Belle de jour : Les Visages de Rebecca De Mornay
Avec son visage, tout acteur dispose d’un outil exceptionnel, digne de
défier la nature morbide du cinéma, de la conjurer par sa seule rayonnante
inscription dans le cadre, entre l’icône (le muet, von Sternberg) et la
déréliction (le visage d’une performeuse durant une
fellation, dernier rempart d’humanité, pour citer les mots de Bertrand Bonello
dans la bouche du Pornographe Jean-Pierre Léaud). Nous évoquerons celui de
Rebecca De Mornay, femme « aux mille visages » (le surnom masculin du
grand Lon Chaney) et belle actrice trop rare.
Dans L’Avocat du diable et Le
Prix du doute, Rebecca De Mornay affronte Don Johnson en don Juan Barbe
bleue et Michael Rooker en shérif thompsonien et adultère porté sur la chose – deux hommes « aussi coupables que le
péché », pour reprendre le titre original (et proverbial) du film de Lumet
écrit par le sympathique Larry Cohen, le second, plus obscur téléfilm, qu’elle
co-produit, revenant à l’inconnu Ron Sekowski. Avocate ou femme au foyer, elle
se met à nu (discrètement) pour sauver sa peau, elle succombe pour mieux
survivre, séduit ses assaillants pour finalement les perdre.
Ce doublé représente un peu le
parcours erratique de l’actrice, qui promena sa trompeuse blondeur et son
prénom hitchcockien – outre le patronyme français de son beau-père – sur grand
puis petit écran, depuis sa découverte en prostituée déniaisant Tom Cruise pour
Risky
Business (un film = une liaison) jusqu’à ses apparitions dans des
séries en vogue (New York, section criminelle
ou Hawaï
5-0, par exemple), en passant par Runaway Train, le remake improbable,
par Vadim himself, de Et
Dieu… créa la femme (qui faillit, à cause de son fiasco, mettre un
terme précipité à son ascension), Backdraft, Les Trois Mousquetaires
(en Milady de Winter, of course) ou Excès
de confiance (promue productrice exécutive, en duo avec Antonio Banderas,
sur une belle partition de Pino Donaggio). Écolière à Summerhill (origine de
son caractère indépendant ?), formée par l’institut Strasberg, elle débuta
chez Coppola (Coup de cœur), apparut dans un clip fordien de Starship (Sara),
avant de connaître, à trente-trois ans, la gloire (éphémère) dans La
Main sur le berceau, version mainstream
des hantises parentales (on peut largement préférer La Nurse), puis un come-back inattendu dans les récents Mother’s
Day (en auburn) et Apartment 1303 3D, les trois œuvres formant une sorte de triptyque sur la
folie maternelle, réelle ou par procuration. On peut encore citer son rôle de
Wendy Torrance dans le Shining télévisuel de Mick Garris
(agréable mais anecdotique) et un caméo
dans la franchise American
Pie en cougar forcément
irrésistible.
