Bates Motel : La Maman et la Putain
On s’attendait à suivre la jeunesse d’un assassin : on découvre un
attachant portrait de femme, bien servi par une belle actrice – bref retour au
mythique motel, suite à sa diffusion sur D17.
Que Norman Bates réintègre le petit
écran après son passage par le grand, sous la forme d’une franchise sans doute
à réévaluer, loin de l’ombre castratrice de sa matrice, ne surprend pas et ne
choque guère : Hitchcock considérait Psychose comme un téléfilm de luxe,
tourné à peu de frais, avec une équipe réduite, dans l’économie et l’esthétique
particulières du noir et blanc. Film de détente
et de transition après le diptyque platonicien en couleurs Sueurs froides/La
Mort
aux trousses, avant le choc animalier des Oiseaux, le premier
chapitre de la saga du tueur féru de taxidermie, au visage de garçon d’à côté,
entretient des liens évidents avec sa série TV qui s’achève, Alfred
Hitchcock présente. La salle de cinéma, les artifices du spectacle payant
et « délocalisé » (de surcroît en VistaVision) ne semblaient plus
suffire au cinéaste, qui entendit conquérir le territoire domestique, envahir
la sphère privée de son humour noir et de ses terreurs nocturnes. La petite
lucarne, avec ses fragments narratifs assimilables à des nouvelles, avec la
découpe rythmique de la publicité, offre un confortable champ d’expérimentation
et de revenus, renforçant la proximité avec le (télé)spectateur, non plus salué
par une mise en abyme au détour d’un plan – la fameuse apparition-signature – mais
regardé directement dans les yeux, avec des prologues et des épilogues
d’anthologie, mélange d’autopromotion, de dérision et de bonhomie.
La série Bates Motel possède un look et une saveur vintage, mais la technologie contemporaine (les incontournables
cellulaires) et sa galerie de personnages lycéens l’ancrent définitivement dans
l’aujourd’hui de la fiction, avec un double « cœur de cible » :
à la fois les cinéphiles, qui connaissent les vieux films d’hier (ceux que Norman visionne chez lui ou à
l’hôpital, images en bichromie « où tout le monde paraît heureux »)
et la génération numérique, adolescente, portée rajeunie mais tout aussi
friande de frissons mainstream –
comprendre, tout sauf graphiques ou s’égarant vers le torture porn, mode
passagère vite remplacée par celle de l’effroi minimal, paupérisé, des caméras
de surveillance, du type Paranormal Activity et consorts –
que ses aînés riant jaune aux jeux méta de Kevin Williamson dans Scream,
sa propre franchise. Nul hasard si ce Bates 2.0 dégage un parfum juvénile de
tension sexuelle et de marivaudages amoureux (Norman succombera-t-il au corps
ou à l’esprit de ses deux camarades, qui le désirent chacune pour la même
raison, sa différence par rapport aux
autres mâles tiraillés par la puberté ?) tel que repérable naguère dans Dawson,
autre rejeton, déjà cinéphile, de Williamson. Plus encore que l’empreinte de
Carlton Cuse, producteur renommé auquel on devait le sympathique Nash
Bridges, sur les aventures d’un flic et de sa fille à Frisco (la ville
de Vertigo,
of course), Bates Motel doit
probablement sa qualité « féminine » à Kerry Ehrin, l’autre face du
binôme, décrivant la relation entre Norma et sa mère comme « très
intense » et justifiant sa présence sur le projet par cette intensité.
