, ou Linda se retrouvait in fine aussi piégée qu'Ashley...
SupprimerLes films (admirés) nécessitent-ils des articles pour vivre et survivre ? Les morts doivent-ils compter sur la mémoire des vivants pour ne pas périr une seconde fois ? Peut-être, sans doute, mais l'inverse s'avère également vrai - la mort nous apprend à respirer, tandis que l'écriture prolonge l'expérience cinématographique (deux truismes, tant pis)...