Tout ceci fait beaucoup et peu à la
fois : sans doute manqua-t-il à Miss De Mornay une (voire plusieurs)
rencontre avec un vrai cinéaste –
Konchalovsky et Hanson, artisans habiles, la servirent mieux que d’autres – capable
de la voir et de la filmer dans toutes ses facettes, toutes les nuances de son
talent, qui ne trouva souvent, pour s’exprimer dans sa pleine puissance, que
des personnages psychopathes où la luminosité de sa chevelure cachait de bien
noires énergies (comme chez Hitchcock, encore, et Buñuel). Ici, Rebecca joue
une avocate (trop) sûre de son jugement, angélique mais pas chaste, qui manque
succomber à la fascination perverse d’un serpent séducteur (qui siffle sur sa
tête) ; là, une femme-enfant (lit-cage à la Baby Doll compris), ersatz
de Marilyn rurale, femme fragile et blessée par la perte de son enfant, meurtrière et future mère, droguée de soap californien, écartelée entre deux hommes, menteurs et
accessoirement adeptes avant l’heure du torture
porn, dans une comédie noire et poignante (par sa présence) ponctuée de
citations maritales de Balzac…
Son visage cartographie la gamme
élargie, variée, de ses sentiments, de ses sensations, de ses séductions
(létales ou pas). L’exercice scolaire consistant à regarder un film dépourvu de
la bande-son pour en apprécier davantage la composition des cadres, le rythme
du montage ou, par défaut, l’apport inégalable de la musique (disons Marion Crane
en voiture dans Psychose, avec/sans les violons anxiogènes de Bernard Herrmann), vaut également pour une comédienne. Même privée de sa voix douce, avec ses
yeux incroyablement bleus, elle s’y révèle en gros plans qui sondent presque à
leur insu non pas sa vérité intérieure,
au mieux hypothèse essentialiste, au pire supercherie psychologique, mais
l’intensité de son jeu, son engagement d’actrice (le seul qui vaille, puisque
l’esthétique s’avère bien plus politique que les prises de position
médiatiques), le sang, les os et l’âme, l’expérience d’une (part de) vie
affleurant sous le masque comique ou tragique, l’animant dans un agrandissement
impensable au temps du théâtre grec. Le cinéma, art des fantômes, ne peint que
des portraits ovales de femmes sur le point de mourir, déjà mortes à peine
filmées – le paradoxe miraculeux et mécanique du comédien vise à s’affranchir
du camée des images fixes (et donc mortes) pour revivre à chaque projection, à
chaque visionnage, lesté de son poids individuel, de son aura singulière, afin de
respirer dans le temps du spectateur, lui-même spectre qui s’ignore
(vraiment ?).
Dreyer ne se lassait pas de regarder un
visage, parmi lesquels celui de Renée Falconetti, sa sainte laïque, de nous le
faire voir comme aucun autre, paysage de chair et d’états d’âme défilant
au-dessus, telle la lumière mobile sur un champ agité par le vent. Cassavetes lui
consacra l’un de ses plus beaux films, le bien nommé Faces, dont le grain du
16 mm cherchait à épouser celui des épidermes, les corps nouveaux de 1968
devenus territoires (é)mouvants à suivre en dehors des marques au sol, tracées
pour le point confortable de la caméra, enfin libres de leurs mouvements mais
emportés par d’inexorables Love Streams enregistrés avec une
précision de sismographe. On retrouve cette liberté, cette météo intime jusque
dans la série B aux allures de série A, jusque dans les images faussement
provocantes de la TV américaine : avec ses deux personae, Rebecca De
Mornay s’incarne en un double portrait de femme, prête ses traits à des
héroïnes extraites de la convention grâce à son visage versatile, à ses
expressions à chaque fois justes et personnelles. Ce visage n’appartient qu’à
elle, il nous séduit par-delà les distances et les années toujours
cruelles (surtout pour une actrice à Hollywood), pour cette fêlure discernable
sous le glamour, prête à surgir au
moindre écart du cœur. Oui, tel Maxim de Winter, nous ne nous lassons pas de (nous) reconnaître (dans)
le visage vivant, triste et inquiétant de Rebecca...
Une plume brillante pour une comédienne marquante. La belle a fait un sacré comeback dans le récent (et excellent) "Mother's day" et a prouvé par la même occasion qu'elle nous manquait. Nombreuses sont les actrices qui - après 40 ans - sont jetées par Hollywood. Le documentaire de Rosanna Arquette, "À la recherche de Debra Winger" parle très bien de ce phénomène...
RépondreSupprimerMerci - oui, je connais ce documentaire ; en contre-exemple, on peut citer la carrière de Meryl Streep... Mais le 'jeunisme' demeure un fait : raison de plus pour célébrer les actrices d'hier et d'aujourd'hui, au-delà de leur âge, qui leur confère parfois (souvent ?) une vraie beauté 'naturelle'...
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