La meilleure part des trois premiers
épisodes vus hier soir en VO sur la TNT réside bien à ce niveau, dans le couple
que forment Norma & Norman, à peine séparés par une consonne (et quelques morts
violentes les liant à jamais). Rien de normal
entre eux, pourtant, malgré ce que prétend Norma, rien d’innocent dans la
promiscuité d’un regard, d’une étreinte, d’un corsage noir ajouré qui dévoile
la nudité blanche du dos maternel : le demi-frère de Norma, paria rejeté,
s’en moque ouvertement, lui qui appelle sa génitrice démissionnaire par son
prénom et leur souhaite le bonjour du matin par un « Alors, Monsieur et
Madame Bates, vous allez bien ? » Bien sûr, dans cette maison qui ne
leur appartient pas, payée avec l’assurance-vie du père décédé dans d’étranges circonstances, réclamée avec
agressivité par son ancien propriétaire spolié par les banques – la série
dresse aussi par la bande un constat de « l’horreur économique » de
notre temps, développant les soucis financiers esquissés par le film –, rien
ni personne ne va correctement et il ne faut pas attendre longtemps pour que
l’intimité nouvelle vole en éclats sous le viol et le meurtre puis le retour
de l’intrus, modulant les fables morales sur le territoire (du foyer, du corps
chéri), prégnantes dans l’imaginaire et la psyché US (cf. Les Chiens de paille, par
exemple). Le fils amoureux de sa mère la défend d’ailleurs avec un fer à
repasser, symbolisme ménager brouillant les identités sexuelles…
Si la série s’écarte vite de l’aura
gothique, hypnotique, de Psychose, pour s’orienter sur la
voie balisée d’une parabole à propos de l’illusoire normalité d’une petite
communauté rurale, sur les apparences trompeuses de la tranquillité loin de la
jungle des métropoles, le tout sur un fond de culture de cannabis,
d’immigration, de trafic d’êtres humains et de policiers criminels, autres
marqueurs de la modernité (le carnet de croquis trouvé par Norman transforme le
calvaire des esclaves chinoises en story-board animé, en écho à celui de Saul
Bass sous la douche, astucieux clin d’œil parmi ceux lancés au chef-d’œuvre drolatique
et barbare du « maître du suspense », mais révèle aussi l’obsession
du fils déviant adorable, qui substitue, le temps d’une image presque subliminale, le corps sacré de sa mère à celui, menotté, supplicié, des étrangères
égarées dans leur Eldorado), ainsi qu’immortalisée par Twin Peaks, elle vaut principalement pour la présence de Vera Farmiga (productrice itou de la deuxième saison), qui
déploie les facettes de son personnage – et l’étendue de son talent – dans le
rôle complexe de Norma, bien modelé jadis par Olivia Hussey dans le
recommandable Psychose 4 écrit par Joseph Stephano (jamais si bien servi que
par lui-même), l’auteur du scénario original, réalisé par Mick Garris, pas encore à l’initiative des Masters of Horror, pour la TV (on pense parfois
à l’irrésistible folie de Rebecca De Mornay dans Mother’s Day).
Dans sa (fausse) blondeur
hitchcockienne, la comédienne se situe quelque part entre Jocaste et une desperate housewife venue d’Arizona (où s’étreignaient Janet Leigh & John
Gavin, dans une chambre d’hôtel de Phoenix la mal nommée, condamnés par les
notes funèbres de Bernard Herrmann), sûre de son désir résilient, prête à tout sacrifier
pour repartir à zéro, porteuse dans sa chair de blessures érotisées (Crash ?)
encore secrètes, animée d’un appétit de vivre proche de celui d’une mante
religieuse. Les Arnaqueurs de Frears, d’après Jim Thompson, proposait un
remarquable tableau maternel porté par Anjelica Huston, étonnante de sensualité
perverse et manipulatrice. La performance de Miss Farmiga la rejoint souvent,
notamment dans une scène très réussie : ensemble dans le même bateau,
littéralement, Norma & Norman s’avouent leur amour, en citant Jane
Eyre et, accessoirement, Péché mortel ou Une place au soleil,
puisque un cadavre occupe le fond de la barque. « Je suis la pire des
mères », dit-elle, à quoi il répond « Tu es tout ». Amour inconditionnel
et impossible entre le meilleur fils et la mauvaise mère, scandale de la
déclaration « naturelle », grand lac du sperme et du sang où tous deux risquent
de se noyer : on ne peut que souhaiter à la série de développer ce mélodrame
banal et extraordinaire, cœur noir de la fable, puits insondable qui alimente
les vrais enjeux, humains, trop humains, sous le vernis consensuel et convenu
de l’intrigue, jusqu’à faire, qui sait, de cette Norma Bates la digne descendante
d’une certaine Médée, désormais iconisée dans la lueur attractive et crue du
néon d’une enseigne – celui de Judy redevenue Madeleine…
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